Le musée Picasso vient nous rappeler un temps où les artistes furent pourchassés et leurs œuvres mises à l’index parce que non conformes aux diktats du régime nazi. En 1937, s’ouvrit à Munich une exposition de 1200 œuvres d’un art dit « dégénéré » par les nouveaux maîtres de l’Allemagne. En un parcours didactique, l’exposition nous présente tous les thèmes qui agitèrent alors le monde l’art. En nos temps troublés, ce rappel trouve une étrange résonance.
Exposition « L’art dégénéré : le procès de l’art moderne sous le nazisme » au musée Picasso Paris, jusqu’au 25 mai 2025
Vue in-situ de l’exposition. À gauche : Vassily Kandinsky. Paysage avec cheminée d’usine, 1910 (© Solomon R. Guggenheim Museum). Au fond : Pablo Picasso. La Famille Soler, 1903 (© Musée des Beaux-Arts, La Boverie Liège / Succession Picasso, 2025). Ph. : Vinciane Lebrun / Voyez-vous.
Emy Roeder, Schwangere, 1918 © Museum im Kulturspeicher Würzburg, estate of Emy Roeder / Ph.: Achim Kleuker

George Grosz. Metropolis, 1916 – 1917 © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid / Adagp, Paris, 2024

Ernst Ludwig Kirchner. Rue à Berlin (Rosa Straße, 1913 © Museum of Modern Art, New York

Pablo Picasso, Femme s’essuyant les pieds, 1921 © Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe / Succession Picasso 2024

Paul Klee, Sumpflegende [Légende du Marais], 1919 © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München und Gabriele Münter

Emil Nolde. Rencontre sur la plage (Bergegnung am Strand), 1909 © StiftungSeebüll Ada und Emil Nolde, Neukirchen / Ph. : D.R.

