Le musée Maillol nous expose ces peintres du merveilleux, dits « naïfs », artistes autodidactes qui œuvrèrent en marge des courants de leur temps. Ils puisaient leurs thèmes dans le quotidien comme le féérique et nous ont laissé une autre vision du monde. Le lieu ne pouvait être mieux choisi, que ce musée initié par Dina Vierny en hommage au grand sculpteur dont elle fut le modèle. Elle exposa souvent, dans sa galerie, ces peintres et par là œuvra à leur reconnaissance.
Posté le 7 novembre ➡ À voir au musée Maillol jusqu’au 19 janvier 2020
Henri Rousseau dit le Douanier Rousseau, Deux Lions à l’affût dans la jungle, 1909-1910 © Coll. part. / Ph.: Archives de l’Hôtel des Ventes de Monte-Carlo
André Bauchant Portrait d'André Bauchant par lui-même 1938 © Courtesy Suzanne Zander, Bönningheim / Ph. : A. Overbruck / Adagp, Paris, 2019

Camille Bombois, Nu de face, 1935 © Courtesy galerie Dina Vierny / Adagp, Paris, 2019

Jean Ève, Autoportrait, 1936 © Courtesy galerie Dina Vierny / Ph. : J.-L. Losi / D.R.

Dominique Peyronnet, Sieste estivale, 1933 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / J. Hyde

André Bauchant, Oiseaux exotiques, 1947 © Courtesy galerie Dina Vierny / Ph. : D.R.

Ferdinand Desnos, Portrait de Paul Léautaud et ses chats, 1953 © Coll. part. / Adagp, Paris, 2019

