Figure rare et effacée, l’artiste américaine Shirley Jaffe trouve enfin au Centre Pompidou une rétrospective qui nous fait découvrir une artiste importante du siècle dernier. Une œuvre qui suit une trajectoire qui va de l’expressionnisme abstrait, triomphant après-guerre, vers un travail aux accents de cet art construit qui signait parfaitement les bouleversements tant urbains que sociétaux de la seconde moitié du siècle. Une magnifique et importante (re)découverte.
Exposition « Shirley Jaffe, une américaine à Paris » au Centre Pompidou, jusqu’au 29 août 2022
Posté le 24 juin 2022
Vue in-situ de l’exposition. Au centre : Bayeux, 1983. À gauche : Otherwise, 2002. À droite : Hollywood, 1980 © Mobilier national, Paris / Coll. part., Courtesy Galerie Greta Meert, Bruxelles / Musée d’Art moderne de Paris / Adagp, Paris 2022
D’évidence, le XXème siècle nous promet encore des explorations et des mises en lumière d’artistes, d’une grande importance (cf. Toyen au Musée d’Art moderne de Paris en ce moment), des artistes qui n’ont pas encore eu une indispensable rétrospective dans nos institutions. Côté américain, il serait fastidieux d’en faire la nomenclature mais le Centre Pompidou comble une lacune en nous exposant l’œuvre de Shirley Jaffe (1923-2016), une américaine qui fit, comme son amie et compatriote Joan Mitchell, son œuvre en France, à l’image de ses compatriotes Alexander Calder et Sam Francis ou le canadien Jean-Paul Riopelle. Un trio dont elle deviendra proche lors de son installation à Paris en 1949.
Une rétrospective qui présente comme intérêt premier de nous montrer le parcours d’une artiste, déroulant dans sa chronologie, ses influences, comme la genèse et l’affirmation de son langage propre. Concernant Shirley Jaffe, si on veut faire un raccourci, disons que son œuvre s’étire de Monet à Matisse et aux tenants de l’art construit. Son art s’étire de ses débuts proches de l’expressionniste abstrait à une radicalité dans laquelle la couleur, les figures, le jeu entre les partie colorées et les blancs ne sont pas s’en rappeler les gouaches découpées de Matisse (du reste, l’exposition passera en octobre 2023 par le musée Matisse de Nice). Il semble qu’elle découvrit le travail de ce dernier grâce à Georges Duthuit – le gendre du peintre – au tout début des années 50.
Mais n’allons pas en déduire que Shirley Jaffe ne serait qu’une suiveuse. Non, il y a dans son travail des considérations plus formalistes alors que le nordiste, coloriste, travaillait sur une vision plus orientale, « byzantine » même, selon Claudine Grammont qui signe un texte sur ce rapprochement dans le catalogue de l’exposition. La vivacité et le travail sur la couleur les unit toutefois.
Ci-dessus : Sans titre, 1963- 64 © Centre Pompidou, Mnam- Cci/Audrey Laurans/Dist. RMN-GP / Adagp, Paris, 2022.
Ci-contre : Sans titre, 1952 © Centre Pompidou, Mnam- Cci/Audrey Laurans/Dist. RMN-GP / Adagp, Paris, 2022
Née Shirley Sternstein dans le New Jersey, d’une mère russe et d’un père venu d’Autriche-Hongrie, sa famille va subir de plein fouet la Grande Dépression. Son père meurt alors qu’elle n’a que 10 ans et sa mère reste seule pour subvenir à ses trois enfants. Scolarité d’abord à la Lincoln High School qui privilégie l’enseignement artistique. Elle s’y révèle attentive à l’art et poursuit comme boursière, ses humanités à la Cooper Union School of Art à New York. Dont elle sort diplômée en 1945. À cette époque, elle découvre Bonnard au MoMA, une rencontre qui, dit-elle, l’a marqué profondément. La couleur déjà…
En1949 elle se marie avec Irving Jaffe, un journaliste qui, quelques mois plus tard, l’embarque avec lui pour Paris afin d’étudier la sociologie à la Sorbonne grâce au GI Bill, une bourse accordée aux soldats démobilisés pour financer leurs études universitaires. Ces années d’après-guerre voient plusieurs centaines de jeunes artistes américains débarquer ainsi à Paris et y suivre de nombreux cours dont, entre autres, ceux dispensés à La Grande Chaumière, à l’académie Julian ou aux Beaux-Arts.
