S’appuyant sur le remarquable travail de l’historienne de l’art Emmanuelle Polack, le Mémorial de la Shoah nous propose une plongée dans le marché de l’art sous l’Occupation, dans laquelle on découvre que ces années florissantes l’étaient du fait de spoliations et de persécutions de la communauté juive.
Posté le 2 avril ➡ À voir jusqu’au 3 novembre 2019
Vente aux enchères dirigée par Maître Ader. Paris, galerie Charpentier, juin 1944 © Lapi/Roger-Viollet.
Il est des expositions qui nous racontent des histoires, l’Histoire ou des événements dont la relation visuelle présente un intérêt moindre que leur sujet. Voire même à minimiser leur propos. C’est le cas ici avec cette très intéressante étude sur le marché de l’art sous l’occupation. Présentée au Mémorial de la Shoah, le lieu d’évidence – avec le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme – où ces événements pouvaient être relatés mais qui, il faut le reconnaître, ne se prête guère à une exposition faite ici de photos, documents et articles de presse. Car, dans cette tranche de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale qui vit avec les lois juives de Vichy, la porte ouverte à toutes les spoliations des biens de la population juive de France, la relation écrite, l’Histoire, les faits et événements l’emportent largement sur une présentation d’artefacts qui n’auraient surtout eu que l’intérêt de spécialistes.
Effectivement, cette exposition s’appuie sur le remarquable travail thésard d’Emmanuelle Polack, dont l’édition sert de support à l’exposition. D’une thèse de plus de 500 pages en trois volumes, elle en a tiré une quintessence en la débarrassant de tout le fastidieux côté universitaire et par trop spécialisé, pour nous en livrer un récit aussi détaillé et précis qu’important, pour la bonne compréhension par nous, qui ne sommes ni historiens ni spécialistes, de ces années où dans un contexte très particulier ce marché devint fou.
Reprenons les faits. Dès 1937, nous apprend-t-on ici, 16 000 œuvres d’avant-garde sont décrochées des cimaises des musées nationaux allemands. Une sélection de 650 d’entre elles est alors rassemblée à Munich pour y être présentée lors de l’exposition Entartete Kunst. Une exposition visitée par trois millions de personnes au cours de son itinérance en Allemagne et en Autriche ! Cet événement de propagande artistique représente le moment fort de la lutte contre l’art moderne au cœur de la politique culturelle du parti nazi.
Dans l’optique de construire un musée de l’art « aryen » à Linz en Autriche Hitler ordonne de rafler dans l’Europe occupée toutes les œuvres d’art « aryen » c’est à dire l’art des XVI, XVII et XVIIIe siècles allemands, mais aussi rhénans, hollandais, flamands et même français qui seules ont de la valeur à ses yeux et vouant aux gémonies tout l’art des siècles suivants pour lui considérer comme « dégénéré ». Pour cette « histoire de goût », il va s’appuyer sur tout un réseau de « rabatteurs »,
La salle des antiquités orientales du musée du Louvre sert d’espace de stockage aux œuvres d’art spoliées. France, 1943-1944 © Mémorial de la Shoah / Coll. Bundesarchiv.
experts en art, officiers, marchands peu scrupuleux, antiquaires, une « pègre d’esthètes » qui, sous l’égide de l’ERR (la section dévolue aux spoliations) vont quasiment ratisser l’Europe pour alimenter ce musée mais aussi quelques collections privées de dignitaires nazis dont Göring était le plus vorace. Cet état de fait va aussi, comme dommage collatéral, alimenter tout un trafic parallèle comprenant les œuvres rejetées par les services nazis, celles « arrachées » contre de modiques sommes aux juifs contraints à trouver quelques subsides afin d’émigrer, ou tout simplement volées à leur légitime propriétaire.
Un marché qui a quadruplé !
