Marcel Proust, l’un des écrivains majeurs du XXème, auteur de la monumentale À La recherche du temps perdu nous est raconté au Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme sous l’angle de sa judaïcité et de celle-ci dans la société de son temps. Bien que se revendiquant catholique, il épousa une judaïcité de cœur, celle de sa mère, née Weil, et qu’il adorait. Cette facette éclaire son œuvre sous un jour autre dans une société alors largement antisémite. Est abordé aussi son homosexualité, une composante de sa vie mise aussi à l‘opprobre en son temps et qu’il instilla dans son œuvre.
Exposition « Marcel Proust. Du côté de la mère » au Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme, jusqu’au 28 août 2022
Posté le 10 juin 2022
René François Xavier Prinet. Le Balcon, 1905-1906 © Caen, musée des Beaux-Arts
Jean-Jules Antoine Lecomte du Nouÿ. Portrait du Dr Adrien Proust, 1885 © Illiers-Combray, Maison de tante Léonie – musée Marcel Proust

René François Xavier Prinet, La plage de Cabourg. 1910 © RMN – Grand-Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Marcel Proust, Premières épreuves corrigées de Du côté de chez Swann, 1913 © Suisse, Cologny, fondation Martin Bodmer

Frans Francken le Jeune, Esther et Assuérus, XVIIe siècle ? © Collection Marie-Claude Mauriac / Ph.: R. Kriegel

Henri Lucien Doucet. Comte Robert de Montesquiou, 1879 © Établissement public du château de Versailles

Kees van Dongen. À la recherche du temps perdu, vers 1950 © Coll. part. / Ph.: D.R.

