En 900 pièces, le Centre Pompidou nous offre un large panorama de cette Nouvelle Objectivité et par là tente de nous donner à ressentir l’esprit de ces années 20 dans une Allemagne se relevant de la Première Guerre mondiale. Cette société nouvelle a pour mots d’ordre : standardisation, utilité et rationalité. Cette mutation sociétale régna sur toutes les composantes de la société et générera dans tous les arts une approche sociale, politique et culturelle. Au centre de l’exposition, une présentation d’une centaine de photos d’August Sander qui, avec ses Hommes du XXème siècle, donne corps aux acteurs de cette société en mutation.
Exposition « Allemagne années 20 » au Centre Pompidou, jusqu’au 5 septembre 2022
Posté le 19 juillet 2022
Au centre de l’exposition une très large place est donnée à la présentation d’une centaine de cliché du monumental travail du photographe August Sander Hommes du XXème siècle © August Sander Archiv, Cologne/ Ph.: D.R. / Adagp, Paris, 2022
Otto Dix Bildnis der Journalistin Sylvia von Harden (Portrait de la journaliste Sylvia von Harden), 1926 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/A. Laurans/Dist. RMN-GP / Adagp, Paris, 2022
Erich Wegner, Wirtshaustheke (Comptoir d’auberge), vers 1927 © Von der Heydt-Museum Wuppertal
Otto Dix An die Schönheit (Selbstbildnis) [A la beauté (Autoportrait)], 1922 © Von der Heydt-Museum Wuppertal, Wuppertal / Adagp, Paris, 2022
Franz Wilhem Seiwert, Die Arbeitmänner (Les Travailleurs), 1925 © Kunstpalast, Düsseldorf
Gert Heinrich Wollheim, Abschiedvon Düsseldorf (Adieux à Dusseldorf), 1924 © Kunstpalast, Düsseldorf
August Sander Hausierer [Colporteur], 1930 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne/ Adagp, Paris, 2022
Cliquez sur les vignettes pour les agrandir
Quatre expositions en une, 900 pièces, (photos, documents, dessins, peintures, plans…) c’est l’exposition de tous les superlatifs, la plus importante jamais consacrée aux mouvements artistiques, et par extension sociaux et politiques, qui agitèrent l’Allemagne entre les deux guerres. Ces années 20 dans lesquelles l’Allemagne se remettait des années de cette guerre qu’elle avait perdu, et qui se noyèrent dans cette République de Weimar qui fit le lit du national-socialisme et débouchèrent sur l’élection d’Hitler au pouvoir en 1933.
Un ensemble regroupé sous le nom de Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit) et qui, ici, a pour axe central cette monumentale œuvre du photographe August Sander qui « répertoria » toutes les composantes humaines de ces années-là dans cette série forte de centaines de clichés sous le titre de Hommes du 20ème siècle (Menschen des 20. Jahrhunderts). Une large place lui est ici accordée au centre de l’exposition. Autour de cette présentation monographique, s’articule huit sections qui balaient toutes les composantes et les acteurs de ce renouveau sociétal.
Ci-dessus : Carl Grossberg, Selbstbildnis (Autoportrait), 1928 © Coll. part., Allemagne / Germanyphoto : Grisebach GmbH
Ci-contre : George Grosz, Sans titre, Construction (Ohne Titel, Konstruktion), 1920 ©KunstsammlungNordrhein-Westfalen, Dusseldorf / Ph.: D.R.
Le début des années 20 voit la société se rationaliser et s’écarter des mouvements du début du siècle qui prônaient l’expressionnisme et les visions autant spirituelles que psychologiques de la société et surtout de ses acteurs. Ce retour à la réalité, à l’objectivité, se sent par une prise de conscience des besoins du moment, au redressement, dans une démarche qui doit peser sur les esprits, proche de celle du réalisme soviétique qui, lui aussi, prônait un retour à l’ordre et au réel. D’où cette appellation de Nouvelle Objectivité.
Retrouver l’esprit de nation, faire bloc, chercher des idéaux communs, l’Allemagne retrouve une société qui prône la nation et non l’individu. Les arts, tous les arts, s’en emparent et cherche un idéal de standardisation. Les explorations, tant dans la forme que dans ses couleurs, de l’Expressionnisme sont rejetés avec cette nouvelle expression correspondant à l’esprit de renouveau social. Et cette Nouvelle Objectivité sera à son tour balayée par les nouveaux maîtres de l’Allemagne quand ils accéderont au pouvoir en 1933. Tous les arts des trois premières décennies du siècle seront dénoncés comme « art dégénéré » (Entartete Kunst) feront l’objet d’une exposition en 1937 et interdit de cité.
Cette Nouvelle Objectivité laisse place à un art déshumanisé. Les portraits deviennent normés, les figures géométrisées (Heinrich Hoerle Autoportrait, circa 1931), sans expression, comme les pions d’un immense jeu social à l’image de ce saisissant et presque robotique Jeune homme avec des gants jaunes (Junger Mann mit gelben Handschuhen) de Anton Räderscheidt (1921).
