Nous sommes en 1947, le monde n’est plus comme quelques années auparavant. Les Alliés, aidés par les États-Unis, ont vaincu les puissances de l’Axe et le monde est désormais coupé en deux après que chacun ait regagné ses pénates. La Guerre froide, qui va émailler la vie du monde pour les prochaines décennies, se met en place. Curieux d’aller voir comment vivent ces alliés encore peu connus de l’autre côté du Rideau de fer, l’écrivain John Steinbeck (Les Raisins de la colère, Des Souris et des hommes ou À l’est d’Eden entre autres) décide d’aller y voir de plus près, accompagné du photographe Robert Capa (à qui ont doit, entre autres, la plus célèbre photo du Débarquement, comme le plus mythique cliché de la Guerre d’Espagne). Ils sont deux en assignment pour le New York Herald Tribune.
Steinbeck et Capa se sont rencontrés à Londres en 1941 et partagent une même vision humaniste et progressiste. C’est dans un climat de méfiance et de montée de l’anticommunisme (maccarthysme) que nos deux compères décident de se rendre en URSS afin de tenter de tordre le cou à la « mosconémie aiguë, état qui autorise les croyances les plus absurdes… ». Il faut dire que la fascination et la curiosité – un brin morbide – pour les régimes autoritaires et leurs exactions réconfortent souvent ceux qui ont la chance de vivre en démocratie, d’autant qu’à l’époque, on doutait fort de la propagande venue de l’est et relayée, à grands renforts de superlatifs, par les partis communistes occidentaux. Steinbeck et Capa, semble-t-il, s’embarquent sans (trop) de préjugés et de parti-pris pensant, avec raison, « que les Russes sont un peuple comme les autres – et d’ajouter – il y a sûrement quelques brebis galeuses parmi eux ». Une sentence prémonitoire à l’aune de ce qui se passe actuellement.
Nos deux amis vont aller prendre le pouls de cette URSS, à Moscou d’abord, puis vont entamer un long périple qui va les mener à Stalingrad (aujourd’hui Volgograd), puis à Tbilissi en Géorgie, Kiev en Ukraine (ces deux pays faisaient alors partie de l’URSS) et quelques autres endroits où l’on les « trimballe » pour leur faire admirer les « réalisations grandioses » du socialisme soviétique : barrages, kolkhoses modernes, usines. « Bien sûr, ils nous ont fait leur cinéma – dira Capa – ils ont mis leurs plus beaux habits… Mais quelle réalité se cache derrière tout ce cinéma ? » s’interrogera le photographe. De plus, être cornaqué par un « guide » agace Capa qui aimerait bien aller gambader seul et ailleurs pour ausculter plus en profondeur, et dans la réalité, le quotidien des Russes… mais « le photographe est un suspect que l’on surveille partout où il va ».
Un pays merveilleux ?
Il en résulte un voyage d’un autre temps dans un pays merveilleux où l’on chante, danse, moissonne dans la joie et où les enfants, comme leurs parents, sont heureux. Naturellement, le talent de Capa permet quelques fois de déceler une certaine ironie sous l’impeccable glacis du monde enchanté qu’une propagande d’état tentait de lui faire avaliser. Le texte de Steinbeck, lui, s’il est factuel, est, on s’en doute, plus libre dans son constat qui prend des chemins de traverse. L’assemblage des deux renforce très nettement l’écart qu’il y a entre une communication visuelle, cadrée et surveillée et le ressenti dans une écriture faite à postériori. Cela renforce le message que les deux délivrent tant il existe parfois une réelle dissonance entre le texte et l’image. Une étonnante plongée dans un passé, qui peut sembler lointain et qui tendait à s’effacer de la mémoire collective, mais réanimé de nos jours par certaines autocraties qui, à la différence de l’URSS d’alors, ne cherchent, semble-t-il nullement à polir leur image, comme le pays de Staline cherchait à tout prix à donner au monde une image des plus reluisantes de son système… L’ouvrage paraîtra aux États-Unis en 1948 et paraît ici pour la première fois, en français, dans son intégralité.
Malgré tout, Capa réussira à « voler » une image qui n’était pas dans celles à montrer, une autre face du décor : une jeune femme fouillant dans un tas d’immondices à Stalingrad. Une image sur les 4000 qu’il rapportera de leur voyage. Naturellement, cette image, comme une centaine d’autres, sera supprimée par la censure avant leur départ. On leur remettra le reste, dans une boite scellée, sur le tarmac juste avant le décollage de leur avion de retour. Et Nicolas Werth, spécialiste de l’histoire soviétique, qui signe un très intéressant texte en préliminaire de l’ouvrage, s’interroge : « Sans doute, nos voyageurs avaient-ils en vue les séquelles de la plus terrible guerre que le siècle avait connue… Quant à l’autre guerre menée par l’État soviétique contre son propre peuple, qu’en savaient-ils ? » … Une constatation qui reste très actuelle…
Journal Russe
Texte de John Steinbeck, photographies par Robert Capa
Préface Nicolas Werth, traduction par Philippe Jaworski
Éditions Gallimard. 304 p., 70 photos, 38€