Le musée de Montmartre ouvre ses salles à l’évocation de Fernande Olivier, modèle et compagne de Picasso au cours des années cruciales de l’élaboration du cubisme. Au-delà de ces années qui l’ont inscrite dans la grande histoire de la vie du peintre, le musée nous dévoile le parcours d’une femme attachante, à la jeunesse chaotique, qui paya souvent d’être belle. Elle nous a laissé de ses années avec Picasso deux ouvrages touchants, pleins de vie et d’anecdotes qui documentent non seulement le quotidien du peintre au Bateau-lavoir, mais nous fait plonger de première main dans ces années montmartroises, phalanstère de l’art en mouvement.
Exposition Fernande Olivier et Pablo Picasso au musée de Montmartre, jusqu’au 19 février 2023
Ricard Canals Une loge à la tauromachie, 1904. Fernande Olivier est à gauche appuyée au balcon © Hermanos Bertrand Barraquer, Barcelone
Le Bateau-lavoir au début du XXe siècle. Au milieu de la photo la partie basse est le haut de la bâtisse © D.R.
Pablo Picasso, Les Amants, 1904 © Succession Picasso 2022
Pablo Picasso, Tête de femme (Fernande Olivier) Paris automne 1909 © Prague, National Gallery / Succession Picasso 2022
Pablo Picasso, Femme assise dans un fauteuil, 1910 © Cent. Pompidou, Dist. RMN-Grand Palais / A. Laurans / Succession Picasso 2022
Fernande Olivier, Autoportrait, vers 1935 © Ass. La Belle Fernande Cliché © Archives LBF Association
Fernande Olivier, Fruits d'automne vers 1935 © Archives LBF Association
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L’an prochain, on célébrera le cinquantenaire de la disparition de Picasso. Et avec Picasso, on n’en a jamais terminé. Preuve, si besoin était, de l’immensité de l’œuvre, de son importance sur l’art du XXe siècle et sur les générations qui suivirent et qui, d’une manière avouée ou non, ont souvent une graine picassienne dans leurs travaux. On a étudié, scruté, revisité, réinterprété, regardé son œuvre comme un entomologiste dans son microscope, on l’a mis à toutes les sauces, on salue son génie, et certains, encore, pourfendent cette œuvre inventive, foisonnante, novatrice encore trop souvent mal connue. 100 fois, 1000 fois exposé, son œuvre gigantesque – près de 50 000 œuvres ! – est celle qui fait encore rêver, qui décroche les plus hautes enchères en vente (180 millions de $ pour Les Femmes d’Alger (version O) de 1955) « C’est cette formidable postérité, cette culture double, et cette œuvre encore si actuelle que la Célébration Picasso 1973-2023 entend explorer, interroger et partager avec une nouvelle génération née au XXIe siècle, et lui permettre de le découvrir et de l’appréhender à la lumière de notre époque. » résume Rima Abdul Malak, ministre de la culture, à l’aube des manifestations qui vont célébrer cet anniversaire.
Et que dire de l’homme ? Un géant, un démiurge, incontrôlable, immense et artiste complet : peintre, sculpteur, graveur… On aime sa faconde, son appétit de vie, sa célébrité, sa séduction, ses prises de position. On déteste ses prises de positions, sa célébrité, son rapport aux femmes. Il nous a quitté il y aura 50 ans, le 8 avril 1973. « Hier encore, il peignait », dira un proche, le jour même, accouru à Mougins, sa dernière demeure, qu’il partageait avec son épouse Jacqueline Roque de 45 ans sa cadette. Naturellement pas question de louper un tel anniversaire ! Un peu partout on affûte des manifestations, expositions, célébrations pour, sinon raviver (il n’en a pas besoin) sa mémoire, mais saluer cet artiste qui a traversé son siècle, comme Pierre Soulages a traversé le sien. On compte aujourd’hui près d’une cinquantaine de manifestations attendues comme l’ont annoncé conjointement les ministres de la Culture espagnols et français, Miquel Iceta et Rima Abdul Malak : 16 en Espagne, 12 en France, sept aux États-Unis, deux en Allemagne, deux en Suisse, une dans la principauté de Monaco, une en Roumanie et une en Belgique, plus quelques autres en fondations et galeries, des colloques et quelques conférences.
