Le Centre Pompidou nous expose des œuvres de l’anglais Francis Bacon que la littérature lui a inspiré. Pendant les vingt dernières années de sa vie, le peintre considérait la lecture comme sa principale source d’inspiration. D’étonnants autant que monumentaux triptyques jalonnent son parcours littéraire.
Posté le 3 octobre ➡ À voir jusqu’au 20 janvier 2019
Triptych inspired by T.S Eliot’s poem, Sweeney Agoniste, 1967 © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS, London 2019 / Photography by Cathy Carver. Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution
Après la mort de Francis Bacon (1909-1992), on a trouvé un bon millier d’ouvrages répartis entre ses deux pièces d’habitation et sur le sol de son atelier (démonté et reconstitué à la Hugh Lane Municipal Gallery de Dublin) du 7 Reece Mews à Londres, permettant de mesurer toute l’importance pour le peintre que revêtait la littérature. « Elle a irriguée toute son œuvre – nous confie Didier Ottinger commissaire de l’exposition – au point que dans les dernières années de sa vie, il ne parlait presque plus de peinture, mais surtout de littérature ». Ce que confirme Michael Peppiatt, à qui l’on doit une palpitante biographie de Bacon (Francis Bacon, éd. Flammarion, 1996) : « Parmi les nombreuses influences qui ont laissé leur empreinte sur l’art de ce peintre autodidacte, c’est la littérature, affirme-t-il, qui nourrit le plus son imaginaire. […] il aime à dire que l’atmosphère des écrits d’Eschyle, de Shakespeare, de Proust, de Joyce, de Yeats ou d’Eliot ont fait naître davantage d’images dans son esprit. ».
In Memory of George Dyer, 1971 (panneau de gauche) © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS, London 2019 / Artimage 2019. Photo: Hugo Maertens
In Memory of George Dyer, 1971 (panneau du milieu) © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS, London 2019 / Artimage 2019. Photo: Hugo Maertens
In Memory of George Dyer, 1971 (panneau de droite) © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS, London 2019 / Artimage 2019. Photo: Hugo Maertens
Bacon et son rapport à la littérature, c’est cet angle qu’a choisi le Centre Pompidou pour nous parler de Francis Bacon, qui est sûrement, avec Lucian Freud et David Hockney, le peintre anglais le plus important du XXe siècle. Et pour ce faire, il nous a été choisi six textes qui avaient sa prédilection puisque l’on nous met en regard les œuvres que ces textes lui ont inspiré. Cette relation amorce un tournant nouveau dans son art à l’aube des seventies et c’est donc pour cela que le commissaire a décidé de se pencher sur les vingt dernières années de sa vie qui, non seulement, éclairent son rapport à la littérature, mais sont pour lui une nouvelle exploration picturale. Les œuvres ici présentées, pour la plupart de grands triptyques, ne laissent pour la plupart, de par leur titre, planer aucun doute sur les manuscrits qui les ont inspirées.
Une reconnaissance et… un suicide
Pour mieux comprendre cette rupture, il est bon de remonter en 1971. Cette année-là Bacon est exposé en une grande rétrospective au Grand Palais, (second peintre à l’être de son vivant après Picasso en 1967) et que le jour du vernissage de cette présentation, son amant – George Dryer – a été retrouvé mort dans la chambre de l’hôtel parisien qu’ils occupaient. Comme une étrange coïncidence, le jour du vernissage de sa première rétrospective à la Tate Gallery de Londres en 1962, Bacon apprenait le décès de son amant d’alors Peter Lacy.
