En nous conviant à admirer des chefs d’œuvre, le musée Picasso nous invite plutôt à réfléchir sur cette notion plus qu’à nous abreuver du meilleur de l’œuvre. Manquent à cette présentation les plus grands chefs d’œuvre de l’Espagnol. Mais l’esprit règne dans les salles dans lesquelles on découvrira pourtant des pièces maitresses.
Posté le 9 septembre ➡ 13 janvier 2019
Au mur : La Chèvre, Antibes, 1946, conservé au Musée Picasso, Antibes. Au milieu : La Chèvre, Vallauris, 1950, conservé au Musée national Pablo Picasso © Ph.: D.R. / Succession Picasso 2018
Jacqueline de la Baume-Dürrbach, tapisserie d’après Les Demoiselles d’Avignon, 1958 © Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso / Succession Picasso 2018

Arlequin assis, Paris, 1923 © Kunstmusuem Basel / Succession Picasso 2018

La Baignade, Paris, 1937 © Fondation Peggy Guggenheim, Venise / Ph. : D. Heald / Succession Picasso 2018

Pierre Reverdy, Le Chant des morts, 1948. Lithographies de Pablo Picasso, Tériade Editions © Musée national Picasso Paris / Succession Picasso 2018

Musicien, Mougins, 26 mai 1972 © Musée national Picasso-Paris / Succession Picasso 2018

Grande baigneuse au livre, Paris, 1937 © Musée national Picasso-Paris / Succession Picasso 2018

