Peut-on résumer une vie et l’œuvre d’un peintre à un seul tableau ? C’est ce que pense Itzhak Goldberg, historien de l’art, critique et commissaire d’exposition, qui nous livre pour les fêtes une somme de près de 400 pages sur Marc Chagall (1887-1985) dans cette collection « Les Phares » chez Citadelles & Mazenod. La seule collection à nous offrir de ces grandes monographies nécessitant chacune des années de recherches. Oui, un seul tableau, nous dit l’auteur, résume à lui seul tout l’art onirique, voire teinté d’humour, de ce janusien tout à la fois dans la pure tradition judaïque et d’une modernité dont l’apport à l’art de son temps est indéniable. Ce tableau donc ? Ce serait La Vie, une œuvre gigantesque de plus de quatre mètres sur trois, datée de 1964, et que l’on peut admirer à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Itzhak Goldberg nous explique : « Plus qu’un simple tableau, La Vie est pratiquement un abécédaire de l’univers chagallien, un rendez-vous avec la quasi-totalité de ses personnages et de ses thèmes iconographiques récurrents ».
Effectivement, cette «autobiographie visuelle » nous ouvre parfaitement à l’art et au jardin de ce peintre du rêve, de l’imagination, de la tradition, d’une certaine nostalgie d’un monde éthéré, presque évanescent dans lequel les personnages, délivrés de l’attraction terrestre, se trouve en état d’apesanteur dans un au-delà où se côtoient hommes, femmes, amoureux, animaux, ouvriers, rabbins, musiciens comme dans ces films dans lesquels une ribambelle joyeuse, unie, solidaire suit un orchestre de rue aux accents traditionnels. Mêlant à sa culture yiddish l’art populaire russe.
L’ouvrage arrive non seulement à point pour les fêtes mais aussi et surtout comble un vide abyssal. Il manquait une grande monographie du peintre depuis celle de Franz Meyer – historien d’art et par ailleurs beau-fils de Chagall – parue chez Flammarion en 1964. C’est dire si cette somme, qui inclut toutes les dernières recherches, arrive à point !
Une langue judéo-universelle
Le travail d’Itzhak Goldberg s’appuie sur les dernières études et le regard que l’on a aujourd’hui sur la vie et l’œuvre de Chagall à l’aune des cinquante dernières années. Chronologiquement, l’ouvrage suit pas à pas la vie du peintre, né en Russie à Liozna (en Biélorussie aujourd’hui) en juillet 1887 et pose d’entrée la question de la judaïté de son œuvre tant il est vrai que ses thèmes, traduits en une langue « judéo-universelle », en une hybridation des religions, représentent rabbins, synagogues, fêtes et traditions juives, mais aussi et étonnement Marie et Joseph (La Sainte Famille, 1910) avec en point d’orgue des crucifixions dès la fin des années trente ! Un sujet nous explique l’auteur « complètement banni de la culture juive »… Le Christ en croix, certes, mais non sans y semer ça et là des symboles hébraïques rappelant la judaïcité du Christ. Langage universel donc qui ira s’accentuant les années venant.
Puis l’auteur nous entraîne en une palpitante biographie déroulant la vie du peintre. Sa famille, ses études à Vitebsk, son départ pour Paris en 1910, « à la recherche de lumière et de liberté », son installation à la Ruche, ce phalanstère d’artistes où il a pour voisins d’autres russes comme Zadkine et Archipenko. En 1914 il retourne en Russie pour un séjour qu’il veut bref mais y restera bloqué par le premier conflit mondial. Là, à Vitebsk, la ville de ses études, il devient commissaire aux « Beaux-Arts » suite à la révolution d’octobre. La paix revenue, il part pour Berlin en 1922 et revient en France l’année suivante à la demande du marchand Ambroise Vollard afin d’honorer une commande de plus de cent gravures pour illustrer Les Âmes mortes de Gogol, suivit d’une autre pour la Bible. Pendant toutes ces années il enchaîne expositions et commandes. On le voit accroché en Allemagne, aux États Unis, en Tchécoslovaquie, en Grande-Bretagne, en Belgique entre autres. Son art séduit.
Avec la montée du nazisme, l’antisémitisme s’empare de l’Europe centrale – trois de ses tableaux sont montrés dans l’exposition Art dégénéré à Berlin – et bon nombre de musées allemands décrochent ses œuvres qui sont vendus à l’encan.
Chagall, naturalisé français depuis 1937, tombe ces années-là sous le coup des lois juives du gouvernement de Vichy. Frôlant l’arrestation au printemps 1941, il est de ceux que le journaliste américain Varian Fry réussit à faire passer aux États-Unis en juin 1941. Il y restera jusqu’à son retour en France en 1948 où il s’installera à Vence, près de son marchand Aimé Maeght, une année plus tard. Suivent l’aventure du plafond de l’Opéra, puis du Message biblique deux interventions majeures des années d’après-guerre, années ponctuées de très nombreux honneurs, expositions, reconnaissances et manifestations qui l’installent définitivement comme l’un des artistes phares du siècle.
Un artiste libre de tout engagement
Son art ici est disséqué. Un art qui ne doit rien aux « ismes » de son temps même si, sans être cubiste, il fut sensible à cette manière. Il ne sera pas non plus adepte de la vision surréaliste, mais bien au contraire malgré les appels du pied de Breton qui voyait en ses œuvres des passerelles avec sa vision de l’art et de la vie. Il ne sera jamais un homme de mouvement, et même lors de ses retours en Russie au début du XXe siècle, il restera imperméable à l’abstraction développé là-bas par les suprématistes et les constructivistes. Seul peut-être les fauves et leurs visions colorées ont pu avoir sur son art cette propension à utiliser à foison l’apport de la couleur pour installer son propos en une sorte de néo-primitivisme. « Une explosion lyrique totale » rappelle Itzhak Goldberg citant Breton.
Quant à la grande question centrale dans son travail, celui de la religiosité semble être comme un fil rouge dans ses œuvres dont il faut remarquer que très vite elles sont marquées de ce sceau. Dès les premières années, il exploite autant le folklore russe qu’hébraïque en une vision strictement religieuse de la judaïcité. Les commandes dans les années trente d’illustrations pour l’Ancien testament et la Bible l’amènent à fondre et confondre les éléments sacrés et païens. Il développe, semble-t-il, sa propre interprétation des acteurs de la Bible, s’écartant du simple aspect de l’esprit religieux pour nous raconter des histoires issues du Livre dans lesquelles il introduit des éléments personnels, mêlant le rationnel à l’absurde, à la poésie et au rêve. Il appelle pour asseoir son propos des animaux hybrides, surnaturels, des personnages volants, des mondes oniriques et merveilleux comme dans les contes d’enfants dans lesquels la réalité laisse place à l’imagination et au féérique. Ainsi Chagall ne serait-il pas tout bonnement un merveilleux conteur d’histoires lié à ce que l’auteur nomme avec raison une « jouissance visuelle » ?
Cet ouvrage est une somme colossale et définitive sur l’artiste sûrement le plus touchant et le plus merveilleux de ce XXe siècle si riche. Itzhak Goldberg nous livre là un ouvrage aussi documenté que palpitant, à la hauteur de son sujet. Un beau cadeau pour Noël.
Marc Chagall par Izthak Goldberg
Editions Citadelles & Mazenod Collection « Les Phares ». 384 p. 350 ill. 189 €