Figure peu connue du surréalisme, la tchèque Toyen a traversé le siècle laissant une œuvre qui a parfaitement assimilé les concepts de ce mouvement. Elle s’est illustrée avec imagination en peinture, mais aussi renouvelant l’art du collage, touchant à la photographie et à la gravure. Le Musée d’Art moderne de Paris nous offre la première grande rétrospective de cette artiste majeure mais rare qui œuvra jusqu’à sa disparition pour maintenir vivace la flamme de ce mouvement révolutionnaire du siècle dernier.
Exposition « Toyen, l’écart absolu » au Musée d’Art moderne de Paris, jusqu’au 24 juillet 2022
Posté le 12 mai 2022
Nouent et renouent. 1950 © Collection particulière / Courtesy Galerie KODL / ADAGP, Paris 2022
Dans tous les mouvements il y a les stars, souvent connus du grand public, et les seconds couteaux… souvent pas si « seconds » que ça. Le mouvement surréaliste n’échappe pas à la règle. Si les noms de Dalí, Ernst, Magritte ou Miró sont ceux de suite cités, quand on parle de ce mouvement initié par André Breton, qu’en est-il des Tanguy, Paalen, Carrington ou Toyen ? Des noms qui eurent pourtant autant de talent et de mérite que les grands du mouvement. Saluons donc cette initiative du Musée d’Art moderne de Paris de nous présenter cette dernière, Marie Čermínová dite Toyen (1902-1980), un nom de pinceau qu’elle s’est forgé en 1923 à partir du mot française « citoyen ». Cette exposition, qui a d’abord été présentée à Prague et Hambourg, devait être d’évidence montrée à Paris où elle s’installe en 1925 après avoir quitté sa Prague natale, alors dans le giron autrichien. Initiatrice chez elle du surréalisme, elle vint ici se frotter aux pontes du mouvement.
Scaphandrier, 1926 © Kunsthalle, Prague / ADAGP, Paris, 2022
Dans le brouillard, 1933 © Kunsthalle, Prague / ADAGP, Paris, 2022
On peut se poser la question de savoir pourquoi une telle artiste, reconnue très vite et célébrée dans les grandes manifestations du groupe au travers de l’Europe, et exposée dans toutes galeries d’avant-garde dès les années 20, soit de nos jours si peu connue. La réponse tient sûrement dans le devenir du groupe et sa dissolution à la toute fin des années soixante qui fit plonger dans l’ombre les artistes qui n’étaient de premier plan et qui, pourtant, firent une œuvre conséquente. Cet effacement porta d’évidence préjudice à Toyen comme à Tanguy, Tanning ou Oppenheim qui semblent n’avoir vraiment existés que dans le groupe de Breton. Et il faudra attendre l’an 2000 à Prague – reprise en partie par le musée d’Art moderne de Saint-Étienne deux ans plus tard – pour qu’une première exposition de l’œuvre de Toyen ait lieu en France ! Cette rétrospective ici est donc d’importance et l’on peut dire que c’est la première véritable en France… 42 ans après sa disparition ! Et le catalogue qui l’accompagne d’évidence le premier ouvrage exhaustif sur cette artiste d’exception.
Le renouveau des idées
De sa prime enfance on ne sait rien. Reste une photo d’une enfant sage, datée du début des années 10, où elle pose la moue fermée en jupe plissée et col marin. La photo découpée a exclu l’adulte dont seule la main reste – celle de sa mère ? – posée sur l’épaule de la gamine. Ensuite, c’est par la photo que l’on suivra sa vie. Des photos dans tous les pays qu’elle visitera, en vacances, en bord de la mer ou avec tous les amis et artistes qui accompagneront sa vie. Le catalogue, sur ce point, très bien documenté nous la rend familière, elle qui, pourtant, fut longtemps dans l’ombre du public.