Quant à l’architecture, elle répond au besoin pressant de logements et conduit à la construction de bâtiments organisés dans des cités impersonnelles, froides, géométriques « aspirant à dépasser une conception élitiste et individualiste de l’art pour élaborer une culture populaire et collective. ». Pas de pathos, place à une société nouvelle sans âme…
Pour exemple, ce Nouveau Francfort (Das Neue Frankfurt), érigé par l’architecte Ernst May qui construit en cinq années près de 10 000 logements, regroupés dans des cités-lotissements aux formes simples et identiques, conçues à partir d’éléments standards préfabriqués. Pour les meubler, Marcel Breuer fonde la société Standard Möbel et conçoit un mobilier en acier tubulaire aux formes pures, facilitant sa reproduction à une échelle industrielle…. Mais étonnement pas un mot, ici, sur le Bauhaus qui fut pourtant le laboratoire de cette « remise en ordre », de cette « standardisation » et cette « rationalité » ! Exit de l’exposition ces acteurs majeurs que sont les Albers, Gropius (cité quand même comme architecte d’une cité-lotissement à Dessau) et autre Kandinsky.
Baubüro Gropius (photo) et Walter Gropius (architecture). Cité-lotissement de Dessau-Törten, 1927 © Bauhaus-Archiv, Berlin / Adagp Paris 2022
Karl Völker, Gare (Bahnof), 1924-1926 © Kulturstiftung Sachsen-Anhalt KunstmuseumMoritzburg Halle (Saale) / Ph.: D.R.
Suite à l’humiliation de la Première Guerre mondiale, les artistes se penchent presque entièrement sur la place dans la société de leur modèle ou de ce qu’ils représentent plutôt que d’en chercher leur intériorité ou leur profil psychologique. Cette recherche se retrouve, chez Sander, dont le titre des œuvres décline leur position sociale, leur métier souvent même identifié par des attributs permettant de les situer socialement.
Dans cette Allemagne qui fascine même l’Amérique par sa volonté et puissance à se relever, le modèle de société que l’Allemagne affiche est vu comme harmonieux et rationnel, gouverné par une technique qui applique à marche forcée une rationalisation issue du taylorisme, une méthode d’organisation et de production développée aux États-Unis.
Ce mode de production et cette philosophie s’immiscent jusque dans les spectacles et divertissements : pour exemple, les Tiller Girls, une troupe de danseuses qui effectuent des chorégraphies synchronisées dans un rythme mécanique, constituent l’expression visuelle du travail à la chaîne.
L’esthétique de la machine, symbole de ce renouveau et de cette rationalité se retrouve chez les artistes de la Nouvelle Objectivité, qui en louent la beauté tant en peinture qu’en photographie et sont, en cela, proches des idées développées au début du siècle par Marinetti et les futuristes italiens. Le principe de rationalisation devient bientôt une nouvelle norme, voire une doctrine, qui structure la vie sociale et culturelle.
Une confusion des genres
En cette Allemagne qui se reconstruit on voit l’émergence d’un nouvel type de femme. Pendant la guerre, remplaçant les hommes partis au front, elles ont occupé les postes devenus vacants, en s’appropriant tous les codes de la masculinité et d’une certaine manière prendre une part du pouvoir social. Cette confusion tend à l’androgynie comme le montrent certaines œuvres à l’image de cet Autoportrait en peintre (Selbstbildnis als Malerin) daté 1935 de Kate Diehn-Bitt.
Cette ambiguïté des genres va aussi se retrouver dans certains lieux comme le mythique Cabaret de l’Eldorado dans lequel les artistes travestis jouent de cette confusion des genres. Ces espaces de liberté, tolérés par la police, sont naturellement relayés par certains artistes avec tendresse (Jeanne Mammen et son Restaurant pour travestis (Transvestitenlokal) circa 1931), tandis que d’autres, empreints d’homophobie, caricaturent ces lieux et ceux qui les fréquentent.
Au centre de l’exposition et qui semblent irradier tout autour, une centaine de clichés d’August Sander sont là pour incarner et humaniser cette société. Ils donnent corps à ce monde que l’on voulait alors effacer au profit d’un idéal social. Sanders replace l’homme au centre du jeu et pourtant, il le fait avec, lui aussi, l’esprit du temps. Ces acteurs – presque tous anonymes – se retrouvent photographiés non pour ce qu’ils sont comme individu, mais comme représentants de leur condition sociale, classifiés dans des rubriques au titre sans ambiguïté : Le paysan, l’ouvrier, la femme, les États, les artistes, la grande ville et les derniers hommes. Du maçon à l’officier de la Wehrmacht, de l’ouvrière à l’artiste peintre, les figures semblent presque interchangeables, photographiées debout sur un fond neutre comme dans une galerie d’identité sans aucune empathie, aucun sentiment apparent. Il a pourtant fait œuvre en donnant à voir les acteurs impassibles du bouleversement de ces drôles d’années 20.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 5 septembre 2022
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander
Sous la direction d’Angela Lampe
Éditions Centre Pompidou. 320 Pages. 49 €