Inventé par Braque et Picasso, soutenu par le marchand Kahnweiler, l’aventure cubiste va révolutionner l’art au début du XXe siècle. Dans une remarquable exposition, le Centre Pompidou nous expose plus de 300 œuvres de ce mouvement radical qui ouvrit à l’art le siècle dernier.
Posté le 19 novembre ➡ À voir jusqu’au 25 février 2019
Pablo Picasso, Nature morte sur un piano, été 1911 – printemps 1912 © Nationalgalerie, Museum Berggruen, Berlin / Ph.: BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jens Ziehe / Succession Picasso 2018
Pablo Picasso, Autoportrait, 1907 © The National Gallery, Prague, 2018 / Succession Picasso 2018

Pablo Picasso, Pains et compotier aux fruits sur une table, 1908-1909 © Kunstmuseum Basel, photo Martin P. Bühler / Succession Picasso 2018

Pablo Picasso, Portrait d’Ambroise Vollard, hiver 1909-printemps 1910 © Musée des beaux-arts Pouchkine, Moscou/Bridgeman Images / Succession Picasso 2018

Pablo Picasso, Nature morte à la chaise cannée, Paris, printemps 1912 © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / M.Rabeau / Succession Picasso 2018

Georges Braque, La Guitare Statue d’épouvante, novembre 1913 © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Droits réservés / ADAGP, Paris 2018

Juan Gris, Poires et raisins sur une table, automne 1913 © The Metropolitan Museum of Art, New York