Port, 1925 ©Paris, Centre Pompidou. Musée national d’Art moderne-CCI / ADAGP, Paris, 2022
Une nuit en Océanie ,1931 © Gallery of Fine Arts in Zlín / ADAGP, Paris, 2022
Le parcours de Toyen est emblématique des engagements d’alors dans un mouvement d’avant-garde. Études à l’école des arts appliqués de Prague, alors au centre d’une Europe en pleine mutation des esprits et des révolutions artistiques. L’architecture, la littérature, la psychanalyse, le théâtre, tout est remis en question et l’attirent. Elle a 17 ans, elle quitte sa famille et trouve dans les milieux anarchistes et communistes un renouveau des idées et comme beaucoup de jeunes à l’époque – et en général – elle épouse ces idées révolutionnaires, menées, entre autres, par Karel Teige, artiste et critique tchèque d’obédience marxiste.
Elle co-fonde avec lui le groupe anarchiste Devětsil en 1920 qui œuvre dans toutes les directions. Elle est attentive à l’art de son temps et dans la recherche de sa voie. Elle peint, dès 1923, des œuvres dans une manière post-cubiste (Nature morte (glace) et L’Excentrique) se frottant au courant du temps. Puis, elle s’essaie dans le purisme, initié en France par Le Corbusier et Onzenfant, (Le Port, 1925 ; La Plage et Scaphandier, 1926) et parallèlement, travaille sur des dessins et tableaux aux accents naïfs (Les danseuses et Les Rois mages, tous deux datés 1925) et souvent d’un érotisme débridé. Le premier accrochage d’importance de ses œuvres se fait dans le cadre d’une exposition du groupe Devětsil, intitulée « Le Bazar de l’art moderne » à Prague en 1923. Elle a tout juste 21 ans..
Elle se rapproche de Breton
À l’été 1922 elle avait fait la rencontre, sur l’île croate de Korčula, de Jindřich Štyrský, un touche-à-tout, peintre, poète, photographe, éditeur. Ils décident d’un voyage à Paris, attirés qu’ils sont par les échos qui leur parviennent de la capitale française. Ils y demeureront de 1925 à 1928, puis elle entame toute une série de voyages comme une initiation, un « grand tour », à la découverte du monde qui l’entoure, consignant ses impressions par de petits croquis dans des carnets.
Paris ! De Montmartre à Montparnasse elle déambule avec Štyrský et le couple s’efforce de pousser les portes. Une première étincelle lorsqu’ils présentent des œuvres acceptées dans le cadre de « L’Art d’aujourd’hui » une manifestation donnant la réplique avant-gardiste aux expositions conventionnelles. Brâncuși, Larionov, Mondrian ou encore Léger sont de la partie et Toyen réussi même à vendre une œuvre ! Puis Philippe Soupault la présente à la Galerie Vavin en 1927.
Été, 1931 © Kunsthalle, Prague / ADAGP, Paris, 2022
La Dormeuse, 1937 © Collection particulière / ADAGP, Paris, 2022
Son premier pas vers le surréalisme, elle le signe avec son éternel complice Štyrský en créant le mouvement « artificialiste » en 1926. Un mouvement proche des idées de Breton, qui s’efforce «de libérer au maximum l’imagination… et remplit les espaces entre les formes réelles et qui émane de la réalité. » cette définition plaît tant à Breton qu’il la reprend dans la réédition de son Manifeste du surréalisme. Pourtant son approche n’est pas encore celle des pontes du mouvement.
Ses œuvres d’alors oscillent entre une abstraction convenue et des sortes de paysages mentaux que l’on peut trouver chez Max Ernst (Une nuit en Océanie, 1931) ou chez son compatriote Josef Šíma (Dans le brouillard, 1933). Elle signe alors des traits d’union qui vont l’emmener vers un surréalisme affirmé (Océanie, la nuit, 1931), donnant à voir un art tout en adéquation avec les grands principes du mouvement : onirique, fantastique, symbolique qui, comme le définit lui-même Breton, est le fruit : « d’un automatisme psychique pur ». Acceptée, elle fréquente tous ses membres Ernst, Man Ray ou Tanguy, ce dernier signant même une œuvre titrée Hommage à Toyen. Elle expose en mai 1935 à la mythique galerie Pierre aux côtés de Max Ernst, Alberto Giacometti et Viera da Silva.
