Ce corpus d’œuvres ayant pour sujet les danseuses de l’Opéra est surement le thème le plus connu traité par Edgar Degas. Le musée d’Orsay nous entraine à sa suite dans les coulisses du Palais Garnier là où tout se joue.
Posté le 12 octobre ➡ Exposition à voir jusqu’au 19 janvier 2020
Le Foyer de la danse, 1890-1892 © Courtesy national Gallery of Art, Washington DC
Prenant comme thème central et comme fil rouge les rapports que Degas (1834-1917) entretenait avec l’Opéra et surtout ses danseuses, le musée d’Orsay nous convie à plonger dans les coulisses du monde de la danse, de l’Opéra de Paris et de tous celles et ceux qui gravitaient autour de ce phare de la vie artistique et mondaine de la Troisième République et du Second Empire. En plus de 200 œuvres, on nous entraîne donc sur les pas du peintre qui fréquenta pendant près de quatre décennies, de 1867 et au-delà de 1900, l’Opéra, sa salle, la scène, le foyer, et autres classes, pour nous dresser le portrait intime, comme public, de tous ses acteurs. Des danseuses naturellement qu’il croque, brosse et peint dans tous les exercices de leur art, mais aussi une étude patiente dans laquelle il dévoile cet autre face de l’Opéra, avec ses coulisses, ce monde de «distance et de fard» toujours porteur de mystère et de fantasmes.
L’Orchestre de l’Opéra, vers 1870 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Ph. : H. Lewandowski
Ci-dessus : La Classe de danse, 1873 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Ph. : P. Schmidt.
Ci-contre: Ballet, dit aussi L’Étoile, 1876 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Ph. : H. Lewandowski
L’Opéra est un monde à part, une vie dans la ville protégée par son espace clos qui n’a d’ouverture vers le monde que la scène qui fait face au public. Le reste est confiné, loin des yeux, loin de la ville et qui devient pour Degas un fascinant sujet d’étude.
« C’est que l’Opéra fonctionne pour Degas comme un « point central », selon la formule de Goethe, celui à partir duquel son œuvre entier gravite, qui lui permet d’élaborer les combinaisons les plus diverses, et dont il ne cessera jamais d’exploiter les ressources : variété des points de vue, contrastes des éclairages, rapprochements aberrants des corps, ces « belles grappes » qu’il appréciait tant, recueils de mouvements, de rythmes, d’attitudes… mais aussi analyse quasi-sociologique de ce petit monde d’habitués et de danseuses, et de ses interactions, faites autant de séduction que de domination. » explique Laurence des Cars, qui préside aux destinées du musée. En effet, hantent dans les coulisses les musiciens, professeurs, abonnés et spectateurs sans oublier ces riches messieurs en habit et haut de forme, « sugar daddies » avant l’heure, « protecteurs » des danseuses et autres petits rats. En effet, certaines mères soucieuses de l’avenir de leur progéniture féminine, n’hésitent pas à les pousser dans les bras de ces bourgeois argentés, à l’image de cette Famille Cardinal dépeint par Ludovic Halévy dans son roman accompagné de monotypes de Degas, illustrant la mince cloison qui séparent la situation de ces héroïnes de la maison close. Ces « abonnés-chasseurs » Degas va les saisir, opposant à la noirceur de leur habit les couleurs pâles des tutus et la carnation diaphane des danseuses dans des apartés licencieux.
Degas aux aguets
On connaît tous plus ou moins son œuvre faite là : des cours de danse dans lesquels les petits rats comme les danseuses du corps de ballet ahanent à la barre, ou, plus intimement discutent entre elles, relacent leur chausson, exécutent les mouvements si codifiés de la danse classique. Corps, mouvements, attitude, joie comme lassitude ou détresse, exercices comme repos, il est là dans l’ombre guettant et transcrivant sur le papier puis sur la toile les moindres battements de vie de cet art si difficile.
Et saisissant aussi dans la cire les attitudes des ballerines, décomposant les mouvements à l’image des photos de Muybridge et de Marey à la même époque, tentant de suspendre le temps. A partir des années 1890, il s’adonnera presque exclusivement à la sculpture, sa vue baissant. Ce travail est un des plus aboutis, avec en point d’orgue ce chef d’œuvre qu’est La Petite danseuse de quatorze ans, renforçant la réalité de la pose d’un véritable tutu en mousseline. Chef d’œuvre qui résume à lui seul toute l’empathie du peintre et du sculpteur pour cet art. Avant Degas, aucun peintre n’avait ainsi abordé la danse que l’on considérait alors comme un art mineur, propre à attirer le voyeurisme des spectateurs. Est-ce pour cette raison qu’il fut appâté par la sulfureuse réputation de cet art ? Ou bien est-il attiré par cette forme de modernité chère aux Impressionnistes pour lesquels tout ce qui touche la ville, son
Les petites Cardinal parlant à leurs admirateurs, vers 1876-1877 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Ph. : A. Didierjean
foisonnement, sa vie, sa culture, sa transformation alimente leur propos. Cet art aussi représente la continuité d’une pratique qui remonte à la nuit des temps et que l’époque a codifié en une pratique nouvelle et moderne qui ne peut que le séduire. Le renvoyant à ses études académiques lorsqu’aux Beaux-arts il croquait sur modèles vivants mouvements et attitudes, et soumettant à Ingres la correction de ses dessins. « Faites des lignes, beaucoup de lignes, toujours d’après le souvenir et les gravures des maîtres ! » lui conseillait le peintre du Bain turc.
