Le musée d’Art moderne de Paris nous présente une grande rétrospective consacrée à Oscar Kokoschka, poète, dramaturge et surtout figure majeure de l’art du XXe siècle. Peu connu du public, il fut pourtant l’un des artistes les plus clairvoyants, traversant le siècle dernier, il fut le témoin de tous les bouleversements de l’Europe qu’il mis en scène dans une œuvre des plus expressionnistes. De la Vienne de son enfance à la Suisse de ses dernières années, cet humaniste et éternel émigré, portraitiste accompli, n’a jamais cessé de dénoncer les tourments de son temps.
Exposition « Oscar Kokoschka, un fauve à Vienne » au Musée d’Art moderne de Paris jusqu’au 12 février 2023
Posté le 26 octobre 2022
Le Peintre II (Le Peintre et son modèle II) / Der Maler II (Maler und Modell II), 1923 © Saint Louis Art Museum, Saint-Louis / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
Les Garçons qui rêvent / Die Träumenden Knaben, 1908 © Neue Galerie New York / Art Resource / Scala, Florence / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
Autoportrait / Selbstbildnis, 1917 © Von der Heydt-Museum, Wuppertal / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
Gitta Wallerstein, 1921 © Dresde, Albertinum I Galerie Neue Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
Autoportrait au chevalet / Selbstbildnis an der Staffelei, 1922 © Coll. Part, Courtesy Leopold Fine Arts / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
L'OEuf rouge / Das rote Ei, 1940-1941 ©National Gallery, Prague / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
Prague, nostalgie / Prague, Nostalgia, 1938 © National Gallery of Scotland, Édimbourg / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris
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Dans la Vienne de la fin du XIXe siècle, deux noms sont toujours cités : Gustav Klimt (1862-1918) et Egon Schiele (1890-1918) dont la notoriété du premier et les scandales qui étaient attachés au second, ont relégué au second plan le troisième larron de cette révolution picturale qui agitait le tournant du siècle : Oscar Kokoschka (1886-1980) qui non seulement leur survécut longtemps, mais surtout inscrivit sur la durée dans l’histoire de l’art, une œuvre qui ne devait rien à l’agitation sécessionniste de ces années-là comme aux courants de son temps, mais beaucoup aux bouleversements des époques qu’il traversa. Résultat : une œuvre magistrale encore par trop méconnue.
Cette méconnaissance est en partie due au fait que Kokoschka a été très peu exposé, chez nous du moins. Au compteur une exposition rétrospective à Bordeaux en 1983 et quelques apparitions dans des expositions consacrées à Vienne comme celle, monumentale, de Beaubourg – Vienne, l’apocalypse joyeuse – de 1986 qui réussissait toutefois, dans le fatras de cette exposition mêlant peinture, dessins, architecture et arts décoratifs, à faire une belle place à Kokoschka, preuve de son importance dans le concert viennois d’alors.
Il est donc bon de saluer cette imposante rétrospective que lui consacre le Musée d’Art moderne de Paris qui accroche plus de 150 œuvres qui permettent de bien suivre le cheminement tant pictural que politique, voire humaniste, d’une œuvre qui s’est nourrie des temps que la longue vie du peintre a traversé. Il fut peintre, mais ce qui est moins connu, c’est qu’il laissa aussi des poèmes, des essais et du théâtre, preuve, si besoin était, de sa participation des plus actives aux idées qui agitaient son temps. Le personnage, qu’une photo nous montre tête rasée, regard noir et froid, résume bien l’homme qu’il était, en révolte, déterminé, voire colérique dont la vie fut secouée par deux guerres mondiales et une opposition aux totalitarismes qui s’installèrent dans l’est de l’Europe.
Dans notre temps, on l’eut sûrement affublé du terme d’agitateur, d’activiste voire de punk. Le qualificatif de « fauve » du titre n’est pas à rapprocher du mouvement du début du XXe siècle initié par Derain et Vlaminck, mais plutôt à entendre au sens animalier du mot. Son comportement, on le verra l’a vite fait remarquer et dès ses premières œuvres, il est qualifié du « plus sauvage d’entre tous » (Oberwilding) dans cette Vienne conformiste et bourgeoise de l’avant-premier conflit mondial. Pacifiste, européen avant l’heure et clairvoyant sont les qualificatifs qui lui vont le mieux. Sont-ce tous ces événements qui ont forgé son caractère ? Peut-être pas, mais sa conscience sûrement.
