Le Centre Pompidou, au travers de 500 photos dues à 120 photographes, nous propose un extraordinaire voyage au travers de la représentation du corps des débuts de la photographie à nos jours. Les photographes convoqués ici ont ainsi œuvré dans les dimensions sociales, sociologiques, sociétales voire politiques du corps humain. Une exposition qui fera date.
Exposition Corps à corps au Centre Pompidou jusqu’au 25 mars 2024
Walker Evans. Sans titre (Passagers dans le métro), New York 1938-1941 © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art / Collection Marin Karmitz
Brassaï. Les Deux Voyous, Paris XIVe, 1932 © Centre Pompidou – MNAM - CCI Paris / Estate Brassaï / Dist. RMN-GP J. Faujour

Dorothea Lange. Mended Stockings, San Francisco, 1934 © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California / Collection Marin Karmitz

Gordon Parks. Ethel Sharrieff in Chicago de la série Black Muslims, 1963 © The Gordon Parks Foundation / Collection Marin Karmitz

W. Eugene Smith. Un docteur examinant la main d’un enfant, Hospital for Special Surgery, New York, 1968-1969 © The Heirs of W. Eugene Smith / Magnum Photos / Collection Marin Karmitz

Joe Spence (en collaboration avec Rosy Martin). Série Photo Therapy, 1984 © Centre Pompidou – MNAM - CCI Paris / Ph. : D.R.

Valérie Jouve. Sans titre no6, 1994 © Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris / Adagp, Paris 2023 Mnam-Cci / Dist. RMN-GP

