Alberto Giacometti et Salvador Dalí se rencontrèrent à l’aube des années 30 lors d’une exposition du groupe surréaliste d’André Breton. Dalí est subjugué, par une œuvre de Giacometti : la mythique Boule suspendue. Quelques temps avant, Giacometti s’est vu commander, par la mécène Anna de Noailles, une sculpture pour son jardin de sa villa à Hyères. Il n’en faut pas plus pour que les deux compères se concentrent sur un projet commun pour agrémenter de jardin des Noailles : l’idée d’une place, déjà initiée en dessins par Giacometti. Tous deux travailleront sur cette idée et même si ce projet restera du domaine du rêve, il aura permis, à ces deux grands artistes, de faire un bout de chemin ensemble. Au travers de maquettes, croquis, photos et documents, c’est cette aventure à quatre mains qui nous est contée à la Fondation Giacometti.
Exposition Alberto Giacometti / Salvador Dalí. Jardins de rêves à la Fondation Giacometti jusqu’au 9 avril 2023
À l’aube des années 30, dans le landerneau surréaliste, les amitiés se nouaient, les inimitiés aussi tant l’agitation intellectuelle dans le groupe était la première caractéristique de cet équipage faussement hétérogène que tentait de cimenter la figure du pape Breton à force oukases, admissions et exclusions. C’est là que Dalí et Giacometti se rencontrèrent. Un peu le mariage d’une carpe et d’un lapin ou plutôt d’une eau tranquille suisse et d’un bouillonnant feu espagnol. Pourtant, ils eurent un projet commun initié par une troisième larronne : la vicomtesse de Noailles dans sa villa d’Hyères.
Qui est cet élément important du trio et qui va être au centre des échanges entre Giacometti et Dalí ? Marie-Laure de Noailles, née Bischoffsheim, est fille d’une riche famille allemande de banquiers, devenue de Noailles de par son mariage avec le vicomte Charles de Noailles. Devenue vicomtesse, cette touche-à-tout, un peu écrivaine, un brin peintre, est mondaine, mais surtout mécène à l’image d’une Katherine Dreier ou plus connues Peggy Guggenheim ou Helena Rubinstein.
Alberto Giacometti. Projet pour une place, c.1931 – 1932 © Collection Peggy Guggenheim, Venise / Succession Alberto Giacometti /Adagp, Paris 2022
Projet pour une place. Éléments dans l’atelier d’Alberto Giacometti, c.1933. Photo : Brassai © RMN Grand Palais / Fondation Giacometti / Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2022
Salvador Dali. La Mémoire de la femme enfant, 1929 © Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia Madrid / Fundacio Gala-Salvador Dali, Figueres 2022 / Adagp, Paris 2022
Alberto Giacometti, Boule suspendue, 1930 – 1931, (version de 1965) © Fondation Giacometti / Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2022
Alberto Giacometti, Homme et femme, 1928-1929 © Centre Pompidou, musée national d’art moderne / Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2022
Salvador Dali, Dormeuse cheval lion invisibles, 1930 © Centre Pompidou, musée national d’art moderne / Fundacio Gala-Salvador Dali, Figueres 2022 / Adagp, Paris 2022
Alberto Giacometti, Paysage-Tête couchée,1932 © Centre Pompidou, musée national d’art moderne / Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2022
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Ce riche mariage la conduit à une vie mondaine, invitant dans son hôtel parisien tout le gratin des arts et des lettres dans un cadre de vie commandée aux meilleurs de son temps, qui se retrouve l’été sur la Côte d’Azur, dans sa villa à Hyères. En 1923 (elle a alors… 21 ans !), elle commande à l’architecte moderne Robert Mallet-Stevens – après une bisbille avec Le Corbusier ! – une villa que beaucoup qualifient de « cubiste » faite de volumes géométriques comme empilés (aujourd’hui un centre d’art contemporain : lien ) et meublée de commandes faites auprès des concepteurs les plus modernistes. Villa entourée d’un grand jardin pour lequel, en octobre 1929, elle va faire appel à Giacometti pour agrémenter son jardin d’une sculpture.
La rencontre avec Dali
En 1929, Giacometti était alors dans sa période surréaliste. Après une première exposition chez Jeanne Bucher, on le retrouve en 1931 chez Pierre Loeb avec Arp et Miro, intégré dans une exposition collective intitulée Où allons-nous ? Il y présente sa célèbre Boule suspendue que Breton s’empresse d’acquérir – sur les conseils de Dali. À cette même exposition Giacometti présente aussi un Projet pour une place qui tape dans l’œil du couple de Noailles qui s’empresse de lui commander une œuvre pour le jardin de leur villa hyéroise.
Salvador Dali. Femme à tête de roses, 1935 © Kunsthaus Zürich / Fundacio Gala-Salvador Dali, Figueres 2022/Adagp, Paris 2022
Giacometti commence alors à griffonner sur cette idée un groupe de trois personnages dans lesquels transparaît déjà ces stèles longilignes qui annoncent ses figures ultérieures. Puis il passe à une première réalisation, trois monolithes qu’il pose dans un jardin, photographie l’ensemble et présente ses clichés à ses mécènes qui choisissent un seul des trois personnages. Avril 31, sur place à Hyères, il peaufine sa sculpture exécutée en pierre de Bourgogne et en taille directe, assisté de son frère Diego.