Il détonne alors entre un Gustav Klimt qui privilégie une esthétique déclinée dans des compostions aux sujets plutôt classiques, précieux et symbolistes dans la droite ligne de la Sécession viennoise et un Egon Schiele, cet autre « peintre du déchirant », pour reprendre la belle formule de Courthion
Autoportrait en « artiste dégénéré » / Selbstbildnis eines ‘Entarteten Künstlers’, 1937 © National Gallery of Scotland, Édimbourg / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
appliquée à Soutine, qui outrepasse la bienséance avec ses nus d’un naturalisme outré dans des postures souvent provocatrices. Kokoschka lui, dans la lignée de l’expressionnisme, s’attache plus à transcrire sur la toile des sujets politiques et sociétaux qui transpirent même dans ses portraits. Ne s’appliquant pas à une représentation des plus classiques et se riant même des canons anatomiques, il traite son monde par la dérision, le grotesque comme s’il déchargeait sur la toile ses ressentiments intérieurs, ses colères et tentait de mettre dans son art une certaine vision clairvoyante de la société dans laquelle il évolue. D’évidence, dans la forme, son art se nourrit de ses aînés, du Gréco à Van Gogh, comme Soutine ou Munch et comme eux, il use d’une matière grasse et cherche dans ses portraits une ressemblance intérieure et comme Schiele un point de détresse qui fait de lui, l’un des portraitistes les plus provocateurs de son temps. Son dessin lui, est acéré, tranchant et n’est pas sans rappeler Dix ou Grosz.
Anschluss – Alice au pays des merveilles / Anschluss – Alice im Wunderland, 1942 © Wiener Städtische Versicherung AG – Vienna Insurance Group / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
Deux fois blessé pendant la guerre
Son parcours peut expliquer cela. Né à l’art dans la Vienne de la Sécession, on le voit à l’École des Arts appliqués de Vienne de 1904 à 1909, des cours qui enseignent les formes douces et un brin mièvre de cet art « floral » qu’il rejette. À cette époque, il partage son temps entre sa formation et l’écriture de pièces de théâtre et de suite, affirme une certaine radicalité dans ses choix. Ses premiers dessins et textes sont d’entrée expressionnistes, sans volonté de plaire. L’architecte Adolf Loos lui obtient des commandes de portraits, mais la bourgeoisie viennoise renâcle souvent devant le regard qu’il pose sur elle.
Son caractère ombrageux transpire aussi dans sa relation mouvementée avec la compositrice Alma Mahler, veuve du composition Gustav Mahler. Une relation qui durera deux ans et se terminera par une rupture qui l’affectera profondément au point de transformer fantasmatiquement le souvenir d’Alma en une poupée grandeur nature la représentant. Objet « auto-
thérapeutique qu’il met en scène sur certains tableaux et certains autoportraits. Sa rencontre avec le fondateur de la revue Der Sturm lui fait quitter Vienne pour Berlin. Son œuvre, qui nous est présentée ici, semble très fortement marquée, et on peut le comprendre, par les deux conflits mondiaux qui forgent ses prises de positions. Des conflits qui ont rythmé sa vie, son œuvre et sa course d’émigré à travers l’Europe jusqu’à la Suisse, sa terre d’accueil pour les trente dernières années de sa vie.
La Première Guerre mondiale le cueille à Berlin. Il intègre le 15e Régiment de dragons, il en ressort vite blessé à la tête et aux poumons. En 1916, guéri, il replonge dans cet enfer comme dessinateur de guerre dans la province d’Isonzo en Italie où il est de nouveau blessé par l’explosion d’une grenade qui lui cause une surdité aigüe. Déclaré inapte au service militaire, il retourne en Allemagne à Dresde où il exerce comme professeur des beaux-arts jusqu’en 1923. Au décès de son père, il s’interroge sur son devenir. Rentrer à Vienne ? Il n’en est pas question, son art étant toujours rejeté, une de ses œuvres sera même macérée par un visiteur lors d’une exposition. Grâce aux subsides de la galerie berlinoise Paul Cassirer qui le représente depuis 1916, il décide de voyager à travers l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient et fait de longs séjours à Paris et Londres pour tenter de trouver des débouchés à son travail. En 1927, la Kunsthaus de Zurich présente une grande rétrospective de son travail tandis que de nombreux musées allemands acquièrent bon nombre de ses toiles.
Quatre ans plus tard, il est consacré comme l’un des artistes allemands majeurs et il est même élu comme membre de la Preußische Akademie der Künste. À Paris, la galerie Georges Petit lui offre sa première exposition en 1931. De retour à Vienne en 1932, il est heurté par la montée du fascisme qui agite la capitale autrichienne. Il signe un article dans la presse dénonçant l’éviction de l’Akademie du peintre Max Liebermann. S’ensuit une campagne de presse contre lui qui le pousse à émigrer en Thécoslovaquie.
