La Fondation Giacometti nous évoque la figure d’Annette Giacometti, rendant hommage à celle qui fut la muse, le modèle, et l’épouse d’Alberto Giacometti. Elle a imprimé sa marque indélébile dans l’œuvre et la vie du grand artiste. Pierre angulaire de sa mémoire, on lui doit, il y a vingt ans, la création de cette fondation qui défend l’œuvre et l’héritage de Giacometti. Une vie retracée ici au travers de sculptures, dessins et toiles accompagnés de très nombreux documents. Annette infiniment, intimement et éternellement.
Exposition Annette en plus infiniment à la Fondation Giacometti jusqu’au 27 septembre 2023
Alberto et Annette Giacometti dans l’atelier, 1951 © Ph.: Alexander Liberman / Archives Fondation Giacometti
Lettre d'Alberto à Annette, 31 janvier 1946 © Fondation Giacometti
Alberto Giacometti peignant le portrait d'Annette dans l atelier 1951 © ph.: Ernst Scheidegger
Alberto Giacometti Nu debout 1961 © Fondation Giacometti / Succession Alberto Giacometti / Adagp Paris 2023
Annette Giacometti dans l’atelier, juin 1966 © Ph. : Sabine Weiss / Archives Fondation Giacometti
Alberto Giacometti, Annette assise, 1951 © Staatgalerie Stuttgart
Alberto et Annette à Stampa, 1963. Ph.: Paola Martini Salvioni © Archives Fondation Giacometti
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Cent fois Annette, ici dans cette fondation dont elle fut la cheville ouvrière. Cent fois Annette, en peinture, naturellement, en sculpture évidemment, en dessin, en croquis, en litho, en gribouillis, par lettres, photos, documents. Un délicieux tourment pour celle qui fut le grand amour du grand artiste. L’exposition nous la présente surtout par les yeux d’Alberto, les mains plus exactement, tant on sent qu’il aimait, ému, à façonner et peindre le visage, le buste, le corps, en plein, en délié, allant à l’essentiel. L’essence. Annette nue ou habillée, assise ou debout, de face comme de profil.
Comme une quête du Graal pour transposer dans son art ce « petit bout de femme », comme les photos nous la montre : d’une beauté simple, au regard pétillant, un brin mystérieuse sous ses sourires malicieux. Annette aux écrits d’une belle lucidité, se pliant aux interminables poses que l’amour de l’art de l’artiste demandait et qui l’inscrivent aujourd’hui au Panthéon, au firmament, de celui qui est l’un des grands du siècle passé. Mais où est la part de l’artiste et celle de l’homme ? Lequel s’efface devant l’autre ? Qui cède le pas ? Le titre de la présentation « en plus infiniment » tiré d’une lettre, résume parfaitement cette relation, peut-être unique d’un artiste ayant rencontré sa muse. On pense aux Marthe de Maurice Denis et de Pierre Bonnard et l’on écarte Picasso au pinceau si volage. Cette évocation de celle qui fut autant la muse que l’épouse, le pivot central de la vie de Giacometti, souligne deux anniversaires : le centenaire de la naissance d’Annette (1923-1993) et le vingtième anniversaire de la création de la Fondation Giacometti en 2003.
Le catalogue qui accompagne cette présentation est partagé entre la petite histoire, celle du couple, et la grande histoire, celle de l’art. On y apprend que « bloqué » en Suisse à cause de la guerre – il avait quitté son atelier en décembre 1941 pour rendre visite à sa mère – il rencontre dans un groupe d’amis une certaine Annette Arm en octobre. Elle note dans son carnet d’une façon aussi sibylline qu’impersonnelle « J’ai rencontré Alberto en octobre 1943 le soir à la brasserie de l’Univers où se tenait une réunion en faveur de la résistance ». Le soir même, elle le suit dans sa chambre de l’hôtel de Rives, inventant une excuse pour ne pas rentrer dormir chez ses parents. Annette a 20 ans lorsqu’elle rencontre Alberto, lui est âgé de 42 ans.
Jean Starobinski, historien et psychiatre suisse, se souvient de cette rencontre, d’Annette plus exactement : « Une jeune femme qui se tient « en face », qui regarde, parle et vit « en face », infiniment franche, infiniment réservée ». Les portraits qu’en fera Alberto ne démentiront jamais cette impression. Elle est issue d’une famille bourgeoise, a fait de sérieuses études et travaille au sein du Comité international de la Croix-Rouge. Elle s’installe avec Alberto, à partir de l’été 1944, dans cet hôtel de leurs premières amours. Inutile de préciser que la famille d’Annette ne voit pas d’un très bon œil l’installation de leur fille dans une chambre d’hôtel avec un artiste inconnu dont l’œuvre est dans une impasse !