Cette histoire du cubisme est, à son origine, un jeu de billard à trois bandes : Picasso et Braque au chevalet et Kahnweiler comme promoteur. À eux trois ils ont inventé l’art du XXe siècle en créant, sinon le premier grand mouvement d’avant-garde du siècle, le plus important : le cubisme. Terme que l’on doit à un certain Louis Vauxcelles, critique très influent à l’époque, qui ironiquement donnera ce nom au mouvement dont il y voyait des compositions faites de cubes lors de l’exposition Braque chez Kahnweiler en 1908. Pour l’anecdote et toujours par dérision c’est le même critique qui inventera le mot « fauvisme » en 1905 et même celui de « tubisme » en parlant des oeuvres de Fernand Léger !
Si les mouvements précédents, comme le néo-impressionnisme et le fauvisme, avaient proliféré sur les brisées de l’impressionnisme, le cubisme lui, dans sa radicalité, allait donner à voir autrement la construction plastique et l’organisation de l’espace pictural par une géométrisation des formes en rupture avec la perception impressionniste basée sur la couleur.
Mais d’où viennent ces pionniers de cette manière si radicale ? Où ont-ils puisé les préceptes qui les ont amenés à bouleverser ainsi les codes d’une peinture qui vivait alors sur la révolution Impressionniste ?
Braque lui avait retenu les leçons de Cézanne. Passé par la case « fauve » Braque va se frotter à l’art du maître d’Aix en allant sur le motif, là même où Cézanne avait édicté les principes de son art, à l’Estaque, ce prolongement portuaire de Marseille. Là, il reprend la discipline cézannienne avec ce début de travail sur l’apport de la géométrie dans l’organisation de l’espace et la réduction des teintes de la palette, véritable négatif du fauvisme. Cette approche, ce « cubisme cézannien » brossé en 1908 sous le soleil méditerranéen, ces paysages (Arbres à l’Estaque) sont considérés comme les premiers paysages cubistes et sont accrochés, en novembre 1908, dans la première présentation chez Kahnweiler inaugurant officiellement la naissance du cubisme.
« D’une beauté étrange et sauvage »
C’est à Horta de Sant Joan, en Catalogne, la même année que Picasso donne la réponse du berger à la bergère en réinterprétant, lui aussi et de son côté, les leçons de Cézanne. Mais avant cela, Picasso se préparait déjà à la révolution cubiste. Au sortir de ses périodes bleue et rose qui l’ont occupé de 1901 à 1906, il trouve à Paris, où il s’installe en 1904, une certaine aisance financière grâce à l’achat de ses premiers collectionneurs comme la fratrie Stein. En mai 1906 il part pour Barcelone puis en vacances dans le petit village de Gósol en haute Catalogne.
Là un élément va le conduire à reconsidérer la forme et la
Paul Cézanne, Portrait d’Ambroise Vollard, 1899 © Petit Palais, Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, Paris / Roger-Viollet
transposition des volumes dans son art. Un vieux contrebandier « d’une beauté étrange et sauvage », dixit Fernand Olivier sa compagne, lui sert de modèle en une série de dessins où Picasso tend à réduire son visage à un masque. Dessins dans lesquels sont en gestation les prémices des Demoiselles d’Avignon œuvre considérée comme fondatrice du cubisme et qu’il entame dès l’hiver 1906. Cette œuvre fondamentale (qui, malheureusement intransportable depuis le MoMA de New York, n’est pas présente dans l’exposition) est terminée en juillet 1907 après un nombre incalculable de dessins et peintures préparatoires dans lesquels rentrent en compte le primitivisme et la découverte par Picasso – grâce à Matisse – de l’art nègre. Braque passant au Bateau-Lavoir dira de cette toile atypique : « Ta peinture, c’est comme si tu voulais nous faire manger de l’étoupe et boire du pétrole ! », et Derain, parlant de l’œuvre dira à Kahnweiler : « On trouvera un jour Picasso pendu derrière son tableau ». Intrigué, le marchand monte au Bateau-Lavoir, où réside Picasso, voir l’œuvre. Ce sera la début d’une collaboration qui durera jusqu’au décès du peintre en 1973.
Georges Braque, Grand nu, hiver 1907-juin 1908 © Centre Pompidou, MNAM-CCI / G.Meguerditchian / Dist. RMN-GP / ADAGP, Paris 2018
Le cubisme naissant
Cette stylisation primitiviste, liée aux leçons de Cézanne et retenue par Braque, va faire le lit du cubisme et l’association Picasso-Braque sera « la cordée » qui leur fera gravir cette montagne et défricher ce nouveau terrain d’expérimentation consistant en une géométrisation des volumes et fractionnement des formes en facettes. Dès lors le cubisme est sur ses rails.
En 1909 donc, en vacances dans ce village de Horta de Sant Joan, Picasso brosse une vue du village (Maisons sur la colline, Horta de Ebro 1909) en des volumes simples, dans une bichromie d’ocre pour le construit et de gris pour les rochers. Ce même été, voit Braque à la Roche-Guyon, travaillant dans le même sens (La Roche-Guyon, le château). Les deux s’accordent sur un cubisme encore proche d’une figuration décelable (Pains et compotier sur une table par Picasso ou Les Instruments de musique par Braque tous deux datés de 1908-1909). Un cubisme naissant qui envahit aussi le portrait – comme celui iconique de Gertude Stein par Picasso – et le nu, à l’image de celui, monumental, de Braque, et naturellement des Demoiselles d’Avignon de Picasso considéré à juste titre comme la porte d’entrée du mouvement.
Le cubisme analytique
En 1910, le cubisme prend un tour nouveau, avec « l’éclatement de la forme homogène » pour reprendre la formule du marchand Daniel-Henry Kahnweiler. Il entre dans sa version dite analytique et par là même en devient plus hermétique. Les formes sont éclatées, les représentations se veulent être du même
modèle vu sous plusieurs angles accélérant le processus de « liquidation des conventions optiques ». Picasso traite ainsi de nombreux portraits, tant sur toile (Portrait d’Ambroise Vollard, 1909-1910 ou Portrait de Daniel-Henry Kahnweiler, 1910) qu’en volume, à commencer par une sculpture, celle de la tête de sa compagne Fernande.
Dans cette phase « analytique », la fragmentation, l’emploi de couleurs sourdes, essentiellement brun, gris et ocre rendent la lecture de ces œuvres conceptuelles assez difficile, défiant l’interprétation. Si Braque ne semble pas attiré par l’exercice du portrait, il travaille, tout comme son compagnon de cordée à de nombreuses natures mortes (Broc et violon, 1909-1910 par Braque et La Bouteille d’anis del Nono, 1909 par Picasso).