Ajouté à cela que si les nazis considéraient comme dégénérés une partie de l’art du XIXe siècle et celui du XXe ils en connaissaient toutefois la valeur et n’hésitaient pas à « échanger » quelques Matisse et Picasso pour une œuvre hollandaise ou allemande des siècles précédents. Tout cela se retrouvait donc sur un marché qui, si l’on en croit Emmanuelle Polack avait quadruplé par rapport à 1939 ! D’autant que les autorités d’occupation disposent énormément de force financière pour rafler dans ce marché, les œuvres qu’ils n’ont pu spolier. Un marché alimenté, aussi, par les profits du marché noir, les enrichissements suspects de tous genres et qui voit, grâce à ses ventes, le blanchiment d’un argent des plus douteux. Les cas ici évoqués – et reconnaissons à Emmanuelle Polack dans un souci d’historienne de n’avoir occulté aucun nom sans pour autant « vouloir (me) transformer en Madame Épuration » – que ce soit celui des profiteurs et trafiquants, comme des grands marchands victimes de cette aryanisation et de ces spoliations que sont les Léonce Rosenberg (son histoire fut déjà évoquée au musée Maillol en 2017 dans l’exposition 21 rue la Boétie), Pierre Loeb et René Gimpel.
Affichette interdisant l’entrée des Juifs dans les salles de l’Hôtel des ventes Drouot © Mémorial de la Shoah / BNF
L’ouvrage nous trace aussi le quotidien de l’Hôtel Drouot et des ventes à Nice pendant ces années de grande effervescence et de ventes exceptionnelles. Le plus important lieu de dispersion des biens spoliés est sans constate l’hôtel des ventes aux enchères publiques de la rue Drouot à Paris. Les commissaires-priseurs ont de belles ventes d’objets d’art sous leur maillet. La surchauffe observée à cette occasion est aussi le reflet d’un afflux des marchandises, dont certaines sont issues des spoliations artistiques des familles juives. Le règlement de l’hôtel Drouot s’attache le plus possible à suivre les directives de la préfecture de police. En ce sens, le commissariat général aux questions juives interdit aux Juifs l’accès aux salles de vente. Dès la matinée du 17 juillet 1941, des affiches portant la décision d’exclusion sont apposées sur les murs.
Et pour finir, l’historienne nous ouvre le dossier des recherches d’œuvres, récupérations, restitutions et de… l’amnésie des
années d’après-guerre. À ce sujet, Emmanuelle Polack nous renseigne sur l’ampleur de ce marché et des ces spoliations. Au total, sur 100 000 œuvres et objets d’art transférés depuis la France en Allemagne pendant les années d’Occupation, 60 000 ont été récupérés dès l’immédiat après-guerre. Parmi eux, 45 000 ont été restitués, entre 1945 et 1950, à leurs propriétaires ou ayants droit ; 13 000 objets d’art ont été vendus par les Domaines soit le ministère des Finances ; 2 000 œuvres Musées Nationaux Récupération (MNR) ont été confiées à la garde des Musées de France. Par décret en date du 30 septembre 1949, ses œuvres ne sont pas inscrites dans les inventaires des Musées nationaux, elles n’appartiennent pas à l’État, il en est seulement le détenteur provisoire.
S’appuyant sur l’ouvrage de Rose Valland (Éditions de la RMN), résistante qui répertoria toutes les œuvres passées par le Jeu de Paume et décortiqua les rouages des spoliations, mais ouvrage par trop spécialisé, Emmanuelle Polack a débarrassé son mémoire de thèse de ce qui aurait sûrement été du domaine des spécialistes pour nous livrer une somme claire, précise et des plus abordables tout en ne laissant rien dans l’ombre. Ouvrage capital sur ce pan honteux de l’histoire du marché de l’art au XXe siècle, que l’on pourra compléter par une visite à l’exposition éponyme qui donne à voir les pièces et documents liés à cette période noire.
Mémorial de la Shoah 17, rue Geoffroy–l’Asnier (4e)
Ouverture tous les jours, sauf le samedi de 10h à 18h. Nocturne jusqu’à 22h le jeudi.
Site du Mémorial : www.memorialdelashoah.org
Le Marché de l’art sous l’Occupation par Emmanuelle Polack
Editions Taillandier. 302 p. 20 ill. 21,50 €