« Je n’ai jamais été fidèle »
Rentré à Paris à la Libération, Alberto retrouve son frère Diego (chargé pendant les années sombres de garder son atelier), ses amis et augmente son cercle de connaissances notamment le couple Sartre-Beauvoir. Annette, elle, reste à Genève, inondée de lettres d’un Alberto qui lui raconte sa vie parisienne et l’assure l’aimer « beaucoup, beaucoup, beaucoup ». Elle lui répond en parlant de son travail et de sa vie qui suit son invariable cours : travail, lecture et amis, dont Balthus et l’éditeur Skira. Elle se plaint peu sinon d’un « au fond, à part le bureau qui me prend trop de temps et vous
Vue in-situ de l’exposition. Buste d’Annette (dit de Venise). 1962, Buste d’Annette VI, 1962. Buste d’Annette IX, 1964. Buste d’Annette VII, 1962. Buste d’Annette X, 1965. Buste d’Annette VIII, 1962. Photo du fond :Franco Cianetti, Annette posant pour un buste, 1962 © Fondation Giacometti / Ph.: Franco Cianetti, Archive Fondation Giacometti / Ph. in-situ : D.R.
que j’aime mieux si vous étiez là, je fais exactement ce que je veux… ». Elle habite toujours la même chambre qui a abrité leur rencontre. D’évidence, son travail l’ennuie. Absences et retards la menace de perdre son emploi. Lui l’invite à le garder pour l’instant. Sous une apparence de jeune fille sage, Annette se révèle, au fil des lettres une femme libre, avide de découverte et d’expérience. Leurs échanges épistolaires deviennent, de lettres en lettres, plus intimes. Albert se découvre et ne cache pas à Annette ses retrouvailles avec une certaine Isabel, peintre anglaise qu’il avait connu avant-guerre. Peu après, Alberto lui avoue avoir quitté Isabel et de ne plus couché avec elle « ce qui d’ailleurs est arrivé très rarement et (est) plutôt désagréable dans l’ensemble ». Cette lettre est accompagnée d’un petit dessin d’une femme de face et de profil, sans doute le premier nu d’Annette fait de mémoire.
Thierry Pautot – commissaire de l’exposition et qui signe une très belle histoire de leur histoire dans le catalogue – relève ce qui « permet de comprendre ce qui unira Annette et Alberto dans leur future vie commune : leur très grande franchise l’un envers l’autre. ». Comme le confiera Alberto à son ami Giorgio Saovi : « Je n’ai jamais été fidèle, même pas une seule fois en pensée ». Cette liberté signe leur couple et Alberto ne cache pas son penchant pour les prostituées, ni ses autres relations. Dès le début de leur relation, elle en Suisse, lui à Paris, celle-ci est entretenue par des échanges épistolaires qui deviennent, peu à peu, plus intimes, teintés de tendresse et d’une certaine hardiesse. Ne reconnaît-il pas que leurs échanges « glisse(nt) doucement dans la pornographie ou l’érotisme » !
Alberto se découvre et ne cache pas à Annette ses retrouvailles avec une certaine Isabel, peintre anglaise qu’il avait connu avant-guerre. Peu après, il lui avoue avoir quitté Isabel et de ne plus avoir couché avec elle « ce qui d’ailleurs est arrivé très rarement et (est) plutôt désagréable dans l’ensemble ». Cette lettre est accompagnée d’un petit dessin d’une flemme de face et de profil sans doute le premier nu d’Annette fait de mémoire. Cette situation n’affecte en rien leur relation amoureuse. Annette sait, comprend et accepte donc ce paramètre dans sa relation amoureuse.
Alberto Giacometti. Annette noire, 1962 © Fondation Giacometti / Adagp Paris 2023
Enfin, le 5 juillet 1946, Annette débarque à Paris et découvre le « misérable » atelier d’Alberto, un atelier à « faire peur » dixit Simone de Beauvoir, et qui pourtant restera, jusqu’au décès du sculpteur, le centre de son monde. Situé rue Hippolyte-Maindron dans le 14e arrondissement, à une encablure de Montparnasse, il est d’une surface d’à peine 25 m2 dans une cour étroite où se trouvent quatre autres ateliers tout aussi misérables. Giacometti l’investit en décembre 1922 et sept ans plus tard, il louera l’atelier en face pour son frère Diego qui est venu le rejoindre. Cet atelier, d’une grande importance – à tel point que Beaubourg lui consacra une exposition en 2007 – est le quatrième personnage de cette vie étrangement dénuée de tout besoin matériel. La pièce, que de nombreuses photographies prises par les plus grands photographes de l’époque nous restituent, est dans un fouillis et d’une pauvreté inimaginable pour un artiste qui, dès après-guerre sera reconnu, exposé dans le monde entier et collectionné par les plus grands musées.