Toutes les grandes institutions ont répondu à l’appel, une célébration qui, dans des thématiques diverses et variées, mettra à contribution le Musée de Montmartre, le Musée des Beaux-Arts de Lyon, le Musée de l’Homme-Muséum national d’histoire naturelle, le Musée national Picasso-Paris, le Musée Picasso (Antibes), le Musée Magnelli, le Musée de la céramique-Vallauris, le Musée Goya, le Musée d’art hispanique (Castres), la Collection Lambert (Avignon), le Petit Palais et au Centre Pompidou. Une cinquantaine de regards, de mises en abyme, confrontations, thématiques qui viendront s’ajouter aux centaines déjà exploré depuis qu’un certain Vollard exposa un jeune espagnol inconnu en 1901 à Paris.
Fernande et Pablo, un couple montmartrois
Premier à ouvrir le bal des commémorations, le musée de Montmartre, installé dans ce qui fut, entre autres, le phalanstère du trio Utrillo-Uter-Valadon. On nous présente une exposition consacrée à Fernande Olivier (1881-1966) que l’histoire a surtout retenue pour avoir été la compagne de Picasso de 1909 à 1912. Elle a laissé de cette période de sa vie deux ouvrages Picasso et ses amis, (Stock, 1933) et Souvenirs intimes, (Calmann-Lévy, 1988), des souvenirs issus de journaux qu’elle tenait depuis l’âge de 15 ans et qui documentent parfaitement et intimement cette période charnière dans la vie du malaguène : la période cubiste. Le musée est donc parfaitement légitime se trouvant à une encablure des deux lieux qui furent les domiciles du couple : le Bateau-Lavoir, place Ravignan jusqu’en septembre 1909, suivi d’un déménagement au 130ter boulevard de Clichy.
Si, dans son premier ouvrage (réédité chez Pygmalion en 2001), elle raconte ses années Picasso, dans le second, elle déroule ses Souvenirs intimes, lève le voile sur ses premières années. Née Amélie Lang, la même année que le peintre, elle est « l’enfant non désirée d’une fille mère et d’un père marié ». Abandonnée par sa mère, son père s’en débarrasse à son tour en la confiant à des parents proches. Elle passe son enfance en étant, sinon mal, du moins peu aimé dans cette famille d’adoption. Le couple tient une boutique de fleurs artificielles. Elle se sait jolie, mais très vite comprend qu’elle ne représente pour les autres « qu’une valeur toute physique ». Elle a tout juste une quinzaine d’années qu’elle comprend vite ce que veut
Picasso à 24 ans, l’âge où il rencontre Fernande au Bateau-lavoir © Photo Ricardo Canals
son oncle d’adoption qui tente de la rejoindre dans sa chambre et dont elle arrive à se défaire en criant. L’oncle est insistant : « Tais-toi, tais-toi… Je ne te ferai pas de mal, au contraire, tu verras… ». Elle réussit, néanmoins, à faire quelques études, est reçue au brevet et a des velléités à devenir comptable. Un rêve d’indépendance qui sied à son caractère un brin rebelle, mais qui va se heurter à une rencontre.
À 17 ans, elle fait la connaissance d’un certain Paul Percheron, qui le jour de sa rencontre, l’entraîne chez lui, la viole et la séquestre quelques jours. Amélie tombe enceinte et accouche d’un garçon en mars 1899. De sa vie, dans ses souvenirs, elle ne mentionnera jamais ce fils… oublié, disparu (il décèdera à Lyon à l’âge de 64 ans). Pour essuyer ce qu’il considère être un affront pour la famille, son oncle décide de la marier à ce Paul Percheron. Elle devient donc Amélie Percheron et commence une vie de viols et de violences quotidiennes. Elle s’en ouvre à son oncle, dit qu’elle est malheureuse… Il lui répondra de : « t’y habituer, tu es mariée, c’est définitif… ». L’année suivante, suite à une altercation encore plus brutale que d’habitude, blessée, elle se sauve.
Amélie devient Fernande modèle
Le même jour, si on en croit ses souvenirs, elle fait la connaissance d’un sculpteur Laurent Debienne, qui la prend comme modèle. Elle vit un temps avec lui. Commence alors sa nouvelle vie. De rencontres en séances de poses, sa jeunesse et sa beauté convainquent bon nombre d’artistes qui se repassent son nom et adresse. Amélie Lang, ex Madame Perrichon se choisit un nouveau patronyme, elle devient pour ses « clients » Fernande Olivier et rencontre un certain succès.
