Peintures sur papier
L’œuvre sur papier est peut-être la facette la moins connue du travail du peintre des « outrenoirs » et pourtant elle a une part tout aussi importante dans son œuvre. Tout au long de sa carrière, ce travail sur le papier, des premiers brous de noix aux encres et gouaches des dernières années, l’occupa au quotidien jusqu’à, certaines années, occulter son travail sur la toile. C’est à la (re)découverte de ce pan primordial de l’œuvre de Pierre Soulages que nous convie le musée du Luxembourg en une rétrospective d’importance.
Exposition Soulages, une autre lumière au musée du Luxembourg jusqu’au 11 janvier 2026.
Vue de l’exposition Soulages. Scénographie Véronique Dollfus. À droite, photo de Soulages dans son atelier en 1967 © Didier Plowy pour le GrandPalaisRmn, 2025. Photo de droite : © Manuel Litran / Paris Match.
Ses œuvres sur toile – qui affichent des records en vente – sont l’arbre qui cache la forêt de son travail sur papier. Un pan de son œuvre tout aussi important comme l’est son travail de graveur et lithographe. Ajoutons à cela ses sculptures, dernier pan de son œuvre, très méconnu. C’est à découverte son œuvre sur papier que nous propose, en cette rentrée, le musée du Luxembourg, dans une présentation forte de 130 œuvres dont une trentaine d’inédits provenant, en grande partie, de la collection privée de Colette Soulages, son épouse.
L’exposition est d’autant plus importante que son œuvre sur toile, et surtout le discours sur ses fameux « outrenoirs », a occulté cette part importante, voire primordiale, de son œuvre. Lui, disait volontiers qu’il n’y avait pas de hiérarchie entre son travail sur papier et celui sur toile. Cette présentation le prouve largement si besoin était.
Brou de noix sur papier, 1954 © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Audrey Laurans / dist. GrandPalaisRmn / © ADAGP, Paris, 2025
Huile et encre sur papier, 1961 © Courtesy Galerie Applicat-Prazan / © ADAGP, Paris, 2025
Le papier a toujours été le territoire intime de Soulages. Sur les 800 peintures sur papier qu’il a produit depuis 1946, il n’en a montré qu’un tiers environ entre autres dans deux expositions à la Galerie de France en 1963 et 1977. Cette présentation ici au musée du Luxembourg est la première présentation de son œuvre sur papier dans un musée parisien, suite à une première exposition, en 2016, au musée d’Antibes.
Ce travail sur papier est de l’ordre du « domaine d’abord privé d’exercice de sa créativité – écrit Pierre Encrevé (1) le fidèle et regretté exégète de l’œuvre du peintre – un territoire pour soi ou faire jouer en toute liberté à tout époque, de son travail, les prises et surprises, de la lumière et de son absence ». Cet œuvre sur papier, il le commence en 1947 avec ce fameux « brou de noix » qui lui ôtait les contraintes de l’huile et de la toile.
Ses « papiers » sont en cela à la fois plus libres et plus dynamiques. Le geste primant sur ce que l’on connait de lui : la recherche de la lumière. Le papier et son média (brou de noix ou huile) est une proposition frontale. « C’est avec les brous de noix de 1947 que j’ai pu me rassembler et obéir à une sorte d’impératif intérieur. La vérité est que je me suis senti contraint par l’huile. Je l’avais pratiquée avant-guerre et je savais ce qu’elle imposait comme contraintes. Par impatience, un jour, dans un mouvement d’humeur, muni de brou de noix et de pinceaux de peintre en bâtiment, je me suis jeté sur le papier. » confiait-il à Pierre Encrevé (2). Si on date son « entrée » en art (il a refusé de faire les Beaux-Arts, bien qu’admis) en 1946, année où concomitamment il peint quelques toiles, c’est surtout, des œuvres sur papier que l’on considère comme vrai début de son œuvre. De plus, en utilisant ce produit qu’est le brou de noix, il affirmait une indépendance par rapport aux technique couramment employées.
Vue de l’exposition Soulages. Scénographie Véronique Dollfus © Didier Plowy pour le GrandPalaisRmn, 2025
Ce deuxième œuvre, il n’a jamais cessé d’y travailler, de 1947 à 2004, parallèlement à son travail sur la toile. Il y a même des années où il ne produira quasiment pas d’œuvres sur toile mais un grand nombre de papiers, comme en 1977 où il ne peint que trois œuvres sur toile mais produit une centaine d’œuvres sur papier ! Ce qui caractérise le plus ses œuvres sur papier c’est l’emploi de ce brou de noix, un colorant extrait de l’enveloppe qui contient la noix, « matériau grossier et vulgaire… non conventionnel, banal et bon marché » comme l’écrit Pierre Encrevé (1) mais qui permet des jeux de transparence et d’opacité en fonction de son délayage. C’est un colorant à la teinte brune est essentiellement utilisé en menuiserie qu’il emploiera dans ses premiers papiers de 1947 à l’orée des années 60.
Une production intense
Quant au format, si ses œuvres sur toile ne semblent n’avoir pas de limite ni de contrainte, son travail sur papier est lui limité par les formats de papier existant dans le commerce du simple « raisin » au magnifique « grand aigle ». Et enfin, à contrario de ses huiles sur toile, surtout celle fortement « chargées » de peinture et nécessitant (surtout dans la période des « outrenoirs ») un temps avant d’être retravaillées ; ses œuvres sur papier sont réalisées très vite, on sent le geste qui cherche une certaine stabilité dans les tracés. « Si ma peinture ne rencontre pas l’anecdote figurative, elle le doit, je crois, à l’importance qui y est donnée au rythme, à ce battement des formes dans l’espace, à cette découpe de l’espace par le temps. » confie-t-il alors (3). Un travail qui permettait d’enchaîner papier après papier… quitte à faire le tri ensuite sur ceux à garder ou à jeter. Et d’après Encrevé quelquefois la majorité d’un travail journalier passait à la corbeille !
