Vilipendée, moquée, critiquée, méprisée, la démarche décorative des Impressionnistes dut subir en son temps une levée de boucliers des critiques et observateurs qui ne pouvaient accepter que l’art soit mis au service de la décoration intérieure. Pourtant, comme on peut l’admirer dans cette exposition au musée de l’Orangerie, la première sur le sujet, cette pratique n’est en rien contradictoire avec leur œuvre de chevalet. On y retrouve intact leur hymne à la vie, à la nature et à la joie de vivre !
Exposition « Le Décor impressionniste. Aux sources des nymphéas » au Musée de l’Orangerie, jusqu’au 11 juillet 2022
Posté le 21 mai 2022
Vue in-situ d’une des salles de l’exposition. De gauche à droite : Gustave Caillebotte, décors de serre (1893) ; Claude Monet, 3 œuvres Massif de chrysanthèmes (1897) © Ph.: Sophie Crépy
Paul Cézanne. Les Quatre Saisons : L’Eté , Vers 1860 - 1861 © Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Pierre Auguste Renoir. Le Clown musical, dit aussi Clown au Cirque, 1868 © Coll. Kröller-Müller Museum, Otterlo

Pierre-Auguste Renoir. Les Baigneuses Essai de peinture décorative, dit aussi Les Grandes Baigneuses, 1884-1887 © Philadelphia Museum of Art

Claude Monet. Massif de chrysanthèmes 1897 © Bâle, Kunstmuseum Basel / Ph. : akg-images

Gustave Caillebotte. Ensemble de 3 panneaux : Pêche à la ligne, Baigneurs bord de l’Yerres et Périssoires (1878) © Coll. Part, Ph. : musée d'Orsay / P. Schmidt ; Coll. Part, Ph.: Josse / Bridgeman Images ; L. Deschamps - Musée des bx-arts de Rennes