Une vie des plus spartiates
Une pièce sans eau (elle ne sera installée qu’en 1940) qui forçait Alberto à se laver dans le point d’eau de la cour, le toit qui fuit, mal – ou plutôt pas – isolé et accompagné d’une « chambre » des plus monacales – par grand froid, le couple allait dormir à l’hôtel – et naturellement sans cuisine (seul un petit réchaud équipait la chambre) ! Giacometti et Annette prenant tous leurs repas au restaurant ! Il ne s’agit nullement d’interpréter cet ascétisme à l’aune de l’image de l’artiste misérable que l’on se plaît souvent à imaginer, mais « est un exercice d’ascèse délibéré, participant de façon indissociable à l’ensemble de la démarche de l’artiste et permettant à sa création d’advenir » comme le souligne Véronique Wiesinger dans le catalogue de l’exposition de Beaubourg*. Cet atelier, devenu mythique, a été transféré tel au sein de l’Institut à l’image celui, tout aussi mythique, de Francis Bacon que l’on peut retrouver au Dublin City Gallery en Irlande.
Avec Annette et Diego, le trio des années à venir est formé. La vie, toutefois, reste difficile dans ce local spartiate, logis qu’Annette retrouve le soir, en rentrant de son travail de secrétaire auprès de Georges Sadoul le critique et historien français du cinéma, mais qui ne semble pas l’affecter outre mesure, « d’un tempérament joyeux et volontaire, (elle) n’est pas affectée par ces difficultés » dixit Thierry Pautot.
Même si cet atelier est au centre de la vie du trio, il n’est pas l’objet de cette exposition à la fondation, il est pourtant d’une grande importance dans ces années pendant lesquelles, dans ce lieu, Alberto va prendre comme modèle central de son travail celle qui devient sa femme le 19 juillet 1949. Un mariage suivi d’un voyage de noces dans leur famille respective. Annette l’épouse, la femme, le modèle… devient plus que jamais le pivot central de la vie d’Alberto. « La présence d’Annette apporte un équilibre bénéfique dans l’existence de l’artiste » constate Thierry Pautot. Le couple est en fait une vie à trois avec la présence quasiment continuelle de Diego. Un voisinage pratique aussi pour Alberto qui a ainsi, sous la main, non seulement ses deux modèles d’élection, et un Diego qui se charge aussi de quelques travaux pour son frère, comme l’ébarbage ou la patine de ses bronzes.
Un art en mutation
L’art d’Alberto, lui, est en pleine mutation. Ces représentations hiératiques qu’il façonne ou peint à partir du milieu des années 40, une manière qui va le signer au mieux dans les années qui suivent et qui reste la partie la plus connue de son œuvre. Initié d’abord en de minuscules bustes – où personnages debout les bras le long du corps – et qui ne font qu’à peine quelques centimètres et posés sur d’énormes bases cubiques, comme « vues de loin ». Puis, elles sortent peu à peu de cette gangue pour s’allonger et devenir de plus en plus filiformes. Yves Bonnefoy, qui a signé une monumentale biographie de l’artiste**, lève un peu le voile. Giacometti aurait confié à un visiteur, un certain Nesto Jacometti vouloir « réduire la figure au format de l’allumette ». Une recherche qui « n’est pas le réalisme, mais la ressemblance… De ce point de vue Giacometti est aujourd’hui aussi éloigné des peintres abstraits que des artistes figuratifs. Il n’interprète pas délibérément la réalité, il s’efforce au contraire de copier ce qu’il voit, simplement « bêtement » désespérément » comme le note Jacques Dupin*** De plus, il trouve peu attrayantes les avant-gardes de son temps, les Picasso, Dubuffet et autre Manessier. Comme tous les grands artistes, il regarde devant, il se concentre sur son œuvre et ne jette aucun regard sur le côté et quelques fois en arrière. Il a copié, tout au long de sa vie en dessin, Dürer, Vélasquez, Cézanne, la statuaire égyptienne entre autres, comme des exercices.
Annette devient, dès lors le modèle d’élection – elle pose pour la première fois en 1948 pour une sculpture – elle qui avait, avant cette date, fait l’objet que de quelques dessins. C’est la même année qu’elle pose pour la première fois nue alors que jusque-là, Alberto la croquait de mémoire. Ce pas est d’importance, on peut l’interpréter comme scellant vie privée et vie « professionnelle ». Les nus suivront – tant en peinture qu’en sculpture – debout, en buste, assis… toute la grammaire d’Alberto qui épuise souvent son épouse à tel point que celle-ci va abandonner son travail de secrétaire pour se consacrer entièrement à Alberto. Et pourtant, ces séances de pose ne sont pas des parties de plaisir. Exigeant, lent dans son process, ne supportant pas le moindre mouvement de ses modèles, assis souvent « sur une mauvaise chaise paillée », Annette va passer de longues heures – nue ou habillée – dans le micro-atelier de la rue Hippolyte-Maindron.