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En cette année qui marque le centenaire de la disparition de Marcel Proust, le mythique auteur de À la recherche du Temps perdu, trois institutions nous ont proposé de commémorer l’événement chacun selon leur thème. On nous parla de l’écrivain et de l’œuvre tout naturellement à la BNF. On nous proposa de nous mettre dans ses pas dans le Paris où il a vécu et fréquenté au Musée Carnavalet et aujourd’hui c’est au tour du Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme de nous parler de l’homme, de sa famille, de sa mère d’origine juive, de son intimité, des événements qui ont façonné son œuvre et aussi de ses amis et connaissances.
C’est une facette jamais mise en lumière que nous présente le musée : sa judaïcité. Né d’une mère issue de la famille Weil « israélites parfaitement intégrés à la bourgeoisie moderne de leur temps qui jouèrent un rôle important dans l’histoire des juifs de France », il semble qu’il n’en fit grand cas, se revendiquant catholique. Pourtant, comme on le voit ici, cette judaïcité le fut de cœur par l’adoration qu’il avait de sa mère qu’on retrouve dans ses écrits comme dans certaines prises de position.
Anaïs Beauvais, Portrait de Madame Adrien Proust, Jeanne Weil âgée de 30 ans, 1880 © Illiers-Combray, Maison de tante Léonie – musée Marcel Proust
Otto Wegener, Marcel Proust. Probablement 27 juillet 1896 © Coll. part. / Otto Wegener / TopFoto / Roger-Viollet
Cette mère adorée semble l’avoir porté jusqu’à sa disparition en 1905, décès qui déclenche chez le plus tout jeune Marcel – il a 24 ans – la pensée qu’il lui serait « si doux avant de mourir de faire quelque chose qui aurait plu à maman ». Comme quoi tous ses problèmes n’étaient pas entièrement réglés… Il s’attèlera donc à sa grande œuvre, cette Recherche qui l’occupera jusqu’à sa mort en 1922. En tout sept tomes (en neuf volumes) dont le premier, Du côté de chez Swann, paraît à compte d’auteur chez Grasset en 1913 (ayant été refusé par le comité de lecture de Gallimard présidé par Gide qui reconnaîtra là « la plus grave erreur de La Nouvelle Revue française »), mais qui reviendra, ainsi que tous les tomes futurs, dans le giron de l’auguste maison lorsque celle-ci racheta à Grasset ce premier tome, suite à de bonnes ventes de cette première édition et publia la suite. En 1919, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, second tome de la saga, obtient même le Goncourt.
Une famille bourgeoise moderne
La mère de l’écrivain, née Jeanne Weil en 1849, est issue d’une famille dont on retrouve la trace en Alsace au XVIIIe siècle. La famille se retrouve à Fontainebleau là où le grand-père du futur écrivain dirige une fabrique de porcelaine réputée. L’arbre généalogique de Marcel présentée dans la première partie nous apprend que cette famille fut très impliquée dans la communauté juive de Paris et dans la finance.
Cette famille Weil compte des industriels, des financiers, des avocats, un magistrat, un écrivain, un musicien, un architecte… Grand-oncle par alliance de Jeanne, éphémère ministre de la Justice en 1848 puis en 1870-1871, Adolphe Crémieux (1796-1880) restera célèbre pour le décret de 1870 attribuant la nationalité française aux juifs d’Algérie. Parfaitement intégrés à la bourgeoisie moderne de leur temps, francs-maçons et libres-penseurs pour certains, les Weil ont toutefois conservé des liens avec les institutions juives qu’ils soutiennent par des actes de philanthropie.
Jeanne épouse en 1870 Adrien Proust, de quinze ans son aîné, brillant médecin originaire d’Eure-et-Loir, probable relation maçonnique de son père. Ils auront deux fils, Marcel et Robert (né en 1873). De cette judaïcité il ne semble pas faire grand cas. Il répond même à une demande de Robert de Montesquiou – qui militait contre la réhabilitation de Dreyfus – au sujet de cette filiation : « Si je n’ai pas répondu hier à ce que vous m’avez demandé des juifs, c’est pour une raison très simple : si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est Juive. Vous comprendrez que c’est une raison assez forte pour que je m’abstienne de ce genre de discussions… Vous auriez pu me blesser involontairement. » Une réponse qui ne gomme nullement à ses yeux sa judaïcité, mais il semble l’accepter sans plus comme un élément, une composante de son être donnée par cette mère adorée.
Claude Monet. Hôtel des Roches noires à Trouville, 1870 © Musée d’Orsay Paris / Ph. D.R.
Édouard Vuillard, Annette sur la plage de Villerville, 1910 © Collection particulière
Le laboratoire de l’écriture
Cette part essentielle qui ouvre l’exposition et la justifie est suivie de plusieurs autres sections qui déroulent certains aspects de sa vie ou de l’œuvre. Il n’est nullement question d’une exposition sur la vie même de l’écrivain, mais de mettre en lumière certains aspects de celle-ci ou de son œuvre avec comme fil rouge cette judaïcité qui saupoudre son œuvre et sa vie. Naturellement on ne peut passer sous silence l’œuvre même qui fit de lui l’un des écrivains majeurs du siècle dernier. C’est ce « laboratoire de l’écriture » qu’on nous développe en partie en nous présentant des placards corrigés par sa main de Du côté de chez Swann. De nous démontrer aussi que Proust connaît les textes juifs. Et de nous instruire « d’une note dans le Cahier 5, resté longtemps inédit, montre son intérêt pour le Zohar, le Livre des splendeurs. Cette œuvre maîtresse de la Kabbale rédigée en Espagne au XIIIe siècle exprime un courant de pensée mystique et une méthode kabbalistique d’approche de la connaissance. Ses révélations présentent des analogies avec le concept de souvenir enfoui, surgissant de manière involontaire par une sensation que Proust développe dans la Recherche, processus qui représente l’essence même de sa démarche d’écrivain. »