Interroger la notion de chef d’œuvre dans le foisonnement protéiforme du continent Picasso c’est comme dans tous choix faire preuve de subjectivité. Car c’est un peintre immense et quelle œuvre peut se prévaloir d’une telle assertion de chef d’œuvre et qu’est-ce qui n’en est pas un ? Dur question à laquelle ne répond naturellement pas cette exposition un brin fourre-tout dans laquelle sont convoquées certes des œuvres qui sont indéniablement importantes placées sur un pied d’égalité avec d’autres qui, dans le corpus picassien, le sont nettement moins. Tâchons de décortiquer le propos voulu par les commissaires de cet accrochage. Un choix éditorial étonnant puisqu’à contrario de son titre – aurait-il été choisi parce qu’accrocheur ? – on trouvera dans les salles non la notion de « chefs d’œuvre » comme on pourrait s’y attendre, bien qu’il y en ait quelques uns pourtant et l’œuvre de Picasso en regorge et pour tous les goûts – mais la déclinaison de thématiques exploitées en alignant des œuvres ayant chacune un dénominateur commun. Une telle dichotomie entre le titre est l’accrochage laisse perplexe. Pour les commissaires, il s’agit ici « d’en percer les mystères, de dépasser le poids écrasant de cette notion, pour pénétrer dans les coulisses de l’œuvre… »
L’accrochage s‘ouvre avec une évocation de l’ouvrage de Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu, que Picasso illustra en 1931 de gravures à la demande du marchand Ambroise Vollard. Un chef d’œuvre littéraire dans lequel, rappelons-le, un artiste nommé Frenhofer tente de réaliser l’œuvre absolue, le portrait d’une jeune femme (La belle noiseuse) dans laquelle on devrait sentir la vie palpiter sous la peau. Il pense y être arrivé ce qui n’est pas l’avis de deux observateurs, Poussin et Pourbus. Désespéré Frenhofer brûlera toutes ses toiles. Que Picasso ait merveilleusement illustré cette œuvre est indéniable, là à en déduire un parallèle entre Frenhofer et lui est autre chose, même si le thème de l’artiste et du modèle traverse toute l’œuvre.
La quête de Picasso, semble-t-il ne fut nullement de chercher à faire des chefs d’œuvre – même si beaucoup de ses œuvres en sont – mais s’apparente plutôt à une quête incessante d’exploration tant graphiques que plastique, à trouver des voies nouvelles, à travailler sur des digressions mais aussi
Science et Charité, Barcelone, 1897, une oeuvre peinte à l’âge de 16 ans et conservée au Musée Picasso, Barcelone © Succession Picasso 2018
à faire œuvre de sa vie et de son temps, des élans de son cœur à d’autres plus militants (cf. Le Charnier ou Guernica). Pierre Daix, qui a étudié l’homme et l’œuvre sur tous les plans est formel, et parlant des Demoiselles d’Avignon – une remarque que l’on peut extrapoler à l’œuvre entier : « N’oublions pas – écrit Daix – que Picasso ne sait pas où il va avec son grand tableau et qu’il ne le saura qu’au dernier moment… ». Le chef d’œuvre ne se construit pas sur la base d’une volonté affirmé comme le développe Balzac, mais chez Picasso semble le devenir avec des paramètres dont, la subjectivité, et les regards extérieurs sont les premiers d’entre eux.
Un monument dès… 16 ans !
Une halte devant Science et charité, cette énorme tartine peinte dans un goût des plus classiques mettant en scène au chevet d’une malade (beaucoup pensent à Conchita, la soeur cadette du peintre qui, malade, décèdera à 7 ans de la diphtérie), un médecin (posé par le père même du peintre) et une bonne sœur. L’œuvre – prêtée par le musée Picasso de Barcelone n’a jamais été exposée en France – est des plus académiques et a surtout comme valeur première d’avoir été peinte par un Picasso alors âgé de… 16 ans ! Ce qui prouve, si besoin était encore, de sa précocité et d’avoir en pleine adolescence déjà « absorbé » une bonne partie des leçons des anciens dont cette œuvre est surement le manifeste, la porte d’entrée vers son œuvre propre. Un chef d’œuvre ? Oui… de dextérité surtout.
Arlequin au miroir, Paris,1923 © Thyssen-Bornemisza / Succession Picasso 2018
S’ensuit effectivement l’incontestable chef d’œuvre qu’est Les Demoiselles d’Avignon, qui, comme chacun sait n’ont rien à voir avec celle qui dansaient sur le pont Saint Bénézet, mais fait référence à un bordel barcelonais situé rue d’Avignon. Bien qu’on ait pu lire çi et là que Les Demoiselles… est présenté, il n’en est naturellement pas question. Le tableau, l’un des clous du MoMA de New York est jugé, sinon intransportable (quoique, il est bien question de faire voyager la Joconde ô combien plus fragile !) du moins imprêtable (pardon pour ce néologisme) par le musée new yorkais dont il est un pôle d’attraction. On nous évoque donc ici non pas vraiment l’essence de l’œuvre – sinon quelques études préparatoires – mais surtout l’implication – courriers à l’appui – et l’entregent d’André Breton pour faire acquérir la toile – que Picasso stockait dans son atelier depuis sa création en 1907 – par le couturier Jacques Doucet.
Nous sommes en 1924 et l’œuvre, à cette date, n’avait donc toujours pas trouvé preneur. Le pape du surréalisme se portant garant, à juste titre, de l’importance de cette révolution, de cette œuvre monumentale dont il écrira qu’elle est « le centre de l’œuvre de Picasso, le cratère toujours incandescent d’où est sorti le feu de l’art présent ». Braque, plus prosaïquement aurait dit à Picasso : « Ta peinture, c’est comme si tu voulais nous faire manger de l’étoupe ou boire du pétrole ».
Arlequins et femmes à leur toilette