Et Dali ? En décembre 1931, il publie un essai consacré aux objets surréalistes et y inclus naturellement La Boule suspendue de Giacometti ! Tous deux concoctent alors un projet commun pour les Noailles où réapparaît le Projet pour une place (reconstituée et visible dans l’exposition), un quadrilatère sur lequel serait posé 5 éléments (dont seul aujourd’hui subsiste le cône exposé ici) qui furent en leur temps photographié par Brassaï. Les œuvres du Suisse « stimulent l’inventivité théorique de Dali qui publie en décembre 1931 son essai sur les Objets à fonctionnement symboliques, définissant la sculpture surréaliste. » nous explique Émilie Bouvard, directrice des collections de la Fondation Giacometti et la commissaire de l’exposition.
Dali fait… du Dali !
Il n’en faut guère plus que le cerveau toujours bouillonnant de l’espagnol imagine un jardin pour le couple Noailles « apte à susciter de multiples sensations physiques et à stimuler
l’imaginaire fantasmatique » continue Émilie Bouvard. Dans un paysage « biomorphique » pensé par lui, il pense intégrer des éléments d’œuvres agrandies de Giacometti, repris de son Projet pour une place. Par des dessins de Dali (dont un agrandi figure ici) et des croquis de Giacometti on peut se faire une idée du projet qui devait être praticable, avec, surement dans l’esprit de Dali, une connotation onirique, sensuelle voire sexuelle. Avec son inimitable verbiage, Dali définit, sur un dessin, en 1932, le projet : « Parc d’attractions, basé sur la réalisation de désirs – désirs de marcher, monter, s’asseoir, rentrer dans les trous et que jamais ne nous sont offerts ni dans la réalité ni dans l’art, produit de l’esprit rationalisé, architecture ou attractions et basé uniquement sur les fantasmes et représentations inconscientes, endormiront le sentiment de retour, attraction de la vie intra-utérine – imaginé pour être rédigé incolore, plâtre blanchi à la chaux. ». Ils travailleront de concert à ce projet. Dans les carnets du Suisse, on retrouve de nombreuses traces de cette
collaboration, preuve de leur fréquentation assidue. Le projet en restera là. Ils exposeront ensemble dans la première moitié des années 30, et même à New York chez Julien Lévy en 34. Les deux seront exclus du groupe surréaliste. Chacun ira vers son œuvre même si leur nom reste quelques fois encore associé dans des expositions de groupe.
L’espagnol ira vers la lumière, continuera à faire du Dali dans l’atelier comme devant les médias, aimant cette lumière jusqu’à en abuser pour devenir la caricature de lui-même. Giacometti, lui, continuera tranquillement sa route jusqu’à très vite devenir l’un des artistes phares du XXe siècle. Une image le résume parfaitement, captée furtivement par Cartier-Bresson, rue d’Alésia, abrité de la pluie sous son imperméable, tout près de son mythique et éternel petit atelier de la rue Hippolyte-Maindron. Qui le reconnaissait alors ?
Vue in-situ de l’exposition. Projet pour une place (1931 – 1932). Reconstitution documentaire réalisée en trois dimensions d’après maquette et photographies en 2022. Sur le mur du fond : agrandissement d’un dessin de Salvador Dali, Projet pour les Noailles (1932-1933) © Fondation Giacometti / Succession Alberto Giacometti/Adagp, Paris 2022
Un nouvel espace en 2026 !
L’exposition est, à l’habitude, présentée dans cet adorable petit hôtel particulier Art déco (350 m2) à deux pas de la place Denfert-Rochereau où l’on peut voir aussi son atelier reconstitué. Petit oui… Mais dans deux ans, la Fondation et l’institut émigreront dans
Vue actuelle de la gare des Invalides qui accueillera, en 2026, les locaux de la fondation et de l’institut Giacometti © Ph.: D.R.
l’ancienne gare des Invalides qui permettra à la fondation d’ouvrir un musée qui présentera par roulement la collection forte de 10 000 œuvres (dont la plupart ne sont pas visibles pour le public), de développer de grands espaces d’exposition, une école de formation aux métiers d’art, une bibliothèque et les indispensables aujourd’hui, café et restaurant. Les travaux devraient commencer en septembre 2024, après les J.O., pour une ouverture en 2026.
Fondation Giacometti, 5, Rue Victor Schoelcher, 75014 Paris
À voir jusqu’au 9 avril 2023
Accès :
Métro ligne 4 et 6 : Raspail ou Denfert-Rochereau
RER B : Denfert-Rochereau
Bus line : 38, 59, 64, 68 ou 88
Du mardi au dimanche : 10h – 18h Fermé le lundi
Catalogue
Giacometti / Dali. Jardins de rêves
Co-éditions Fondation Giacometti Institut / Éditions Fage. 192 p. 250 ill. env. 28 €