Quelle est la part d’Annette dans cette mutation artistique ? Elle qui, avec Diego sont les modèles principaux de ses sculptures, tableaux et dessins ont-ils une réelle importance artistique ? On serait tenté de dire qu’importe le modèle, seul le travail, la recherche (Alberto, sur les conseils de son père, détruisait beaucoup ou réemployait les toiles, de ce qui ne le satisfaisait pas) et le résultat compte. Annette comme Diego, Isaku Yanaihara dont l’affection et l’amitié scellent ces nombreuses heures de pause, sont très présents dans l’œuvre. Ainsi que quelques modèles occasionnels comme Pierre Matisse, Simone de Beauvoir, Éli Lotar ou Michel Leiris, Marie-Laure de Noailles, Jean Genet, James Lord ou… Caroline semblent être comme invités.
Annette déménage !
Alors que jusqu’à présent, elle avait accepté les frasques sans lendemain de son mari, frasques contrecarrées par de nombreux petits mots doux qu’il lui laisse sans cesse ; l’arrivée, au milieu de 1959, dans la vie d’Alberto d’une certaine Caroline, une jeune femme d’à peine 20 ans rencontrée dans un bar, va être un élément perturbateur dans la vie du couple. Sa présence dans l’atelier, et de cette chambre « dont elle avait fait son espace personnel », les provocations de Caroline, les œuvres la représentant qui, si tout cela n’ébranle pas le couple pour autant, va tout de même décider Annette à se trouver un autre lieu, une maison, un appartement bien à elle. Une position de l’autruche ? Non, un besoin de liberté. Isaku Yanaihara, professeur de philosophie au Japon et ami proche du couple, confiera, en parlant du désir d’Annette d’avoir un lieu à elle, « Annette a toujours été une femme libre, j’ai toujours su que cela devait arriver » ****.
Sans en dire vraiment la raison à sa belle-mère – qui exhorte pourtant depuis longtemps Alberto de trouver un endroit plus confortable que la chambre de l’atelier – Annette se cherche un appartement qu’elle trouve rue Mazarine à Paris en plein Quartier Latin qu’elle investit avec tout ce qui peut documer la vie et l’art de son mari.
Après le décès d’Alberto en janvier 1966, Annette – veuve à 43 ans et qui lui survécut vingt-sept ans avant de décéder en septembre 1993 – continua à s’occuper et à défendre de l’œuvre de son mari. Ahanant dans son appartement, elle fut la gardienne du temple, tour à tour archiviste, documentaliste, conservatrice, un travail qui déboucha, en décembre 2003, à la création de la Fondation Giacometti qui renferme la plus grande collection d’œuvre d’Alberto et une masse de documents et d’archives. Une fondation qui, un peu à l’étroit dans ce magnifique, mais petit, hôtel particulier de la rue Victor-Schœlcher, investira dans quelques mois le bâtiment spacieux qui fut longtemps l’aérogare des Invalides. Un lieu à la mesure de l’immense œuvre laissée par cet artiste, l’un des plus grands du siècle dernier ; épaulé, soutenu, aimé, admiré par cette femme d’exception. Sans tomber dans un aphorisme un peu usé, on peut vraiment voir ici la preuve, si besoin était encore, que « derrière chaque grand homme il y a une femme »…
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* in catalogue L’Atelier d’Alberto Giacometti, Centre Pompidou 2007
** Yves Bonnefoy Giacometti, Flammarion, 1991
*** Jacques Dupin, Alberto Giacometti, Maeght Éditeur, 1962
**** Isaku Yanaihara, Avec Giacometti, Paris, Allia 2014
Alberto Giacometti Buste d’Annette VII 1962 © Fondation Giacometti / Succession Alberto Giacometti / Adagp Paris 2023
Fondation Giacometti, 5, Rue Victor Schoelcher, 75014 Paris
À voir jusqu’au 27 septembre 2023
Du mardi au dimanche : 10h – 18h Fermé le lundi
Accès :
Métro ligne 4 et 6 : Raspail ou Denfert-Rochereau
RER B : Denfert-Rochereau
Bus line : 38, 59, 64, 68 ou 88
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Annette en plus infiniment
Sous la direction de Thierry Pautot
Catalogue co-édité par la Fondation Giacometti et FAGE éditions
144 pages, 125 illustrations, 26€