Mais qu’en est-il alors des autres peintres de l’époque ? Certains viennent au cubisme comme Robert Delaunay qui, avec ses Tour Eiffel entame une vision cubisante des leçons de Cézanne et franchit nettement le pas avec ses Villes (Ville n°2, 1910) qui, inspirées de cartes postales, dynamite les angles de vues en une représentation analytique des volumes.
Les papiers collés
L’année 1912 voit une évolution de la pratique cubiste. Nous sommes toujours avec nos deux pionniers qui vont quelque peu faire évoluer leur manière. C’est l’année du retour à une nouvelle lecture, plus simplifiée et surtout l’introduction d’éléments extérieurs dans leurs compositions. Sans être vraiment des tableaux objets, leurs travaux d’alors incluent de la corde, de la toile cirée et des papiers qu’ils collent sur des dessins comme partie prenante de la composition.
C’est Georges Braque qui introduit cette nouvelle façon. Nature morte à la chaise cannée de Picasso, exécutée en mai 1912, inaugure cette nouvelle manière. Picasso colle directement sur sa toile un morceau de toile cirée reprenant le motif d’un cannage et « encadre » son œuvre d’une grosse corde de chanvre. En
Pablo Picasso, Maisons sur la colline, Horta de Ebro, été 1909 © Nationalgalerie, Museum Berggruen, Berlin / Dist. RMN-Grand Palais / J.Ziehe / Succession Picasso 2018
septembre de la même année, dans une boutique de Sorgues, où il passe l’été, Braque fait l’emplette d’un rouleau de papier « faux bois » imitant les veines du chêne. Découpés, ce papier va animer de sa couleur des dessins au fusain, des natures mortes présentant des bouteilles ou instruments de musique à peine esquissés. Le papier introduit une notion de couleur mais ne participe pas directement à l’élaboration du dessin.
Cette méthode va voir ensuite le collage par Picasso, dans des œuvres, de papier journal (Violon et Bouteille sur une table, hiver 1912), ou de papier de couleur. Peu à peu ces apports participent à l’élaboration de l’œuvre et deviennent verre, bouteille, violon et intègrent des œuvres de grande envergure continuant par la même l’aventure du cubisme analytique (Femme à la guitare et Compotier et cartes de Georges Braque 1913). Puis, Picasso lui, travaille en volume avec des chutes de bois, de la corde, des clous, du carton et du métal des objets reprenant tous les thèmes « cubistes » (compotier, guitare, mandoline, bouteille) dont son Verre d’absinthe, dont plusieurs fontes en bronze peints de couleurs différentes sont présentées dans l’exposition. Une manière que reprendra à son compte ces années-là un Henri Laurens, qui suit pas à pas cette aventure cubiste. Plutôt connu comme sculpteur, on lui doit aussi des dessins et des papiers collés dans la plus pure veine cubiste.
Fernand Léger, L’Escalier, 1914 © Kunstmuseum Basel, Bâle
Léger et le « tubisme »
Des « suiveurs » qui tentent de trouver dans le cubisme une nouvelle voie à explorer réintroduisent la couleur comme Juan Gris, autre poulain de l’écurie Kahnweiler, qui travaille un cubisme plus enjoué, avec un champ plastique plus ordonné, aux couleurs pimpantes (Juan Gris, Violon et verre, 1913 ou Le Petit déjeuner, 1915) et une volonté affichée d’être plus en phase, semble-t-il, avec ceux que le cubisme radical des Braque et Picasso pourrait rebuter. Cette réintroduction de la couleur dans les œuvres va orienter le cubisme dans une phase plus « décorative » (Cartes à jouer, verres, bouteille de rhum, 1914-15 ou Portrait de jeune fille 1914) alors qu’autour de nos deux compères on voit fleurir des suiveurs – comme Albert Gleizes, Jean Metzinger, Francis Picabia, Marcoussis, Henri Le Fauconnier, Roger de La Fresnay, Robert et Sonia Delaunay – tenant d’un « cubisme de salon » quand d’autres traitent à leur manière propre cette perception de la fragmentation
des formes. À l’image d’un Fernand Léger – « Fernand Léger est-il cubiste ? » s’interrogeait toujours Zervos en 1933 – peintre né avec le cubisme et adepte du Cézanne qui proclamait « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône et le tout mis en perspective… » (Lettre à Émile Bernard en avril 1904) il va développer une façon faite de cylindres et de cônes emboîtés les uns dans les autres, ce qui valut à son travail le surnom de « tubiste » (Étude pour la partie de cartes ou Soldats au repos et Les Chevaux dans le cantonnement, dessins de guerre 1915). Léger entrera, lui aussi, chez Kahnweiler rejoindre les avant-gardes du temps alors que son travail louchera ensuite vers les leçons du cubisme analytique. L’épopée cubiste perdurera jusqu’en 1918, période qui fit dire à Maurice Raynal – l’un des premiers avec Apollinaire à avoir documenté le mouvement sans oublier Kahnweiler lui-même qui fit paraître en 1920 à Munich Der Weg Zum Kubismus – qu’en cette année-là : « Le cubisme a atteint un état de pureté plastique qu’il ne dépassera plus ».
Le cubisme international
Picasso dès lors retrouvera une veine plus classique, sa période « ingresque », comme pour se laver de ces années-là. Quant à Braque, revenu blessé de la guerre, il reprendra les pinceaux en 1919 après un période de cécité. Il brossera des natures mortes qui devaient, ces années-là encore, beaucoup au cubisme.
L’exposition, remarquable en tous points, a convoqué naturellement de nombreuses œuvres des deux fondateurs du mouvement, et celles de beaucoup des suiveurs comme des artistes apparentés… dont Chagall qui, même s’il est évident qu’il profita des avancées cubistes découvertes au Salon des Indépendants de 1911, n’est en rien apparenté au mouvement. En revanche, on aurait aimé y voir combien le cubisme a essaimé en Europe et ne serait-ce qu’en Tchéquie (qui faisait alors partie de l’Empire austro-hongrois) avec des artistes comme Emil Filla et Otokar Kubin entre autres. De son côté, Kahnweiler exporta ses peintres au travers de l’Europe, les fit rentrer dans des collections prestigieuses (Wilhelm Uhde en Allemagne, Chtchoukine et Morozov en Russie) et lui fit traverser l’Atlantique avec une mémorable exposition au MoMA de New York en 1939 (Cubism and Abstract Art) qui présente le cubisme comme la vraie quête de l’abstraction. Le siècle vivra (en partie) dessus.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Site du Centre : www.centrepompidou.fr