La salle… et les coulisses où tout se joue
L’Opéra comme lieu nous est ici conté en introduction pour bien implanter Degas dans son univers de prédilection qui sera la colonne vertébrale de son art. Et si Degas fit des incursions dans d’autres thématiques comme le portrait, les courses de chevaux, les maisons closes et les cafés, l’Opéra restera tout au moins de sa vie d’artiste, le point d’ancrage de son art, habitant de plus dans ce quartier nouveau de la Nouvelle Athènes, à quelques encablures de cet Opéra qui va tant le fasciner. D’abord à la salle de la rue Le Peltier avant que soit construit et inauguré en janvier 1875, la salle Garnier que nous connaissons aujourd’hui.
Les petites Cardinal parlant à leurs admirateurs, vers 1876-1877 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Ph. : A. Didierjean
Dans l’exposition, une énorme maquette en coupe nous montre les entrailles de l’Opéra Garnier, nous dévoilant le peu de place que prend la salle par rapport à la scène, aux loges, aux salles de répétitions et aux coulisses. Le terrain de jeu de Degas est dans cet espace autrement plus grand que l’espace public, espace où palpite la vraie vie de l’institution, là où tout se joue. Et pourtant on pourrait croire que cet édifice neuf, pratique, spacieux et dôté des derniers équipements aurait pu l’emballer, il n’en est rien, il restera toute sa vie attaché, peut-être par nostalgie, à la salle Le Peltier de ses débuts au charme désuet. Cet Opéra disparu dont on retrouve dans beaucoup de ses compositions des relents architecturaux. Et puis ce nouvel Opéra se veut la figure de proue, le monument phare du Second Empire, régime autocratique qu’il détestait. « Si l’abonné Degas le fréquente régulièrement, l’artiste le rejette » explique un commissaire de l’exposition.
Une silhouette d’habitué
Dès le début des années 1870, grâce à l’entremise de quelques amis, le comte Lepic, Albert Hecht et Ludovic Halévy, et à ses premiers succès de ses scènes d’Opéra vues de la salle, il est admis en coulisses et il semble dès lors pouvoir à sa guise déambuler comme un personnel du lieu où bon lui semble, et ce, malgré le fait que ce privilège nécessite un laissez-passer qu’il n’obtiendra que… quinze ans plus tard ! Mais sa silhouette d’habitué vaut tous les passe-droits. Assidu, il observe les maîtres de ballets travailler avec ses élèves, les poussant à se « casser » à la barre, croquant sur son carnet attitude, poses, études, tournant autour de ses modèles pour bien interpréter le
positionnement des pieds et de noter avec justesse les jetés, ronds de jambe et autres entrechats qui font vite sa renommée. Croquis qu’il recompose ensuite en atelier, demandant même à des danseuses de venir poser, pour reconstituer de soi-disant « instantanés » alors qu’il s’agit de constructions réfléchies. Peut-être malgré lui, il devient le « peintre des danseuses » et ses œuvres alors rencontrent un vif succès… oblitérant son travail passé et les autres thématiques de son œuvre.
Seul, pauvre et aveugle
Au seuil de sa vie, au milieu des années 90 lorsque sa vue commence à décliner, il abandonne peu à peu la peinture, pour se consacrer presque exclusivement à la sculpture, rendant une dernière fois grâce à ses danseuses qui l’ont fait sortir partiellement de l’ombre. On ne peut s’imaginer aujourd’hui qu’en son temps une majeure partie de son travail était peu connue et qu’hormis sa présence dans presque toutes les expositions du groupe des Impressionnistes – dont il fut de l’accrochage fondateur en 1874 dans l’atelier Nadar – il lui faudra attendre 1892, soit à près de 60 ans – pour avoir sa première exposition personnelle chez Durand-Ruel, la seule des deux expositions monographiques de son vivant et la seule à Paris (l’autre étant aux États Unis en 1911) ! Et encore, il n’y exposera « discrètement » que des paysages sur monotypes.
Son caractère intransigeant, sa misanthropie, ses prises de position – surtout lors de l’Affaire Dreyfus – lui fermera des portes et verra nombre de ses amis s’écarter. En 1912, il est forcé, par le bouleversement haussmannien, de quitter sa maison de trois étages rue Victor Massé, pour s’installer au 6 boulevard de Clichy dans un petit atelier que Suzanne Valadon lui a déniché. Ce déménagement alors qu’il est âgé, très affaibli le fait renoncer à créer. Dès lors, pauvre, presque aveugle, on le voit déambuler sur le boulevard perdu, hagard. À ce Degas âgé, la collectionneuse de son art, l’américaine Louisine Halévy osa lui poser la question : « Pourquoi, monsieur, peignez-vous toujours des danseuses ? » Degas qui n’aimait pas parler de son art lui répondit : « Parce que, madame, c’est tout ce qu’il nous reste de l’harmonie corporelle instituée par les Grecs ».
Degas à l’Opéra
Musée d’Orsay. 1, rue de la Légion d’Honneur (7e)
À voir jusqu’au 19 janvier 2020
Tous les jours sauf le lundi de 9h30 à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h45.
Site du musée : http://www.musee-orsay.fr/
Catalogue :
Sous le direction de Henri Loyrette
Coédition Rmn-Grand Palais / Musées d’Orsay et de l’Orangerie. 328 p. 323 ill. 49 €