C’est l’une des artistes les plus importantes du siècle dernier. Une trentaine de merveilleuses autant qu’emblématiques œuvres de Vieira da Silva est accrochée aux cimaises de sa galerie historique Jeanne Bucher Jaeger. À découvrir avant que celles-ci s’envolent pour Londres puis New York.
Posté le 21 octobre ➡ À voir jusqu’au 16 novembre 2019
Vue d’exposition Maria Helena Vieira da Silva, galerie Jeanne Bucher Jaeger, espace Marais © Ph.: Hervé Abbadie, Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris
Jeanne Bucher Jaeger, galerie historique de Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992), nous convie dans son bel espace du Marais à un accrochage significatif d’œuvres de cette grande artiste portugaise qui fut avec Picasso et Bacon, la seule artiste exposée au Grand Palais de son vivant. Née à Lisbonne dans une famille bourgeoise, c’est dès l’âge de onze qu’elle commence des études de dessin et peinture à l’Académie des Beaux-arts de la capitale lusitanienne. Celle qui allait devenir la peintre des « bibliothèques » dit avoir, en grande lectrice qu’elle était déjà, découvert la force graphique de ces rayonnages couvert de livres, dès l’âge de dix ans. Pourtant, des enseignements que des professeurs lui donnent chez elle, le dessin, la musique et la peinture, elle reconnaissait que « par nature j’aime presque mieux la musique que la peinture. Oui, la musique me donne encore de plus grandes joies, seulement en peinture la maladresse est possible… » rapporte Diane Daval Béran, dans l’indispensable et référentielle monographie parue chez Skira.
Le Jeu de cartes, 1937 © Coll. part. France-Portugal, Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris
Mémoire, 1966-1967 © Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris
Composition aux damiers bleus, 1949 © Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris
Pendant plusieurs années avec de bons – mais très académiques professeurs – elle apprend toutes les ficelles et technique de ce métier, osant déjà mettre son grain de sable pour enrayer ces apprentissages pour elle par trop classique. « Quand elle commençait un dessin – se souvenait l’un de ses professeurs lisboète – c’était très bien et puis, elle salissait tout, elle abîmait tout ». Cinq longues années d’apprentissage – dont une année de cours d’anatomie ! – avant de partir, accompagnée de sa mère pour Paris « pour des raisons intellectuelles en dehors de toute raison pratique ».
Figure de ballet, 1948 © Collection particulière Paris, Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris
La découverte de Paris
Dès son arrivée, la capitale l’enivre par ses galeries, ses salles de concert, cette liberté des arts et de l’esprit bohème qui y règne. Tout naturellement, pourrait-on dire, elle s’inscrit à la Grande Chaumière qui a vu sortir de sa salle de cours tant d’artistes puis elle fréquente l’Académie scandinave. Elle suit les enseignements de peinture avec Léger et Friesz, de sculpture avec Bourdelle et de gravure avec Hayter. Rien que des maîtres dans leur discipline.
À la Grande Chaumière, elle va aussi faire une rencontre d’importance, celle d’un artiste hongrois, Àrpád Szenes, de dix ans son aîné qui devient en 1930 son mari. Dès lors, le couple s’installe Villa des Camélias dans le XIVe, voie aujourd’hui emportée par un pâté d’immeubles modernes. Le premier des quelques ateliers que le couple investira selon leurs revenus. Dès 1930 elle commence à exposer, est reconnue dans différents salons importants. L’année suivante elle fait la connaissance de Jeanne Bucher (1872-1946), la grande prêtresse alors des avant-gardes, qui avait ouvert sa galerie cinq ans auparavant. Femme au caractère bien trempée, ascétique, qui a accroché à ses cimaises (presque) toute l’avant-garde de l’époque. « C’est elle qui m’a fait » a déclaré un jour Vieira da Silva et Jeanne Bucher n’économise pas sa peine, à telle point qu’elle réussit même à vendre un tableau de sa protégée au prestigieux MoMA de New York ! Elle restera fidèle à la galerie et c’est toujours la même galerie qui la représente et nous accroche un remarquable choix d’une trentaine d’œuvres en une exposition itinérante qui voyagera ensuite à Londres et New York. Chance rare de voir ainsi des œuvres qui couvrent six décennies de son travail.
Chemins de la paix, 1985 © Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris.
Des œuvres labyrinthiques
Ici pas une seule œuvre figurative nous est proposée et pourtant, Vieira da Silva mènera de front jusqu’à la fin de la guerre une œuvre figurative en parallèle avec ses recherches abstraites. Avec Le jeu de cartes daté de 1939 qui ouvre l’accrochage, tableau iconique, qui est surtout révélateur de sa vision du monde, abstraite, semi-abstraite voire poétique. Elle y met en place sa propre lecture du cubisme à une époque où cette révolution a vécu de belles heures et semble alors oubliée.
Une œuvre qui ouvre ses recherches sur une dimension labyrinthique dont elle va faire son miel, développant des sortes de paysages abstraits invitant les spectateurs à des déambulations visuelles et oniriques. Ses constructions empruntent aussi à Cézanne sa vision fragmentée, pour définir des espaces souvent clos dans lesquels on peut, selon les
titres, y retrouver des éléments très diffus d’une figuration à peine esquissée comme dans Ballet ou Les arlequins dont la construction graphique en damiers qui lui est cher est ici à considérer comme un décor de théâtre. Comme elle le soulignait : « La perspective est une manière de jouer avec l’espace. J’ai beaucoup de plaisir à regarder l’espace, les rythmes. L’architecture d’une ville a des rapports avec la musique. Il y a des temps longs, des temps courts. Il y a de petites fenêtres. Il y en a de grandes. »
Mais beaucoup des œuvres de la dame sont comme des prisons, des constructions d’enfermement dans lesquelles le regard du spectateur est comme attiré vers un au-delà. Un espace sans dimension, illimité presque hallucinatoire.
Mêlant en une œuvre très personnelle les grands courants de son temps, du cubisme au futurisme et à l’art concret défendu et conceptualisé par Michel Seuphor qui voyait, avec justesse en elle, une représentante majeure de l’expressionnisme abstrait : « Peu à peu, brodant son thème familier, Vieira da Silva a créé un art irremplaçable, un état rare de la peinture – écrit Michel Seuphor – chaque touche de couleur possède une charge de dynamisme contenu… rigueur et liberté y font un exaltant mariage » . On ne peut mieux décrire l’art de cette grande dame du siècle passé.
Exposition Maria Helena Vieira da Silva à la galerie Jeanne Bucher-Jaeger, 5 rue de Saintonge, 75003 Paris,
Jusqu’au 16 novembre 2019
Site de la galerie : jeannebucherjaeger.com
Catalogue
Maria Helena Vieira da Silva avec des contributions de Pierre Wat et Kent Mitchell Minturn
Editions Jeanne Bucher Jaeger. 108 p. 50 ill. 45 €