En 1901, le couple investit un atelier devenu libre au Bateau-lavoir, misérable bâtisse en bois, faite de bric et de broc, antre de rapins (Le Bateau-Lavoir brûlera définitivement et complètement en 1970). D’ateliers en studios, d’appartements en galetas, elle se fait sa clientèle, pose pour Henner, Boldini (qui tente lui aussi de la violer) et Cormon entre autres. Elle part tôt le matin, rentre le soir exténuée pour retrouver Laurent qui lui se fait entretenir, et même lui vole sa cagnotte !
Pablo Picasso Portrait de Fernande Olivier, été 1906 © Musée national Picasso-Paris / Mathieu Rabeau/Etablissement public de la Réunion des musées nationaux et du Grand Palais des Champs-Elysées / Succession Picasso 2022
Un jeune espagnol habitant du lieu, l’intrigue, il est en adoration devant elle, elle pose pour lui. « Il fait constamment des portraits de moi ; il est doux et gentil… Me demande de vivre avec lui ». Picasso a de ces emballements et elle cède, passant de l’atelier de Laurent Debienne à celui de Pablo Picasso. En août 1904, elle devient sa muse et s’installe chez lui dans cet atelier « sale et en désordre » dans lequel elle va imprimer sa marque. Cette date, Picasso la fixe à jamais dans ce dessin d’un couple nu enlacé daté « Augusto 1904 ». Le peintre conservera ce dessin jusqu’à sa mort. Picasso alors, sort de sa période bleue et teinte ses toiles de rose.
En entrant dans la vie de Picasso, elle découvre aussi sa bande, ses amis espagnols Canals, Sunyer, Manolo… des compatriotes bruyants et festifs, et ses autres amitiés Max Jacob, Apollinaire, Derain, Gertrude Stein (dont Picasso fera un portrait mythique), Derain qui lui fait découvrir les arts premiers, le Douanier Rousseau, Dorgelès, Salmon, Cocteau, Dullin… Un maelström qui étourdit Fernande. Si Picasso sait être dôle, fêtard et plein de gaieté quand il est avec sa bande, en revanche, une fois l’atelier réintégré, il devient un monstre de travail. « Il peut passer des journées entières sans me parler, je m’inquiète, je me demande s’il ne se lasse pas de moi. Je pense à mon travail me répond-t-il. Et d’ajouter : je t’aime de plus en plus… ». Picasso l’ibère est d’une jalousie exacerbée.
Il lui demande de cesser d’être modèle, l’enferme quand il quitte le Bateau-Lavoir (il lui donnera plus tard une clé lorsqu’un incendie s’est déclaré dans l’édifice tout de bois). Il lui dit faire
tout pour la rendre heureuse mais ne peut cacher cette « espèce de jalousie morbide ». Pourtant, elle s’échappe dans un autre atelier du lieu, celui de Kees van Dongen, pour le hollandais elle pose même nue. Il laissera d’elle un magnifique portrait aux accents fauves (Fernande Olivier, 1907). Grâce au marchand Daniel-Henry Kahnweiler, amené au Bateau-Lavoir par Braque, Picasso commence à avoir de substantiels revenus. Le couple peut enfin quitter le Bateau-lavoir pour s’installer dans un appartement boulevard de Clichy.
Elle sera surtout, et c’est la deuxième partie de l’exposition, la témoin privilégiée de la période cubiste du peintre, ce mouvement messianique qui ouvrit à l’art du XXe siècle de nombreuses portes. Entraînée à la suite de son compagnon dans l’ambiance de la scène montmartroise à l’orée du XXe siècle, laissant, dans ses deux ouvrages, 100 anecdotes et scènes de vie de la communauté qui agitait alors ce quartier, encore miséreux, du nord de la capitale. Picasso au travail, les sorties, les fêtes, les discussions sans fin, les séances de poses, les sautes d’humeur de Picasso comme ses élans de tendresse, les rencontres, la vie quotidienne au Bateau-Lavoir… Une mine de renseignements et de tranches de vie de première main ! L’exposition nous plonge en 80 œuvres (peintures, sculptures, dessins, lithographies, manuscrits, éditions et correspondances originales, photographies et vidéo) dans sa vie et dans le Montmartre du début du XXe siècle.