Vue in-situ de l’exposition. De gauche à droite : Sans titre, 1970-1972 ; Sans titre, 1972 ; Boulevard Montparnasse, 1968 © Coll. Thierry et Isabelle Rougier, Courtesy Galerie Natalia Obadia / Musée Cantini, Marseille, Courtesy Galerie Natalia Obadia / Centre national des Arts plastiques, dépôt au Centre Pompidou / Adagp, Paris 2022
Après la découverte de Bonnard au MoMA, un autre choc pour elle : la découverte à Paris, chez le marchand Paul Facchetti, de Jackson Pollock, qui trouve là sa première exposition en Europe. Elle aimait à dire : « J’ai découvert Bonnard à New York et Pollock à Paris !« . Un bref retour d’une année à New York, une année qui ne sera pas perdue puisqu’elle s’y frottera à l’expressionnisme abstrait qui se développe alors autour des De Kooning, Gottlieb, Motherwell, Still ou Rothko. Dans ce bouillonnement qui assoit alors NY comme place forte de l’art américain d’après-guerre, elle fait la connaissance d’un pilier du mouvement, Joan Mitchell qu’elle retrouvera à Paris lorsque celle-ci s’y fixe en 1955. Shirley Jaffe, elle, revient à Paris en 1953.
69… Année décisive
Dès lors elle se fond dans le monde des avant-gardes et obtient, en 1956, sa première exposition à la galerie du Haut Pavé et la même année elle est exposée à la Kunsthalle de Bâle dans un accrochage de groupe. En 1966, après de nombreuses expositions à Paris, en Suisse et en Allemagne – et aux États-Unis dans les années 70 et qui voit le San Francisco Museum of Art inscrire à son catalogue une de ses œuvres – elle intègre la toute jeune – mais importante – galerie Jean Fournier, qui restera son point d’ancrage jusqu’en 1997.
Côté institution, il lui faut attendre 1982 pour que le Musée d’Art moderne de Paris acquiert une de ses œuvres, suivi trois ans plus tard par le Centre Pompidou. Et en 1988 elle fait son entrée avec une œuvre au MoMA de New York. Et enfin, il faudra attendre son décès pour qu’une douzaine de toiles entre dans nos collections nationales par dation.
Madame Butterfly, 1978-1979 ©Fondation Gandur pour l’Art, Genève / Courtesy Galerie Natalia Obadia / Adagp, Paris 2022
Hawley, 2011 © Coll. part., Courtesy Galerie Greta Meert, Bruxelles / Adagp, Paris 2022
Dans son art, le tournant s’effectue en 1969. Cette année-là elle abandonne définitivement cet expressionnisme abstrait qui a fait les grandes heures de l’art américain d’après-guerre. Son installation en France, ses fréquentations changent sa grammaire. Elle semble s’orienter vers les tenants de l’art concret, s’écartant complètement de la vision naturaliste que l’on pouvait avoir de son travail, elle qui, pourtant, ne voulait surtout pas que son art des années expressionnistes soit à rapprocher d’une certaine vision de la nature.
Dès lors, elle s’oriente vers un art plus résolument construit, urbain même, fait de blocs colorés que laissent respirer des espaces blancs, vides, comme dans une géométrie urbaine. Une vision qui se rapprocherait du structuralisme d’un Richard Mortensen ou de Sophie Taeuber-Arp. Gottfried Honegger, nous apprend-t-on ici, l’admirait. C’est tout dire. La ville semble la fasciner comme cette démolition de la gare Montparnasse dans laquelle, elle aurait vu comme l’idée du chaos, « une métaphore et un moteur jubilatoire pour cette artiste patiente et organisée. ». Un travail méthodiquement préparé à l’aide de croquis annotés – Mondrian procédait de même – pour la mise en place des éléments et du choix des couleurs.
C’est à la rencontre de cette artiste majeure, mais rare, discrète voire effacée que l’on nous convie ici. Une artiste d’importance qui signe parfaitement la jonction des deux mondes qui ont construit l’art du siècle dernier, ceux que Seuphor théorisa par cette dichotomie entre « le style et le cri ». Elle les a réconciliés en une œuvre. Une vie.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 29 août 2022
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition : ici