Entre les deux figures tutélaires – Douanier Rousseau et Séraphine de Senlis – dont le nom donne le titre à ce très intéressant accrochage, que sait-on vraiment des artistes de cet art dit « naïf » ? Un art regardé longtemps avec, sinon une certaine condescendance, du moins avec amusement devant ces œuvres faites d’évidence par des gens qui n’avaient de l’art que des notions très primaires. Pourtant, à l’aube du XXe siècle quelques-uns, dont Picasso qui acheta au Douanier Rousseau quelques œuvres ou encore la galeriste Jeanne Bucher qui les exposa très tôt, eux surent, avant tous, y reconnaître valeur, poésie voire même l’expression d’artistes véritables qui jetaient sur le monde un regard autre.
Il est bon aussi d’évoquer le nom de Wilhelm Uhde qui, lui aussi s’intéressa dès les années vingt à cet art au point de monter deux expositions mythiques, « Les Peintres du Coeur-Sacré » en 1928 et « Les Primitifs modernes » en 1932. Deux présentations réunissant pour la première fois ces artistes qui s’ignoraient comme André Bauchant, Camille Bombois, Jean Ève, René Rimbert, Louis Vivin et surtout Séraphine Louis dite Séraphine de Senlis (1864-1942) dont Wilhelm Uhde découvrit les œuvres en allant un soir dîner chez des amis à Senlis et dont elle était la servante. Ce sont ces artistes qui sont de nouveaux ici réunis.
Un art si déroutant que pendant longtemps on ne sut comment le qualifier tant il cheminait sur des sentiers pas balisés. Art naïf, barbares, primitif, populaire, antimoderne voire brut si ce vocable n’était déjà retenu pour une forme d’art avoisinante et porté, elle, sur les fonds baptismaux par Dubuffet ?
Oui, comment les qualifier ? Eux qui œuvrent en marge de tout. Solitaires, sans appui ni racine semble-t-il, isolés, la plupart du temps autodidactes, ne se voulant d’aucune école, représentés par personne. Créant des œuvres qui vont directement du chevalet au mur de leur salon et surtout sans prétention sinon, pense-t-on celle d’avoir réussi à faire sortir de leur imagination tout un univers puisé dans leur quotidien pour certains, onirique ou féérique pour d’autres.
Un autre regard sur le monde
Ce début du XXe siècle, qui ouvrait des portes sur de nouveaux champs exploratoires, remis ces artistes à la vision autre, dans la lumière. Naïf fut le nom que l’on leur donna et pourtant, aujourd’hui, à bien y regarder la naïveté n’est souvent que de surface. En effet, les auteurs de ces œuvres étaient et sont, comme tous les artistes témoins de leur temps, également acteurs de leur époque. Et il est vrai, qu’à l’instar des artistes reconnus, la plupart de nos « naïfs » puisent leurs sujets et leurs thèmes dans des sphères proches d’eux, ou dans ceux du rêve et de leur vision et construction du monde. Des jungles de
Camille Bombois, Fillette à la poupée, 1925 © Ph. : J.-L. Losi / Adagp, Paris, 2019
Douanier Rousseau aux nus explicitement sexués d’un Camille Bombois, en passant par les portraits d’un Jean Eve, ou les bords de mer agités de Dominique Peyronnet, ces hommes et femmes œuvrent dans les mêmes espaces et sur des sujets éternels. Tous sont venus à l’art, un peu comme des « peintres du dimanche », pour des raisons qui tient à chacun. Pour le plus connu, Henri Rousseau dit Le Douanier (1844-1910) – car il occupait une place de gabelou à l’octroi de Paris – il passait ses dimanches à arpenter la banlieue, les bords de la Seine, le zoo et les parcs pour y puiser des sujets à sa peinture. Il aimait aussi s’emparer d’images dans des magazines et livres illustrés. Habitué du Salon des Indépendants, son art alimenta beaucoup de moqueries et de lazzi avant que des artistes de renom fasse changer le regard que l’on avait sur ses œuvres. La suite on la connaît, avalisé par les surréalistes il est incontestablement le chef de fil de cet art et aussi l’arbre qui cache cette forêt dans laquelle on nous invite ici à pénétrer.
Postier, imprimeur, cheminot, électricien…
Tout comme Henri Rousseau, tous, ou presque, occupèrent des postes subalternes. Louis Vivin (1861-1936) fut employé des postes toute sa vie ; Camille Bombois (1883-1970) fit cent métiers – ouvrier agricole, terrassier, employé d’imprimerie – avant d’être enfin
Dominique Peyronnet, Après le bain, 1931 © Paris, Fondation Dina Vierny – Musée Maillol
reconnu et de pouvoir se consacrer, en 1925, entièrement à son art. André Bauchant (1873-1958) fut l’un de ceux dont la vie fut des plus misérables. Père pépiniériste, il reprend l’exploitation familiale, mobilisé en 1914 et de retour trouve son exploitation dévastée et son épouse internée. Il réussit à l’en faire sortir et le couple s’installe dans un bois. Là, il commence à peindre, envoie en 1921, quelques toiles au Salon d’Automne qui attire l’attention du Corbusier et surtout de Jeanne Bucher qui lui consacre une exposition. Enfin reconnu il peut s’installer et ira même jusqu’à être sollicité par le grand Diaghilev qui lui commande des modèles pour le décor d’un de ses Ballets russes Apollon musagète !
Dominique Peyronnet (1872-1943), le peintre des bords de mer, était ouvrier
imprimeur et fut, lui aussi, remarqué dans un salon par la critique. Jean Ève (1900-1968), lui fit sa carrière dans les chemins de fer. Peintre du dimanche avec une famille à charge, il abandonnera tout de même son gagne-pain quand, avec l’aide du peintre Moïse Kisling tombé sous le charme de son art tout en finesse, il organise un comité de soutien afin que Jean Ève puisse se consacrer entièrement à son art. Reconnu, exposé jusqu’à New York, sa peinture toute en sincérité et simplicité, navigue entre réalisme et poésie.