Bacon, âgé de 62 ans alors, voit sa vie basculer. George Dryer partageait sa vie depuis 1962, lorsque ce « mauvais garçon » avait été surpris par Bacon alors qu’il était en train de le cambrioler. Les rapports Dryer-Bacon sont conflictuels et leurs rapports « sont marqués par un profond sadisme », Bacon reportant sur son amant toute l’humiliation que lui avait fait subir son père, officier dans l’armée anglaise, le chassant très jeune suite à la découverte de son désir d’être artiste et de son homosexualité. Le jetant ainsi dans les bras – et le lit – d’un oncle qu’il pensait assez strict pour pouvoir redresse les « déviances » de son fils.
« L’exclusion soudaine du domicile familial à 16 ans à peine, va laisser des cicatrices profondes dans cette période délicate où Francis Bacon commence à explorer sa sexualité… Et le jeune homme traité en paria allait opposer une résistance terrible et aller jusqu’au bout de sa révolte. » nous dit Michael Peppiatt. Cet oncle l’entraîne à sa suite à Berlin, alors Babylone moderne et s’ensuit des nuits de fréquentations de bars, bordels gays et bas-fonds. Ce rapport à son géniteur va-t-il entraîner chez Bacon ce besoin du « meurtre » du père qui se serait manifesté par le besoin d’une relation plus que difficile – « sadique » avance Ottinger – au sein de ses « relations » affectives ou de rencontre ? Quoiqu’il en soit, en cette année 1971 la mort de Dryer, va entraîner chez Bacon un sentiment exacerbé de culpabilité.
« La réalité vivante d’un être humain »
Son art aussi va prendre un étonnant virage. Il ne renie en rien son interprétation du portrait, sont toujours présents les corps « tordus, pressurés, lacérés », notait Michel Leiris dans la préface du catalogue de l’exposition Bacon de 1971. Mais ceux-ci évoluent non plus à présent sur des fonds sombres ou des éléments de décors à peine discernables mais sur des espaces clos et colorés, sans ouvertures extérieures comme prisonniers dans des cyclos de couleurs franches – le rose, le jaune pâle, le bleu – associées à des objets quotidiens, des quartiers de viande et même une scène de tauromachie. Le corps pénitent est brossé dans des postures jamais académiques, mais plutôt comme le résultat ressenti de joutes, de corps à corps voire de souffrance ou « fondu dans le chaos d’une étreinte… Cette réalité vivante d’un être humain » dixit toujours Leiris (Bacon, face et profil, éd. Albin Michel, 1983).
Donnant raison à Breton qui écrivit que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas », Bacon athée, admirateur de Rembrandt, Van Gogh et Soutine, est férocement figuratif à une époque qui se relevait doucement de ceux qui n’avaient d’yeux que pour l’abstraction. Bacon nage ainsi à contre (tous) courants et amorce par là un retour post-moderniste qui tente de réhabiliter une peinture figurative et narrative. Il mêle à son art son regard désabusé sur la vie, sur sa propre vie, piétinant les images comme il le faisait sur le plancher de son atelier.
Un atelier comme un grotte, un cocon…
Study for Portrait (Michel Leiris), 1978 © Centre Pompidou, Paris / Donation Louise et Michel Leiris / The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS , London 2019 / Ph.: Centre Pompidou, MNAM-CCI / Bertrand Pr.vost / Dist. RMN-GP
Rétrospectivement, on se dit qu’il n’aurait pu faire son art que dans ce chaos. Il le reconnaissait lui-même : « Quand j’ai visité cet endroit je savais de suite que je pourrais y travailler » avouait-il à Sylvester. Il avait même un moment, avant qu’il investisse en 1961 ce réduit de deux pièces, aménagées dans d’anciennes écuries, au 7 Reece Mews, essayé plusieurs lieux et même tenté de s’installer dans un « bel » atelier neuf et clair à Chelsea, la lumière et les arbres visibles par la verrière l’empêchant de se concentrer. Il ne put y rester. Malgré une situation financière des plus confortables, malgré quelques achats immobiliers il restera dans ce « gourbi » un peu misérable de deux pièces, jusqu’à la fin de ses jours avouant son admiration pour son ami Alberto Giacometti qui resta toute sa vie dans son « misérable » atelier de la rue Hippolyte Maindron à Paris.