Deux thèmes nous accrochent ensuite l’un consacré aux arlequins tant il est vrai que cette vision des gens du cirque traverse une bonne partie de l’œuvre (1901 à 1935) dont il fera sur le long terme une véritable série. Et l’autre thème est celui des femmes à leur toilette, monumental papier collé le plus grands qu’il est exécuté. Là, parmi les arlequins présentés, d’évidence Arlequin assis et Arlequin au miroir, tous deux de 1923, sont à placer au rayon chefs d’œuvre en l’absence de Famille de saltimbanques peint au Bateau-Lavoir en 1905, pièce maitresse, chainon entre la période bleue et rose (toile de grande dimension conservée à la Nationale Gallery de Washington) qui, pour les mêmes raisons que Les Demoiselles…, n’a pas fait le voyage.
Le thèmes des baigneuses, autre thème récurrent de l’œuvre est représenté par l’accrochage des trois grandes baigneuses de 1937, rapatriées de Lyon, Venise (Guggenheim où les trois toiles ont été présentées ensemble en 2017 sur la thématique de la plage) et du musée Picasso parisien. Période des œuvres monumentales, minérales et qui, d’évidence en ces années-là dialoguent avec le surréalisme dont Picasso aura avec la bande de Breton un léger flirt mais n’épousera jamais totalement ni la manière ni l’esprit.
Les Femmes à leur toilette, Paris, 1937, conservé au Musée national Picasso-Paris © Succession Picasso 2018
Femmes à leur toilette représente trois femmes dans l’intimité de leur cabinet. Un assemblage sur toile d’une multitude de papiers collés, cette œuvre est le carton d’une tapisserie qui sera tissée aux Gobelins. Dans ces trois femmes certains ont voulu y voir les trois muses qui avaient alors traversé sa vie (Olga, Marie-Thérèse et Dora) mais rien n’infirme cette hypothèse. Disons simplement que là encore une grande dextérité fait de cette œuvre une pièce à part dans le corpus du peintre.
Étonnement une section est consacrée à Josep Palau I Fabre, qui ne présente pas d’œuvres mais, au travers d’une correspondance et d’ouvrages tente de relater la relation amicale entre ces deux
hommes. Poète et écrivain catalan, Palau I Fabre se lie d’amitié avec l’artiste au cours des années 1960. Il consacre plus de vingt ouvrages à Picasso et lui réserve une place de choix dans sa collection, aujourd’hui conservée par la Fundació Palau à Caldes d’Estrac, dans la province de Barcelone.
Sa Chèvre incontestable chef d’œuvre !
Signalons la présence de la sculpture La Chèvre qui, comme La Guenon et son petit, Petite fille sautant à la corde, est effectivement un chef d’œuvre fait d’un assemblage hétéroclite d’objets, panier en osier, pots, feuillage de palmier et autres carton et plâtre, qui prouve qu’en ces années à Vallauris, la sculpture retrouvait une place d’importance après la parenthèse de Boisgeloup. Une section sur la lithographie nous expose sa célèbre Colombe qui, après guerre, deviendra le symbole mondial de la paix et surtout l’ouvrage de Pierre Reverdy Le Chant des morts. S’il a beaucoup gravé pour des ouvrages, il est vrai que cet ouvrage est l’un des rares lithographié par Picasso. Autour de quelques bonnes feuilles sont accrochées, présentées comme des Pierre de Rosette en partie effacées quelques pierres qui n’apportent pas grand chose à l’ensemble. Une seule aurait largement suffit et aurait permis de s’appesantir un peu plus sur l’œuvre gravée de Picasso en présentant des ouvrage comme le Saint Matorel de Max Jacob son premier ouvrage illustré ou sa vision des Métamorphoses d’Ovide.
Avignon enfin, le mot est lâché qui fait référence à l’exposition qui eue lieu au Palais des Papes à Avignon en 1970 et qui présentait les dernières œuvres du maitre. Une période, celle des Mousquetaires entre autres, qui, longtemps, fut boudée et considérée comme le travail d’un vieux monsieur – Picasso avait alors 90 ans – un brin sénile. L’exposition fit grand bruit mais longtemps cette période, aujourd’hui avalisée par le marché et donc par les collectionneurs, trouve grâce et les chefs d’œuvre de cette période sont aujourd’hui, enfin, considérées. Mais pour autant supplante-t-elle des périodes précédentes qui n’ont pas droit de cité ici comme les natures mortes de la guerre et des années qui suivirent ? Alors que la station 9 de ce chemin de foi nous présente une multitude de petits objets, des babioles faites de capsule des petits papiers découpés et autres objets qui soudainement sont élevées au rang de chefs d’œuvre même si on y reconnaît l’esprit d’à-propos, un brin farce même de Picasso. Mais cela relève-t-il vraiment du domaine du chef d’œuvre ?
Trop de Picasso ?
Après une année autour de la Méditerranée (plus de 50 expositions !), l’œuvre de Picasso n’en finit pas d’être présentée avec des bonheurs comme des déceptions. Laurent Le Bon, qui préside avec application et ferveur aux destinées du musée Picasso de Paris, est le meilleur dir’com du peintre à n’en pas douter. Mais trop de Picasso ne risque-t-il pas, sinon de tuer, du moins de provoquer un effet contraire à celui recherché ? Et ce n’est pas terminé. Deux morceaux de bravoure sont attendus. Le premier au musée d’Orsay avec une évocation des périodes bleue et rose du malaguène dans laquelle plus de 300 œuvres (!) seront accrochées dont 160 provenant des réserves du
Les Trois Danseuses ou La Danse Paris, 1925. Conservé à la Tate Gallery, Londres © Succession Picasso 2018
musée Picasso de Paris avec, naturellement Laurent Le Bon en chef d’orchestre. Et ensuite, une (espérons) belle exposition à Beaubourg sur le cubisme, une chainon essentiel de l’art du XXe siècle, un mouvement radical initié par Georges Braque et… Picasso naturellement !
Musée Picasso, 5 rue de Thorigny (3e).
Du mardi au vendredi : 10h30 – 18h Samedis, dimanches et Jours fériés (sauf les lundis) : 9h30 -18h00.
Site du musée : www.musee-picasso.fr/