Et quant au plus rigoureux d’entre eux, René Rimbert (1896-1991), il fut tout comme Louis Vivin, employé des postes. Reconnu en 1920 au Salon des indépendant par Max Jacob, collectionné par Wilhelm Uhde et encouragé par Picasso, il fut surnommer le « peintre du silence ». On lui doit des natures mortes et des paysages dont Max Jacob dira : « Dans les paysages de Rimbert, il y a quelque chose du calme de la nature ; on dirait qu’il a juré de rivaliser avec le silence de la matière ». Une œuvre comme frappée de mélancolie et de quiétude.
On ne peut pas ne pas évoquer Ferdinand Desnos (1901-1958), cousin de l’écrivain Robert Desnos. Elevé à la campagne, il vient à Paris tenter sa chance. Devenu électricien au journal Le Petit Parisien, il peint en amateur, il est remarqué par un journaliste, expose aux Indépendants et est introduit dans le milieu artistique parisien dont il laissera quelques portraits. Atteint de tuberculose, il laisse sa petite loge de concierge pour l’hôpital où il décède à 57 ans.
Et enfin, Séraphine de Senlis, à la vie la plus misérable. Dans ses peintures de fleurs et de fruits, elle fait entre le merveilleux dans le galetas qui lui servait de chambre, peignant le soir à la lueur d’une bougie. Elle mourra de… faim à 78 ans, en 1942, dans le dénuement le plus total, alors que son œuvre, sous la houlette du collectionneur Wilhelm Uhde, est exposée dans le monde entier et même au MoMA de New York dès 1937 ! Elle est aujourd’hui l’une des plus recherchée et des expositions et même un film, lui furent consacrés !
Peintres des villes et des champs
Trois thèmes, ceux que l’on retrouve habituellement du reste, divisent l’accrochage. Le paysage d’abord, qu’il soit agreste comme cette forêt de Dominique Peyronnet voire rêvée, peuplée d’oiseaux exotiques pour André Bauchant, ou de félins dans une jungle touffue sous le pinceau du Douanier Rousseau. Urbain aussi avec des vues de villes, de monuments, d’immeubles comme dans cette très détaillée Fenêtre ouverte (1929) de René Rimbert ou L’affiche rose (1928) du même qui semble avoir le rigueur et le cadrage d’un Vermeer. Ou encore de bords de mer sous le pinceau de Dominique Peyronnet qui détaille avec précision les vagues venant s’échoir sur le rivage.
Le portrait tient aussi une place d’importance. Des autoportraits comme celui du Douanier Rousseau, daté de 1903, qui, dans la foulée, fit aussi le portrait de son épouse. Deux œuvres iconiques achetées par Picasso qui les garda toute sa vie. Du
René Rimbert, Vue sur la ville ou la fenêtre ouverte, 1929 © Ph. : J.-A. Brunelle
même, qui se disait l’inventeur du « portrait-paysage », voit une certaine Madame M. peinte sur un fond de verdure. Jean Ève, lui se représente en peintre, la palette en main sur fond urbain, le regard clair tourné vers le spectateur. André Bauchant, le fils du pépiniériste, se peint, par atavisme surement, devant un parc et derrière un immense parterre de fleurs éclatantes et peintes avec un luxe de détail. Et de Ferdinand Desnos, un autoportrait très chagallien et un autre réaliste de l’écrivain Paul Léautaud entouré de ses chats.
Séraphine Louis, Pommes aux feuilles, 1928-1930 © Ph.: D.R.
Fruits, légumes et crustacés
Quant au colosse Camille Bombois, il est le rare à faire sien le corps de la femme. Pour des raisons tenant à leur statut, peu voire aucun n’ont accès à des modèles. Bombois lui fait exception et nous a laissé des nus très sexués, avec il semble une véritable délectation à souligner par de gros plans l’émotion que lui suscite ces œuvres. À l’érotisme d’un Bauchant qui ne s’encombre pas d’un décor ou d’une recherche très poussée pour mettre en scène ses nus, Dominique Peyronnet avec sa Sieste estivale répond avec la délicatesse d’un sein dénudé, d’une paire de bas noir dans une chambre qui entoure son modèle alangui.
La nature morte enfin, qui semble consensuelle à ces peintres « de la réalité ». Nécessitant peu de moyens, ni de modèle, ni d’installation en plein air, donc facilement accessible elle révèle pourtant leur application et leur dextérité. Très appliqués et soignés, Jean Ève et René Rimbert relèvent le défi avec des natures mortes très précises et soignées voire même un peu austères quand, chez Bombois, Peyronnet et Vivin elles sont éclatantes de couleurs, généreuses, étalant fruits, légumes et crustacés en des natures mortes pleine de vies et de délectation. Sans oublier évidemment les éclatants bouquets de Séraphine de Senlis, visions d’un monde rêvé, ces luxuriants et immenses bouquets étaient-ils destinés à masquer et occulter la misère ?
Du Douanier Rousseau à Séraphine. Les grands maitres naïfs
Musée Maillol. 59-61, rue de Grenelle (7e)
En métro : Ligne 12, station Rue du Bac
En bus : Lignes 63, 68, 69, 83, 84, 94 et 95
À voir jusqu’au 22 septembre
Ouvert de 10h30 à 18h30, tous les jours en période d’exposition temporaire. Nocturne le vendredi jusqu’à 20h30.
Site du musée : www.museemaillol.com
Catalogue
Du Douanier Rousseau à Séraphine. Les grands maitres naïfs
Édition publiée sous la direction de Jeanne-Bathilde Lacourt et Àlex Susanna avec la collaboration de Marion Alluchon, Yves Guignard et Dany Sautot
Editions Gallimard / Culturespaces. 216 p. 130 ill. 35 €