Gutai, cela ne vous dit peut-être rien. Et pourtant ce mouvement informel d’un art concret vit le jour au Japon au milieu des années cinquante et irrigua de ses préceptes tout ou partie de l’art occidental de la seconde moitié du XXe siècle. De Dubuffet à Pollock beaucoup se revendiquent de son héritage. Le musée Soulages de Rodez nous expose une quarantaine d’œuvres de ce mouvement qui bouleversa tous les codes.
Posté le 18 août ➡ 4 novembre 2018
Shiraga Kazuo , Tenkansei Nyûunryû, 1962 ©Collection of Hyogo Prefectural Museum of Art (The Yamamura Collection)
Shimamoto Shôzô peignant en 1955 © Shimamoto Shôzô association, Milano

Motonoga Sadamasa, sakuhin (oeuvre) 1962 © Hyôgo prefectural museum of art, collection Yamamura

Uemae Chiyû, Sakuhin, (oeuvre), 1958 © Collection of Hyogo Prefectural Museum of Art / Chiaki Uemae 2018

Shiraga Kazuo « Lutter dans la boue, Challenging Mud », performance, 1956 © The Former Members of Gutai Association, Museum of Ashiya

Murakami Saburo, Work, 1960 © Tomohiko Murakami, Courtesy of the Estate of Saburo Murakami and ARTCOURT Gallery

Shiraga Kazuo peignant avec les pieds, s.d. © Les Abattoirs Musée – Frac Occitanie Toulouse