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Le corps et la photographie ! Vous avez trois heures… C’est à peu près le temps qu’il vous faudra pour que vous puissiez parcourir cette importante exposition consacrée au regard porté par les photographes sur le corps humain. Plus de 120 photographes et 500 tirages et documents pour explorer cette thématique des pionniers de l’image argentique aux dernières recherches et explorations. Le tout issu de deux collections : celle des collections de photographies du Centre Pompidou et celle de Marin Karmitz, le producteur, réalisateur et distributeur l’un des plus importants du cinéma français et, accessoirement, collectionneur. Il avait, en 2017, présenté une partie de sa collection – qui ne se limite pas à la seule photographie – à la défunte (et regrettée) Maison Rouge à Paris. Alliés ici un regard public et un regard privé.
Le terme d’exposition fleuve ici n’est pas usurpé pour qualifier cette présentation que l’on pourrait penser, de prime abord, comme traitant d’un sujet un peu bateau.
Délaissant la facilité de la simple chronologie ou des apparentements qui transformeraient le parcours en un jeu de recherche des ressemblances, les commissaires ont opté pour des sections thématiques qui, si elles suivent des grands courants sociétaux – donc en partie chronologique – font parfaitement le tour d’horizon de la représentation du corps dans la photographie, et dit beaucoup du rapport photographe / photographié, vu à l’aune d’un rapport contextuel qui dépasse le simple fait de tirer le portrait d’un individu. Mais la volonté affichée ici est de replacer ces images dans un contexte plus large. Sans réelle recherche plastique – toutefois, cette dimension est aussi présente chez certains photographes – les photographes convoqués ici ont ainsi œuvré dans les dimensions sociales, sociologiques, sociétales voire politiques du corps humain.
Un language universel
L’intérêt premier étant de voir, ce qui pourrait passer pour une évidence, que la photographie est comme d’autres médias (littérature ou journalisme) à l’écoute de son temps, de ses bouleversements, de ses changements avec, toutefois, ce qui pourrait être considérés comme un atout majeur sa frontalité, son message délivré sans détour et facilement avalisé avec quelquefois les besoins d’une ou deux lignes de légende. Un média compréhensible par tous au-delà de la barrière de la langue, et interprété par les spectateurs en fonction de leur origine, classe sociale, leur culture, voire leur religion ou philosophie.
Reste toutefois que l’interprétation de l’image se heurte naturellement à la condition, la pensée, le contexte politique comme social du spectateur. On ne regarde pas la photo d’une Iranienne « dévoilée » que l’on soit ici ou ailleurs, de la même façon. C’est ce qui fait toute la force de ces images dont, aussi, leur « lecture » peut se modifier, évoluer, selon le temps. C’est donc une banalité de dire que la photographie est un langage universel et c’est cette universalité qui ressort plus que jamais de cette exposition.
Au commencement était le portrait…
En sept chapitres, l’exposition tente – et réussit – de faire le tour des problématiques du XXe siècle. D’entrée, on nous plonge dans les prémices du portrait tel qu’on l’appréhendait au début du XXe siècle. Des visages anonymes, hors contexte et sujet, cadrés au plus près où seule la lumière participe à l’impression voulue comme ce magnifique portrait de Nush Éluard par Dora Maar qui joue sur le contraste, la moitié du visage dans l’ombre et l’autre éclairé, comme pour nimber la compagne du poète d’un halo de mystère. Le portrait lui, va trouver avec les cabines de photo-matons, qui apparaissent dans les années vingt, des utilisateurs inattendus chez les surréalistes qui
font un élément de création libertaire ces appareils au service, avant tout, à l’administration pour « ficher » et répertoriés administrativement les individus. Ce détournement retrouvera un écho dans les années 60, ces années contestataires. Peu à peu, les photographes vont ouvrir leur cadre, reculer pour saisir ce qui est autour de leur sujet, inclure ceux-ci comme témoins de leur environnement. Ces images saisies au vol, cet instant « décisif », cher à Cartier-Besson, est « souvent été comparée aux pratiques de la chasse ou de la collection. Mais cette traque agit aussi parfois comme un révélateur. Visionnaire plus que voyeur, le photographe perçoit et isole des individualités, il met en lumière des anonymes perdus dans la foule. » explique Julie Jones co-commissaire avec Marin Karmitz, de l’exposition. Images « volées » dans le métro par Walker Evans ou Louis Stettner, dans la rue par Dave Heath ou Brassaï, ce dernier documentant un statut social, un environnement, l’envers du décor urbain avec ses voyous, ses prostituées et le monde de la nuit. « La photo, parfaitement résumé par Chris Marker en 1966, c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et – clac ! au lieu d’un mort, on fait un éternel. »
Smith. Sans titre, de la série Anamanda Sîn, Désidération, 2017-2021 © Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris / Courtesy Galerie Ch. Gaillard, Paris
Une pratique ouvrant la voie à des mouvements comme les « concerned photographers » qui vont, comme Gordon Parks, se pencher sur la communauté des noirs musulmans (Black Muslims) et autres « street photographers » allant au-devant de certains groupes et de faire sortir de l’ombre des « invisibles », tels les reportages d’Helga Paris sur les travailleurs d’une usine de confection, d’Anders Petersen sur la faune fréquentant le café Lehmitz d’Hambourg, ou l’incontournable Raymond Depardon qui est allé rendre compte des pensionnaires de l’hôpital psychiatrique de San Clemente en Italie, voire Roy de Carava, premier photographe afro-américain à recevoir une bourse Guggenheim en 1952, qui nous convie, dans son mythique ouvrage « The Sweet fly paper of life », à découvrir la vie d’une famille noire dans le Harlem du milieu des années 50.
Le corps en morceaux
Dans une autre section, on vient nous parler du corps mis à mal, disséqué, replié sur lui-même, décomposé en plusieurs images comme pour externaliser cette entité première et compacte. On y perd le regard, et l’individu, son identité comme son entièreté. Bras, jambe, torse, main, le regard se focalise sur le détail et ces « morceaux » révèlent une autre perception de l’humain. Sa force avec ces bras musclés et noués de Jakob Tuggener, la douceur et la tendresse chez W. Eugene Smith avec ce docteur examinant les mains d’un enfant, le non-dit chez Nancy Wilson-Pajic dans ce jeu de mains sur un visage laissant libre cours à la non-interprétation des sentiments qui traversent le modèle ou encore ces jambes gainées de bas raccommodés qui en disent long sur le statut social de sa propriétaire. Cette focalisation sur un détail donne une force nouvelle à l’image du corps.
Si le détail donne à penser sur le sujet, son for intérieur est celui que prennent comme sujet les photographes tentant à nous faire pénétrer dans les pensées, le rêve, les angoisses ou les contemplations qui font que ces personnes existent au-delà de leur simple image. « Effacé, le photographe semble n’être qu’un témoin impassible, extérieur aux instants et aux intériorités qu’il enregistre. ». Laissant au spectateur alors le soin d’interpréter lui-même cette intériorité. Que pense cette jeune femme, photographiée par Valérie Jouve, dans sa cité la tête penchée ? Et que s’est-il passé pour que cette autre coincée dans un coin du cadre semble être en extase … voire en détresse, saisie par Michael Ackerman ? Et celle au regard absent appuyée sur cette porte dans ce magnifique cliché de Christophe Bourguedieu ? C’est donc à notre tour, à notre propre histoire, de recomposer une possibilité pour chacune d’elle. Cette complicité tant mémorielle que sentimentale donne à ces clichés des unicités de perception.
Et enfin, la photo transcendant le réel, nous accueille dans cette dernière section nous rappelant cette photo spirite qui agitait les regards aux premiers moments de la pratique photographique. Ici, il s’agit dans cette dernière section, d’explorer ces images indéterminées, fantomatiques voire oniriques dans lesquels le corps, les silhouettes, les apparitions se jouent au gré de la lumière, des superpositions, des cadrages, des bidouillages en labo, pour des résultats intemporels, irréels dans des occurrences où le corps semble se détacher, ne plus être dans un cadre formaté, reconnu en une hétérotopie qui plus que partout, laisse vagabonder l’esprit. Là encore chacun y vient avec son histoire, sa culture, son ressenti.
L’exposition fera sans doute date, tout comme celle du MoMa en 1955, Family of man – toutes proportions gardées – et nous donne à voir et à réfléchir tant sur le corps, l’individu que sur le médium photographique même. Captivant !
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e). 6e étage.
À voir jusqu’au 25 mars 2024
Tous les jours, sauf le mardi, de 11h à 21h.
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Éditions du Centre Pompidou
Sous la direction de Julie Jones
312 pages, plus de 500 illustrations, 49 €