S’ensuit une partie consacrée aux mondes de Proust, terrain qu’avait bien défriché l’exposition au Carnavalet. On retrouve ici les analogies entre les lieux qu’il a fréquenté ou habités et qui resurgissent dans son œuvre. Paris en premier lieu mais aussi mais aussi Illiers (le Combray du roman) chez son grand-oncle Louis Weil, les stations balnéaires de la côte normande – Trouville, Houlgate, Cabourg, Deauville – où il séjourne régulièrement entre 1880 et 1914. Des lieux illustrés ici par des œuvres de Caillebotte, Boudin, Dufy, Monet, Helleu, Vuillard ou van Dongen qui tous fréquentèrent aussi ces lieux à la mode… Les mondes de Proust sont aussi les milieux qu’il fréquentent et qui charpentent La Recherche… le monde de la culture, des affaires de l’intelligentsia.
Le musée se penche aussi – et naturellement pourrait-on dire – sur le Livre d’Esther. Un ouvrage « lu au cours de la fête des Sorts (Pourim en hébreu) s’achève avec le triomphe de Mardochée et le sauvetage du peuple juif par la reine Esther. Le récit, émaillé de rebondissements, de revirements, d’inversions de positions sociales, bascule au moment de la révélation de l’identité de la reine Esther, qui avait caché sa judaïcité au roi Assuérus. ». Et de nous apprendre que cet ouvrage, et la pièce qui en fut tirée interprétée entre autres par Sarah Bernhardt (qui aurait inspiré, avec Réjane, le personnage de la Berma dans la Recherche) tenait une place d’importance dans la famille de l’écrivain et que celle-ci possédait même un tableau de Frans Francken, le Jeune, représentant Esther et Assuérus.
Une section est ensuite consacrée aux rapports entre Proust et l’Affaire Dreyfus qui secoua tant le pays au tournant du XXème siècle. On connaissait peu son engagement auprès des dreyfusards, affirmant sa judaïcité dans cette famille dont le père était, lui, un antidreyfusard convaincu, et se rangeant alors du côté de sa mère. On imagine bien les dîners dans cette famille déchirée. D’autant que dès le lendemain de la publication du « J’accuse » d’Émile Zola dans L’Aurore du 13 janvier 1898, Proust signe une protestation « contre la violation des formes juridiques » lors du procès de 1894. Son nom figure sur une pétition en faveur de la révision, aux côtés de ceux de son frère Robert et de ses amis Jacques Bizet, Daniel Halévy, Robert de Flers ou Élie Halévy. Il assiste au procès de Zola en février 1898, qu’il décrit dans Jean Santeuil comme une expérience émouvante et esthétique. Naturellement, Édouard Drumont antisémite notoire, le désigne pour la première fois comme « juif » dans La Libre Parole, son quotidien antisémite.
« Le secret de Charlus »
Autres points abordés par l’accrochage, celui concernant les personnages de La Recherche… et leur rapport à la judaïcité. Et de nous expliquer : « La place des juifs dans la société et l’antisémitisme sont omniprésents dans La Recherche. Le narrateur s’agace de l’antisémitisme de son grand-père, qui fredonne un air de La Juive de Fromental Halévy et Eugène Scribe devant ses camarades israélites. Plus loin, Proust décrit les tensions attisées par l’affaire Dreyfus. Les personnages que l’écrivain imagine représentent différentes facettes de l’identité juive, dans des situations contrastées et avec des comportements ambivalents. On a parfois reproché à Proust de traiter ses personnages juifs de manière caricaturale, voire antisémite. Mais leurs descriptions expriment certains préjugés de l’époque – vulgarité, avarice, servilité, arrivisme – et non l’opinion de l’écrivain. »
Une facette qui, non seulement, éclaire l’époque de l’écrivain, mais donne à voir une lecture de la société de son temps et ajoute une légère complexité et un autre niveau de lecture. Il en est de même sur le chapitre consacré à l’homosexualité et ce « secret de Charlus ». L’homosexualité, est considéré alors comme une maladie « inguérissable » et pourtant est présente dans la société et les salons. Le baron de Charlus, figure centrale de l’œuvre, est lui le double de l’écrivain qui, l’époque faisant (n’oublions pas que l’écrivain anglais Oscar Wilde fut emprisonné pour cela), n’a jamais reconnu son homosexualité alors que plusieurs de ses liaisons étaient de notoriété publique. Et dans le « jeu » du baron Charlus, beaucoup avancèrent qu’on pouvait y voir en filigrane sa relation compliquée avec Robert de Montesquiou.
Juif et homosexuel à cette époque se rejoignait dans l’opprobre qui les frappait, mais Proust sut incorporer ses deux facettes à son œuvre, voir prendre finement cause pour non les sublimer mais simplement les montrer comme de simples composantes de l’humanité dans une société qui leur tournait alors le dos.
Marcel Proust. Du côté de la mère
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. 71, rue du Temple (3e)
À voir jusqu’au 28 août 2022
Du mardi au vendredi : 11 h à 18 h et les samedi et dimanche : 10 h à 18 h
Métro : Rambuteau (lignes 1 et 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11).
Bus : 29, 38, 47, 75
RER : Châtelet-Les Halles
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Marcel Proust. Du côté de la mère
Sous la direction d’Isabelle Cahn et Antoine Compagnon
Coédition mahJ – RMN-GP. 256 pages. 180 ill. 39 €