Naissance du cubisme
De quand peut-on dater la genèse du cubisme, ce mouvement qui va rendre Picasso (et Braque son « compagnon de cordée » pour reprendre le terme de Pierre Daix) éternellement connu ? Sûrement d’un séjour, avec Fernande, à Gosol de mai à août 1906. De ces quatre mois au soleil catalan, il n’en rapporte pas moins de 300 œuvres ! Et si Fernande est beaucoup présente dans ces dessins et toiles, sa recherche d’un certain primitivisme l’amène à opter pour les prémices d’une vision géométrisée du village, de ses maisons et toits, et même dans certains portraits faits là, qui lui font franchir un nouveau pas dans sa grammaire picturale avec les premiers essais de fragmentations de la forme en facettes (Femme assise dans un fauteuil, 1910). Des « bizarreries cubiques » dira l’ineffable Louis Vauxcelles. « Parti pour écraser le classicisme d’Ingres, il revient (de Gosol) sachant comment en réaliser la critique radicale » note Pierre Daix. Dans ses cartons se trouvent aussi quelques esquisses qui lui serviront, l’année d’après, dans les Demoiselles d’Avignon, œuvre considérée comme fondatrice du cubisme. Fernande y aurait posé pour l’un des personnages (Buste de femme, étude pour les Demoiselles d’Avignon, 1906-1907).
Les années qui suivent les voit voyager en Espagne, Barcelone, Horta de Ebro, Cadaquès… Mais le couple commence à se déliter. Un peu lasse d’un Picasso peu disert, Fernande rencontre Ubaldo Oppi, un peintre italien futuriste de dix ans son cadet. Picasso se sent plaqué ! Fernande « a foutu le camp avec un futuriste », écrit-il à Braque. De son côté, Picasso, qui n’a jamais été un foudre de fidélité, fait la connaissance d’Eva Gouel, compagne alors du peintre Marcoussis. Cet état provoque de nombreuses scènes de jalousie et en mai 1912, le couple est consumé. L’été suivant, accompagné par un couple d’amis, Fernande, repentante, débarque à Céret où Picasso se cache avec Eva. Picasso le prend très mal et part avec sa nouvelle conquête pour Sorgues où Braque les rejoint. Cet été-là, les deux peintres travailleront de concert à élaborer un cubisme analytique. Picasso, lui, part vers sa gloire… et ses futures conquêtes.
Un million par an !
Ses Souvenirs intimes s’arrêtent en 1912. Ensuite, Fernande, accumule les petits boulots. Chez le couturier Poiret grâce à Max Jacob, puis elle navigue d’un antiquaire à un galeriste, récite Baudelaire et Vigny au Lapin à Gill, sera monitrice pour enfants, secrétaire d’un groupe politique, caissière dans une boucherie… Et aussi professeur de diction, français et dessin… Car elle a un joli trait de crayon comme le montre certaines de
Kees Van Dongen Fernande Olivier, 1907 © Collection particulière / Adagp, Paris, 2022
ses œuvres exposées ici (Autoportrait, 1935). Elle vivotera ainsi, écrira une série d’articles sur Picasso pour un quotidien et dans le Mercure de France, prémices de son ouvrage Picasso et ses amis. Elle partagera vingt ans la vie de Roger Karl, acteur ami de Dorgelès, Jacob et Dullin. Elle s’en sépare en 1938 et décide de vivre seule. Dans un grand dénuement, malade, Picasso, alerté par Marcelle Braque sur sa condition, lui versera un million par an jusqu’à sa mort. Elle le remercie, mais ne le reverra jamais. Elle décède en janvier 1966 à l’âge de 84 ans… Sept ans avant Picasso.
Elle écrira « Je crois que malgré tout ce qui advint par la suite, je fus le grand amour de sa vie, comme je fus aussi son grand tourment. ».
Musée de Montmartre, 12/14 rue Cortot (18e).
À voir jusqu’en 19 février 2023.
Accès :
Métro : station Lamarck-Caulaincourt ou Abbesses (ligne 12). Station Anvers (ligne 2)
Ouvert tous les jours de 10h à 19h.
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Fernande Olivier et Picasso dans l’intimité du Bateau-lavoir
Sous la direction de Nathalie Bondil et Saskia Ooms
Co-édition musée de Montmartre Jardins Renoir et- In Fine Editions 168 pages, 100 illustrations, 29 €