Berthe Morisot. Le cerisier (1891) © Musée Marmottant-Monet legs A. Rouart

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Quel meilleur endroit pour présenter le lien entre impressionnisme et décoration que ce lieu qui abrite les mythiques Nymphéas de Monet qualifiées par le peintre lui-même de « grandes décorations » ? Car s’il est bien un mouvement – avec celui des nabis qui furent souvent crédités comme les premiers à user de cette pratique – qui conjugue art et décoration c’est bien ce mouvement porté en 1874 sur les fonts baptismaux par Monet et Renoir entre autres, deux figures majeures qui œuvrèrent beaucoup dans cet à-côté du mouvement. Ce qui fit beaucoup pour sa reconnaissance… mais aussi prêta le flanc à ses détracteurs qui méprisaient cette pratique au nom de la grandeur de l’art, un art qui ne pouvait se compromettre en ces vils travaux de décoration.
« Du papier peint ! » selon le critique Louis Leroy qui n’en loupait pas une et à qui, du reste, l’on doit le terme « impressionniste » qu’il avait employé en se gaussant d’eux dans un article en 1874 ! Cet autre aspect de leur art ne pouvait qu’apporter de l’eau au moulin de ses détracteurs. Mais au-dessus de ces voix discordantes, Félix Fénéon, l’inconditionnel défenseur du groupe préfère, lui, le qualificatif de « génie décoratif ». L’avenir lui a donné raison !
Claude Monet. Les Villas à Bordighera (1884) décoration pour le salon blanc de l’appartement de Berthe Morisot à Paris © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Gustave Caillebotte. Parterre de marguerites, (vers 1893) © Giverny, musée des impressionnismes / ph.: François Doury
L’enjeu de cette exposition au musée de l’Orangerie – la première sur ce thème – est donc bien de montrer qu’art et décoration – en ce qui concerne les impressionnistes – part de la même démarche. L’impressionnisme n’est-il pas avant tout l’art d’importer la nature à fin décorative dans les salons et résidences ? Entre le tableau suspendu au mur et les peintures à fresque sur les murs, ou sur les portes, impostes ou trumeaux quelle est la différence ? André Masson ne dira-t-il pas des Nymphéas installés au Jeu de Paume qu’ils sont « la chapelle Sixtine de l’Impressionnisme » ? Faisant naturellement référence à Michel-Ange qui décora la chapelle vaticane de ce qui est considéré comme son chef d’œuvre.
« Le rêve de toute ma vie de peindre des murs ! »
D’autant que bien souvent ces « décorations » furent par leur propriétaires suivants, démontées, encadrées et présentées comme des œuvres à part entière, ce que l’on ne voulait pas reconnaitre au moment de leur création et de leur installation in-situ. Peu ont été conservées in-situ et sont aujourd’hui dispersées comme ces deux œuvres de Pissarro (Vaches s’abreuvant dans l’étang de Montfoucault, automne et L’Étang de Montfoucault en hiver, effet de neige, 1875) venues de Tokyo ! Elles furent à leur création peintes pour décorer la demeure du cousin de l’artiste à Yport.
« Dans l’histoire de l’impressionnisme, on a un pan béant, celui des travaux décoratifs, très peu étudiés, voire pas identifiés comme tels et il me semblait très intéressant de les remettre à l’honneur » dixit Sylvie Patry co-commissaire de l’exposition.
Et si la part belle est laissée à Monet, Renoir et Caillebote, ceux qui, il est vrai s’y prêtèrent le plus, on croisera aussi, dans une moindre mesure, des œuvres signées Félix Bracquemond, Mary Cassatt, Paul Cézanne, Edgar Degas (« Ç’a été le rêve de toute ma vie de peindre des murs » dira-t-il !), Édouard Manet et Camille Pissarro. Preuve si besoin était que cette pratique était courante à l’époque. Et les impressionnistes ont ainsi pris part à la réflexion sur la place du beau dans la vie quotidienne, et les collectionneurs qui raffolait de leur travail n’étaient pas de ceux qui faisaient une différence entre leur œuvre de chevalet et les commandes destinées à décorer leur cadre de vie.
Monet et ses… dindons
Cézanne, lui, dès 20 ans en 1860, est le premier à peindre sur les murs du Jas de Bouffan, la bastide familiale à Aix-en-Provence, de grandes peintures murales représentant les quatre saisons dans une manière très romantique (il les signe même… Ingres par ironie !) qui ne laisse rien augurer de la suite de son art. S’ensuivent amis, connaissances et mécènes qui ornent leur maison de ces « décorations » à l’image d’un Ernest Hoschedé, négociant, ami et mécène de Monet – et dont l’épouse Alice deviendra la compagne du peintre – qui lui commande pour le salon de son château de Rottembourg à Montgeron, une série dont les célèbres Dindons dont personne aujourd’hui irait à penser que cette œuvre fut une décoration avant d’être aujourd’hui encadrée. Il « travaillera » aussi sur les portes du salon de son marchand Durand-Ruel.
Claude Monet. Les Dindons, décoration non terminée, dit aussi Les Dindons (1877). Décoration pour le salon du château de Rottembourg, propriété des Hoschedé à Montgeron © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Camille Pissarro. Vaches s’abreuvant dans l’étang de Montfoucault, automne (1875) © Tokyo Yoshino Gypsum Co. Ltd and YoshinoGypsum Art Foundation
Caillebotte, lui, fleurira les murs et les portes de sa maison du Petit-Genevilliers de grands panneaux (Orchidées à fleurs jaunes (cattleya et antonium), Cattleya et antonium, Cattleya et plantes à fleurs rouges, Orchidées à fleurs, 1893) qui sont comme des fenêtres ouvertes sur une serre toujours en fleurs. On lui doit aussi ce grand Parterre de marguerites (1893), traité en aplat – presque comme du papier peint – sans profondeur ni échappée. Présents aussi deux panneaux sur le thème récurrent alors des baigneurs et surtout ce panneau Périssoires, une sorte de canoë, dont il fit une série d’œuvres montrant ces embarcations naviguant sur l’Yerres. Un cadrage serré, une exploitation de la perspective, une vue plongeante dans cet exercice de style, le peintre offre une véritable partie de campagne à destination sans ambiguïté à repenser l’espace dans lequel il avait installé chez lui ce « panneau décoratif » comme il le qualifiait lui-même.
« Une magnificence légère » !
Renoir lui est fortement représenté, signe que cette manière était bien ancrée dans son œuvre. L’exposition ouvre avec son Clown musical de 1868 destiné à la salle du café Napoléon à côté du Cirque d’Hiver. S’ensuit des décorations à destination de l’appartement du peintre Jacques-Émile Blanche illustrant des passages de l’opéra Tannhäuser. Mais la pièce maîtresse est, sans conteste, cette « magnificence légère » qu’est Les Grandes Baigneuses (1884-1887), une œuvre auquel il ajoute lors de son exposition en 1887, le sous-titre d’Essai de peinture décorative ! Une grande toile inspirée par la sculpture de François Girardon (Le Bain des nymphes de 1672) et conservée au Philadelphia Museum of Art et pas revue en France depuis 1922
Et enfin, l’exposition présente d’autres créations décoratives que ces peintres acceptèrent, souvent vues comme des débouchés lucratifs de leur travail, sur des assiettes, boîtes et autres éventails à une époque, la IIIème République, qui les dédaignait dans les salons officiels ?
Aujourd’hui, cette exposition apporte, si besoin était, la preuve que leur démarche allait plus loin que d’être simplement décorative mais était bien dans la foulée de leur crédo, et comme le disait si justement Renoir la démarche était simplement de « mettre un peu de gaieté sur les murs ».
Musée de l’Orangerie, Jardins des Tuileries (côté Seine), Place de la Concorde (1er)
À voir jusqu’au 11 juillet 2022
Ouvert de 9h à 18h tous les jours sauf le mardi. Dernières entrées à 17h15
Accès
Métro : lignes 1, 8, 12, station Concorde
Bus : lignes 42, 45, 52, 72, 73, 84, 94, arrêt Concorde
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Le décor impressionniste. Aux sources des nymphéas
Sous la direction de Sylvie Patry et Anne Robbins
Coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan. 288 p. 45 €