On peut trouver toutes les justifications pour exposer en un lieu définit dont la destination est bien spécifique, un ensemble qui peut soudain paraître incongru. On peut se poser la question du lien entre Soulages et le mouvement Gutai (ou Gutaï), entre Kôbe au Japon et Rodez en Aveyron. Et pourtant ces liens, ténus certes, existent et donc justifient cette présentation, dans les blocs d’acier corten du musée Soulages, de ces œuvres, d’une abstraction fougueuse, dûes à des artistes qui œuvrèrent, dans les années 50-70, de l’autre coté du monde, au Japon.
Déjà la chose est politique puisque la province de Hyôgo est jumelée avec le département de l’Aveyron dont « les échanges sont fréquents, les solidarités réelles » nous apprend-t-on et que, suite à une visite du musée Soulages par les édiles japonaises, il fut décidé qu’une politique d’échanges serait mise en place. Dans l’autre sens, très tôt, les époux Soulages se rendirent au Japon et ce dès 1958 à l’occasion de sa participation à la Biennale Internationale de Tokyo et découvrirent Gutai, mouvement iconoclaste au possible.
Soulages et le Japon c’est donc une longue histoire. Notre peintre y exposa à plusieurs reprises et même très tôt donc. Il fut même fait « trésor vivant » en 1992 recevant des mains de l’empereur Akihito le Praemium Imperiale donnant au peintre français une aura considérable au pays du Soleil levant (n’hésitons pas sur le cliché) avec, à la clé, quelques expositions dans des musées japonais. Et enfin, cette exposition, ici à Rodez, qui entre dans le cadre du label « japonismes 2018 », label qui donne à notre pays quelques expositions autour du Japon cette année,… Mais, étonnement, une manifestation peu relayée et assez discrète.
Revenons à Gutai. Comme beaucoup de mouvement d’avant-garde, Gutai fut le fait d’une bande de jeunes – quoique son initiateur Jirô Yoshihara le soit moins – qui, comme dans la plupart des mouvements, voulaient faire du passé table rase. Écoutons Jirô Yoshihara qui, en 1956, déclarait : « Nous espérons qu’un esprit frais et vif continuera d’irriguer les expositions de Gutai et que les nouvelles découvertes de la vie de la matière s’accompagneront d’un cri retentissant ».
Il nous semble avoir déjà souvent lu ou entendu de telles paroles tout au long du siècle dernier. En fait Gutai est en cela novateur par sa radicalité et qu’il a irrigué beaucoup d’autres mouvements et pas seulement dans sa sphère d’influence, mais en occident aussi certains acteurs de la scène artistique se disent redevables de ce mouvement. À commencer,
Yoshihara Jirô, Sakuhin (oeuvre), 1961 © Hyôgo Prefectural Museum of Art, Kôbe
étonnement, par Dubuffet, Mathieu, Pollock et autre Tàpies. Gutai devient alors un des mouvements importants et fondateurs de l’art de la seconde moitié du XXe siècle.
« Un peu du bric à brac… »
Et si décoder Gutai, ce mouvement qui « tient un peu du bric à brac » dixit Benoît Decron, directeur du musée ruthénois, n’est pas des plus aisés, le mouvement ne professant aucun mot d’ordre artistique, car les pratiques de Gutai sont hors norme. Peinture sans pinceaux… et même avec les pieds dans le cas de Siraga ou avec une voiture télécommandée par Kanayama Akira ! Allez théoriser avec ça ?
Il faut dire que la naissance de Gutai en 1954, à moins d’une décennie après guerre, l’est dans un Japon défait qui se relève enfin et retrouve sa souveraineté. Avec la reconstruction, l’art se doit, lui aussi, de se renouveler, tache qui n’est pas des plus évidentes dans un pays dans lequel le poids de la culture et des traditions est lourd, respecté et plus prégnant qu’en Occident.
Pourtant, ce sont quand même ces traditions qui sont à l’origine de ce mouvement, créé vers 1954 par Jirô Yoshihara qui, dit-il, eu la vocation en regardant les calligraphies d’un moine et d’y trouver, au-delà d’une pratique très calibrée, un espace de liberté. Bien que plus âgé que les membres de Gutai, c’est pourtant lui qui porte sur les fonds baptismaux ce mouvement dont il rédige le manifeste dans une revue en décembre 1956.
Murakami Saburô, Passage 8 novembre 1994, Traversant les écrans de papier © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat
Mais avant ce manifeste, dans les pages de la revue Gutai, lancée en 1955, on pouvait lire : « L’art contemporain est un espace de liberté, et le plus apte qui soit à délivrer ceux qui traversent les difficultés de notre époque. Il est notre conviction profonde que la créativité permise par cet espace peut réellement contribuer au développement du genre humain ». Et l’auteur de préciser l’origine du nom choisi pour le groupe : « Par cette entreprise, nous voulons « concrètement » (gutaiteki ni) apporter la preuve de notre liberté d’esprit».
Une expression tous azimuts
Le mouvement, dont les caractéristiques semblent avoir dicté chez nous les préceptes de Surpports/Surfaces à venir, est résumable en quelques points : art éphémère (donc utilisation de la photo), performances, happening post-dada (qui restent pour des raisons qu’on imagine ce qui à le plus été relayé du mouvement), importance du matériau utilisé – bois, boue, pierre, fer blanc – à toutes fins de sculpture et peinture, au travail sur la toile de toutes manières (entailles, déchirures, brûlures, etc…) sans oublier toutes les expressions corporelles jouant sur tous les sens. Le tout, semble-t-il, sans aucun frein à l’expression des artistes Gutai. À l’image de cette première performance du groupe en 1955 au Japon dans laquelle Shiraga Kazuo prenait nu un bain de boue sous la pluie tandis que Murakami Sabura traversait un mur composé de couches successives de papier ! Dans la radicalité on ne pouvait alors
faire plus novateur ! Une performance qui fut rééditée au Centre Pompidou lors de l’exposition Le Japon des avant-gardes 1910-1970. Malgré tout, ce mouvement reste peu connu en France bien qu’une exposition, due à Daniel Abadie, lui fut consacrée au Jeu de Paume en 1999.
Et pourtant, Gutai reste confiné, malgré son importance, dans le landernau des mouvements artistiques d’avant-garde qui ont essaimé tout au long du siècle dernier. Raison de plus de se précipiter voir cette exposition qui décline en une quarantaine d’œuvres une belle sélection des trois époques ce que fut ce mouvement entre 1950 et 1970. Des créations de la première phase, marquées par l’action violente et la matérialité ; d’autres de la phase intermédiaire, dans sa conscience accrue de la picturalité ; mais aussi de la dernière phase, lorsque prédominent les structures géométriques. À travers ces œuvres, c’est toute l’évolution de l’expression Gutai que nous nous attacherons à reconstituer, nous explique Mino Yukata le directeur du musée d’art départemental de Hyôgo.
Somme toute, pour en revenir à notre interrogation première, inviter un tel mouvement d’avant-garde dans le musée qui abrite un autre chantre de cette avant-garde de la seconde moitié du siècle dernier devient une évidence. Gutai a toute sa place chez Soulages, l’un comme l’autre ayant forgé et assis cet art sur lequel nous vivons aujourd’hui et pour longtemps encore.
Musée Soulages
Jardin du Foirail, Avenue Victor Hugo, Rodez (12)
Ouvert le lundi de 14h à 19h, du mardi au dimanche de 10h à 19h et à partir du 30 octobre : du mardi au dimanche de 10h à 12h et de 14h à 18h
Site du musée : musee-soulages.rodezagglo.fr/