Son art, plus que jamais, est rejeté par les nouvelles instances allemandes et neuf de ses tableaux sont accrochés dans l’exposition de l’« art dégénéré » (Entartete Kunst) de 1937. En pied de nez, il se représente la même année dans un autoportrait coloré, titré Autoportrait en « artiste dégénéré » (Selbstbildnis eines Entarteten Künstlers). Parallèlement plus de 600 de ses œuvres sont saisies et retirées des musées allemands.
Émigré : Prague, Londres, Paris et la Suisse…
Il arrive à Prague en 1934, ville dont son père est natif. Prévoyant d’y passer une dizaine de jours, il y restera jusqu’en 1938, lorsqu’en septembre de cette année-là, les accords de Munich laissent le champ libre aux nazis d’envahir la Tchécoslovaquie. Il part pour l’Angleterre empotant son dernier tableau inachevé (il le finira de mémoire à son arrivée à Londres) Prague nostalgie.
Il est élu président honoraire de l’Union des artistes libres créée
Time, Gentlemen Please, 1971-1972 © Tate, Londres / Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
à Paris par des artistes et des critiques exilés allemands, puis, en 1939, il s’implique dans l’Association culturelle allemande libre en Grande-Bretagne (Freier Deutscher Kulturbund in Großbritannien). Prenant naturellement parti pour les Alliés, il se révèle pro-soviétique et pacifiste. Il reste en Angleterre jusqu’en 1946, avant d’émigrer pour la Suisse.
Son travail prend de nouveau pour appui les marqueurs politiques et sociétaux de son temps en des dénonciations pas toujours évidentes à percevoir. Loreley (1941-1942) qui se rit de la stratégie navale anglaise, Maquis, le deuxième front (1942) qui montre des soldats avinés dans une taverne en « gracieuse » compagnie. Il dénonce l’annexion des Sudètes et de l’Autriche dans Anschluss, Alice au pays des merveilles (1942), et dans L’Œuf rouge (1940-41) il met en scène les signataires de Accord de Munich avec les figures grotesques d’Hitler et Mussolini, du lion britannique assoupi tandis qu’un chat indolent, à leur pied, est censé représenter la France ! Il peut aussi se montrer visionnaire en dénonçant les risques de l’emploi de l’énergie atomique (nous sommes deux ans après les destructions d’Hiroshima et de Nagasaki) avec Déchaînement de l’énergie nucléaire (1947). Il affirme aussi son pacifisme et la nécessité d’une réconciliation. En 1947, il obtient la citoyenneté britannique et peut à nouveau circuler à travers l’Europe. La même année, la Kusthalle de Bâle lui offre une grande rétrospective et le consacre comme artiste majeur et acteur incontournable de la reconstruction culturelle européenne puis deux ans plus tard, c’est le MoMA de New York qui l’accueille.
Dès lors, il rentre dans le concert des grands artistes et des témoins de son temps. Pour exemple, son portrait de Konrad Adenauer daté de 1980 trônera dans le bureau d’Angela Merkel pendant ses 16 ans au pouvoir. Installé en Suisse, il multiplie les portraits de personnalités en vue, peint des paysages et se distingue comme un européen convaincu. Victime d’une attaque cérébrale, il meurt le 22 février 1980 à Montreux. Ses enfants en art ont, aujourd’hui, pour noms Baselitz, Penck et Lupertz
De toute sa vie, il réfuta le parcours balisé de son temps, farouchement indépendant, il s’est toujours maintenu à l’écart des « ismes » et des modes. Le seul qualificatif qu’il acceptait qu’on lui colle fut celui d’expressionnisme, déclarant : « Je suis expressionniste parce que je ne sais pas faire autre chose qu’exprimer la vie. »
Oscar Kokoschka, un fauve à Vienne
Musée d’Art moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson (16e).
À voir jusqu’au 12 février 2023
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22h pour les expositions temporaires seulement.
Fermeture des caisses à 17h15 ou 21h15.
Accès :
Métro : ligne 9 – Arrêt Alma-Marceau ou Iéna
Bus : lignes 32 (Iéna), 42 (Alma-Marceau), 72 (Musée d’Art moderne), 80 (Alma-Marceau), 82 (Iéna) et 92 (Alma-Marceau)
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Oscar Kokoschka, un fauve à Vienne
Éditions Paris Musées, 304 pages, 400 ill. env., 49 €