S’il n’en reste qu’une…
La guerre la surprend à Prague où elle est revenue dès 1935 mais le communisme et les pressions staliniennes que les intellectuels subissent la pousse, avec son compagnon Jindřich Heisler, à quitter Prague pour Paris en mars 1947. Jindřich Heisler, poète et photographe, avait rejoint en mars 1936 le groupe des surréalistes tchèques. Une amitié indéfectible va les unir depuis que Toyen l’avait caché à Prague dans son studio pendant la guerre pour lui éviter la déportation. Il devient son compagnon. De très nombreuses photos qui émaillent le catalogue nous les montre avec le groupe surréaliste dans diverses manifestations et dans les voyages qu’ils entreprirent jusqu’en janvier 1953 quand Heisler meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 39 ans.
Ci-dessus : Tu t’évapores dans un buisson de cris, 1956 © Collection particulière / ADAGP, Paris, 2022
Ci-contre : Le Paravent, 1966 © Paris Musées, Musée d’Art Moderne, Dist. RMN-Grand Palais / ADAGP, Paris, 2022
Conforme à une certaine pensée du groupe, elle investit aussi la scène érotique avec des dessins et des peintures qui vont même souvent au-delà pour aborder les rives de la pornographie, à l’image de ces dessins obscènes que l’on trouvait autrefois sur les murs de certains lieux publics. Cet aspect de son travail se retrouvera dans l’illustration de certains écrits – dont une édition de la Justine de Sade – elle créera avec Štyrský, l’ami de toujours qui décédera en mars 1942 d’une crise cardiaque, la revue Eroticka Revue.
Après-guerre, ancrée à Paris, son art évolue sans jamais trop se départir du surréalisme mais l’adaptant à la sauce de son époque, oscillant entre abstraction et figuration, flirtant toutefois et toujours avec des traînées de surréalisme (Tous les éléments, 1950, L’Eau de la solitude, 1955 ou Le Paravent, 1966) dont les titres de ses œuvres reflètent, sans ambiguïté, la continuité, tant dans la forme que dans le fond, de son appartenance au mouvement : À l’entrée du silence, 1954 ; Tu t’évapores dans un buisson de cris, 1956 ou Les affinités électives, 1970. Elle restera l’un des derniers phares de ce mouvement qui bouscula tant les esprits au XXème siècle investissant toutes les formes de l’art.
Un retour chez Breton…
Son apport est considérable dans ce maelström des avant-gardes de son temps. Elle a touché à tout. Peinture, mais pas seulement, elle a été inventive dans l’art du collage (Vis-à-vis, 1973), elle a travaillé avec des poètes en illustrant des ouvrages, bricolé des photographies et se révèle une excellente graveuse apportant sa main et son esprit à de nombreux ouvrages.
La boucle se… boucle lorsqu’elle s’installe en avril 1967, sur la proposition de Breton, dans le mythique appartement que ce dernier occupa si longtemps au 42 rue Fontaine. Elle y restera jusqu’à sa mort le 9 novembre 1980. Enterrée au cimetière des Batignolles elle a pour voisin de caveau un certain André Breton… Toyen est, sans nul doute, l’égal des géants qu’elle a côtoyé.
Musée d’Art moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson (16e).
À voir jusqu’au 24 juillet 2022
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22h pour les expositions temporaires seulement.
Fermeture des caisses à 17h15 ou 21h15.
Accès :
Métro : ligne 9 – Arrêt Alma-Marceau ou Iéna
Bus : lignes 32 (Iéna), 42 (Alma-Marceau), 72 (Musée d’Art moderne), 80 (Alma-Marceau), 82 (Iéna) et 92 (Alma-Marceau)
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Toyen, l’écart absolu sous la direction d’Annie Le Brun et d’Annabelle Görgen-Lammers
Éditions Paris Musées. 350 pages. 563 ill. 49 €