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Une piqûre de rappel. En 1937, à Munich, berceau du nazisme, s’est ouvert une exposition de 730 œuvres, dues à 112 artistes, sous le titre « Art dégénéré » (Entartete Kunst). Des œuvres choisies parmi les 20 000 que les nouvelles autorités avaient saisies dans les musées allemands. Certaines des œuvres saisies furent vendues aux enchères et 12 500 furent détruites ! Des œuvres considérées par les nouveaux maîtres de l’Allemagne comme étant une menace à la « pureté » allemande. Tous les courants du moment furent concernés, expressionnisme, dadaïsme, surréalisme et art abstrait. Parmi les artistes mis à l’index, on relève les noms de Dix, Kirchner, Kandinsky, Nolde, Klee, Marc, Schwitters, Metzinger, Gleizes, Mondrian, Chagall et… Picasso.
Une exposition qui voyagea ensuite dans 11 villes allemandes. Il s’agissait d’éduquer le « goût allemand » en dénonçant les avant-gardes artistiques comme étant un art corrompu par les artistes juifs… qui, étonnement, n’étaient qu’une dizaine sur les 112 artistes exposés. Une exposition qui attira plus de 2 millions de visiteurs. Pour cette exposition, ici, au musée Picasso, ont été rassemblées des œuvres présentes, pour certaines, à l’exposition de 1937 et plus largement des peintures et sculptures confisquées aux musées allemands durant cette campagne contre cet art dit dégénéré.
Otto Dix. La Fin de journée des ouvriers de la métallurgie (Feierabend Eisenarbeiter), 1923 © Kunstmuseum Bern / legs Cornelius Gurlitt / Ph.: D.R.
El Lissitzky. Proun 2 (Construction), 1920. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition Entartete Kunst, Hambourg 1938 © Philidelphia Museum of Art / A. E. Gallatin Collection / Ph.: D.R.
L’exposition est surtout, et avant tout, la présentation du contexte historique et tend à prouver – si besoin était – du pouvoir de l’art (de tous les arts) comme approche pour dénoncer, critiquer ou s’affranchir d’une politique ou d’un courant de pensée, et donc combattu par des régimes forts, autocratiques, dictatoriaux ou théocratiques. Ce qui prouve de son importance lorsque celui-ci n’est pas dans la ligne d’un pouvoir. Ici, il s’agissait de combattre un art selon eux produit par des « idiots », des « malades mentaux », des « criminels », des « spéculateurs », des « juifs », ou des « bolchéviques ». Une succession d’anathèmes qui donnent à voir, en un effet miroir inversé, de l’importance de cet art.
Une histoire commencée au XVIIIe siècle
Les œuvres et les documents présentés dans cette exposition sont les témoins de cette histoire. Une histoire, apprend-on, qui fait remonter le concept de « dégénérescence » à la fin du XVIIIe siècle. « Cette notion est étroitement liée à la théorie de l’évolution qui introduit l’idée d’une espèce humaine, non plus immuable, mais instable biologiquement à travers le temps. ». Dans la quête d’une race aryenne « pure », l’art des débuts du XXe siècle, avec l’apport de l’expressionnisme, du cubisme et de toutes abstractions, était alors considéré comme les symptômes visibles et les vecteurs de pathologies qui risquaient de contaminer la société.
Otto Dix. Portrait du peintre Franz Radziwill (Bildnis des Malers Franz Radziwill) 1928 © Kunstpalast Museum Düsseldorf / Ph.: D.R.
Vincent van Gogh. L’Arlésienne, 1888 © Musée d’Orsay, Paris / Ph.: D.R.
Une sélection d’œuvres vient appuyer les thématiques de chaque salle. À commencer par une évocation de cette exposition, suivi du concept de « race et pureté » une théorie qui était la pierre angulaire de ce régime qui condamna non seulement les artistes, mais aussi les galeristes et collectionneurs juifs comme les agents d’une corruption généralisée et devinrent la cible des attaques les plus violentes. Parallèlement, la même année était inaugurée, à Munich, la « Große Deutsche Kunstausstellung » (« Grande exposition d’art allemand »), qui incarne la nouvelle esthétique nationale-socialiste, le contre-modèle de l’exposition de Munich. Comme le notait Johann Chapoutot, historien, spécialiste de l’Allemagne (1) : « Dans la double exposition de 1937, l’exposition de l’art sain, de l’art naturel, de l’art racial, l’art allemand d’un côté, enraciné dans sa longue histoire depuis la Grèce, et de l’autre côté cette exposition de l’art dégénéré : ce qui est intéressant, c’est que l’on montre les deux en même temps. »
Confisquées et… vendues !
Est abordé aussi le commerce de cet « art dégénéré » avec lequel Goebbels voit, dès 1937, une façon lucrative de rentabiliser les confiscations et les purges des musées allemands. Pour exemple, une vente en juillet 1939, par la Galerie Fischer, de « Peintures et sculptures des maîtres modernes des musées allemands » constitue l’opération de la plus grande ampleur dans ce domaine. 125 œuvres de Van Gogh, Matisse, Gauguin, Beckmann ou Kandinsky sont ainsi mises aux enchères, dont quatre œuvres de Picasso. Ce qui n’empêcha nullement, en octobre 1941, un groupe d’artistes français, dont André Derain, Maurice de Vlaminck ou Kees Van Dongen, de se rendre en Allemagne pour un voyage officiel à l’invitation du régime nazi. Cette exposition au musée Picasso vient à point nommé en nos temps troublés.
(1) La Révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2017
Musée Picasso, 5 rue de Thorigny (3e).
À voir jusqu’au 25 mai 2025
Du mardi au vendredi : 10h30 – 18h
Fermé le lundi
Accès :
Métro : ligne 8 stations Saint-Sébastien-Froissart ou Chemin Vert
Bus : 20 : Saint-Claude ou Saint-Gilles Chemin Vert, 29 : Rue Vieille Du Temple, 65 : Rue Vieille Du Temple, 75 : Archives – Rambuteau, 69 : Rue Vieille du Temple – Mairie 4e et 96 : Bretagne
Site de l’exposition : ici
Catalogue
L’Art « dégénéré ». Le procès de l’art moderne sous le nazisme
Sous la direction de Johan Popelard
Editions GrandPalais RMN Editions / Musée Picasso-Paris, 2025
256 pages / 39 euros