Du texte à l’œuvre
Comme un prétexte pour nous faire pénétrer dans son univers post-Dryer des deux dernières décennies du peintre, Beaubourg a pris comme sujet de nous parler d’œuvres littéraires qui ont inspirées à Bacon ces immenses triptyques présentées ici accompagnés de quelques portraits et autoportraits. Dans cet immense plateau, on est convié à écouter dans de petits box des comédiens (Mathieu Amalric, Jean-Marc Barr, Carlo Brandt, Valérie Dreville, Hippolyte Girardot, Dominique Reymond et André Wilms) nous lire (en anglais et en français) les textes référents qui accompagnent les œuvres accrochées.
Naturellement et à moins d’être très férus des œuvres de Conrad, Elliot, Bataille, Nietzche, Eschyle et Leiris, la passerelle n’est pas des plus aisée à franchir. Oui, comment faire vraiment sienne cette Trois études de personnages au pied d’une Crucifixion quand on sait qu’elle lui fut inspirée d’un passage de l’Orestie d’Eschyle ? Tout comme il nous avait été difficile de débusquer une allusion à l’Iliade d’Homère dans Fifty Days at Iliam de Cy Twombly présenté ici même en 2017.
Et la relation devient encore plus coton avec cette affirmation de Leiris qui nous dit que « si certaines peintures sont incontestablement inspirées par des poèmes de T.S. Eliot, cette relation est dépourvue de toute idée d’illustration ». Et Michael Peppiatt de confirmer : « Ce n’est pas ce qu’une image signifie en soi qui importe, mais sa faculté de susciter une chaîne d’autres images ou de sensations dans le cerveau. ».
En résumé nous sommes là dans une relation entre le peintre et l’œuvre, délaissant la transmission au profit de la relation personnelle au texte. Et, parlant de ce qu’a pu lui inspirer le texte d’Eschyle, de reconnaître que « c’est sans passer par la moindre anecdote… ». Pour qui veut aller plus loin, l’indispensable catalogue passe au crible chaque texte référent pour tenter de nous en donner les clés « baconiennes ». Quant au spectateur que nous sommes, nous voyons là l’œuvre en majesté d’un des plus grands artistes du XXe siècle et le choc est à la mesure de ce qui nous est présenté ; le texte, somme toute, n’étant qu’un lien – ténu ou non c’est selon – vers une lecture possible des œuvres.
La condition humaine par Bacon
La grandeur spectaculaire de ses œuvres, peint avec ses tripes par cet autodictate, invite autant qu’elle provoque le spectateur à faire corps avec ceux de la toile. Il y a devant une de ses œuvres un réflexe d’une immédiateté ressentie par « l’effet produite et roide d’une mise au pied du mur où le spectateur se voit bousculé sans pitié, à l’égale (semble-t-il) de l’auteur lui-même » commente Leiris. On a beaucoup dit et écrit sur cette propension de Bacon à tordre les corps, à les installer comme des quartiers de bœuf, repris de Rembrandt ou Soutine. Confiant même dans l’un de ses entretiens avec David Sylvester (Flammarion) : « Nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance » et de présenter ces corps, parfois identifiables, dans des positions inconfortables, tendus, dans un équilibre instable, dans un état de viande qui installe chez le spectateur un pareil sentiment souvent dérangeant d’identification. Les triptyques présentés ici, immenses, au nombre de douze, accompagnés d’une cinquantaine d’œuvres sont une impressionnante vision de ce qu’était pour Bacon « le caractère pathétique de la condition humaine » conclut avec raison Michael Peppiatt.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 20 janvier
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Site du Centre : www.centrepompidou.fr
Catalogue
Bacon en toutes lettres sous la direction de Didier Ottinger
Editions du Centre Pompidou. 242 p. 120 ill. 42 €