Très vite reconnu internationalement
Dès 1948 son travail est reconnu dans cette période de montée en puissance de l’abstraction tant en Europe (Hartung, Mathieu, Da Silva, Manessier, Degottex, Fautrier, Schneider, Tàpies, etc.) que l’émergence d’une école de l’abstraction aux États-Unis (Rothko, Pollock, Kline, Still, Motherwell, etc.). Une période qui inscrit de suite Soulages – qui a tout juste 30 ans – parmi les novateurs de ce tournant de l’art du XXe siècle. Lors d’une exposition en Allemagne sous le titre Französiche Abstrakte Malerei (Peinture abstraite française) il fait partie des dix artistes sélectionnés dont il est le benjamin. Il y expose quelques toiles et œuvres sur papier. De plus, c’est l’un de ses brous de noix qui est choisi pour illustrer l’affiche !
Brou de noix sur papier, 1946. Collection C.S. © Adagp, Paris, 2025 / Photo Vincent Cunillère
Gouache et encre sur papier, 1978. Collection C.S. © Adagp, Paris, 202 / Photo Vincent Cunillère
Tout au long des salles, l’expo déroule le travail sur papier du peintre de façon chronologique ce qui permet de suivre les choix radicaux de son travail. Les grands brous de noix des débuts et des années 50 lui permettent d’acquérir une visibilité internationale surtout parmi les amateurs et collectionneurs américains qui y voit une concordance dans l’air du temps avec l’art de Kline et Motherwell et autres tenants de l’abstraction lyrique. « Son œuvre est complètement ancrée dans l’histoire de l’art avec des repères précis correspondant à des périodes précises : l’art d’après-guerre, l’éclosion d’un nouvel art abstrait en France et aux États-Unis, etc. D’autre part, Soulages est aussi un artiste qui a participé activement à la création contemporaine du fait de sa longévité et du renouvellement de son œuvre. » dixit Alfred Pacquement (4), président du musée Soulages de Rodez et commissaire de l’accrochage.
Le retour du brou de noix
Arrivent les années 60 et la construction de son mythique atelier à Sète, au-dessus du cimetière marin cher à Paul Valéry. Ces années-là confortent aussi son image aux États-Unis avec plusieurs expositions et Paris lui offre une rétrospective au Musée national d’Art moderne ainsi qu’une présentation de ses papiers à la Galerie de France, galerie la plus en pointe alors pour la jeune scène française. L’encre noire et quelques fois la gouache remplacent très souvent le brou de noix et Soulages joue alors avec le contraste des noirs et blancs. La décennie suivante voit l’importance de la place prise par les œuvres sur papier. En 1973 et 1977 il délaisse le travail sur toile pour le privilégier et l’on voit, pour la première fois une autre couleur (le bleu) faire son apparition sur des œuvres autant sur papier que sur toile
Mais si le reste des décennies, il semble avoir complètement oublié le brou de noix, il fait étonnement sa réapparition de façon timide dans certains papiers de la fin des années 70 puis, de plus en plus, il revient en force dans les années 90 et jusqu’en 2004, dans une centaine d’œuvres ! Le geste est alors oublié pour des aplats, jouant sur la dilution pour créer des effets de transparence. On voit aussi apparaître, ces dernières années, des œuvres sur toile comme sur papier, un travail sur des contrastes purs entre noir et blanc. Une nouvelle manière tout à fait inédite jouant par empreintes noires aux contours déchiquetés et même de collages de papiers qui, déchirés, laissent voir le fond blanc du papier ou de la toile.
Ne jamais se reposer sur ses lauriers en une recherche constante qui l’anima toujours, l’art de Soulages est fort de huit décennies d’innovation. Il n’a jamais eu de cesse d’affirmer sa singularité et son désir d’innover. Il confiait lors d’un entretien (5) : « Ce qui échappe aux mots, ce qui se trouve au plus obscur, au plus secret d’une peinture, c’est cela qui m’intéresse. »
- Pierre Encrevé in 90 peintures sur papier. Gallimard, 2007
- in L’Œuvre complet, tome 1. Éditions du Seuil, 1994
- Pierre Soulages, un atelier à Sète, ORTF Terre des arts, réalisateur Michel Mitrani, diffusion 9 avril 1961.
- Interview in AMA n° 349 juillet 2023
- Entretien avec Léone Granville in Plaisir de France, 1972.
Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard (6e).
À voir jusqu’au 11 janvier 2026
Ouvert du lundi au dimanche de 10h30 à 19h30, nocturne le lundi jusqu’à 22h.
Accès :
RER : ligne B, arrêt Luxembourg (sortie Jardin du Luxembourg)
Métro : ligne 4, arrêt Saint Sulpice ; ligne 10, arrêt Mabillon ; ligne 12, arrêt Rennes
Bus : lignes 58, 84, 89, arrêt Musée du Luxembourg ; lignes 63, 70, 86, 96 arrêt Église Saint Sulpice
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Soulages. Une autre lumière. Peintures sur papier
Sous la direction d’Alfred Pacquement
208 pages. 45 €
Soulages. Papiers
Catalogue de l’exposition au musée d’Antibes en 20216
Co-édition Musée Picasso, Antibes / Hazan, Paris
160 pages. 25 €