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Le musée de l’Orangerie, qui conserve une grande partie de la collection de Paul Guillaume, nous présente les rapports et la collaboration qu’il entretint avec Modigliani dont il fut le marchand entre 1914 et 1916. Pendant ces années, il travailla à une reconnaissance du peintre italien qu’il encouragea et soutint pendant ces années décisives.
Exposition Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand au musée de l’Orangerie jusqu’au 15 janvier 2024
Vue de l’exposition. À droite : Portrait de Max Jacob, 1916 ©Düsseldorf, Kunstsammlung, Nordrhein-Westfalen / Ph.: Sophie Crépy
Femme au ruban de velours, vers 1915 © RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie) / DR

Lola de Valence, 1915 © The Metropolitan Museum of Art, New York / Legs Miss Milton de Groot

Elvire assise, accoudée à une table, 1919 © Saint Louis (Missouri), Saint Louis Art Museum

La Belle irlandaise, en gilet et au camée, vers 1917-1918 © Cleveland, The Cleveland Museum of Art

Portrait de Moise Kisling, 1915 © Courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo / Image Scala

Nu couché, 1917-18 © Italie, Turin, Pinacoteca Agnelli / Pinacoteca Agnelli, Torino

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En décidant d’associer dans une expo Amedeo Modigliani (1884-1920) à son marchand Paul Guillaume (1891-1934), le musée de l’Orangerie lève le voile sur les rapports qu’entretient un artiste avec son marchand. Et si chaque histoire est différente, il existe tout de même des points communs à cet attelage dans lequel les deux vont forcément dans le même sens… Mais pas toujours pour les mêmes raisons. Un rapport d’interdépendance qui s’est surtout développé dans la seconde moitié du XIXe siècle lorsque le marché s’est étoffé avec le début des dynasties de « grands » marchands.
On a coutume de dire qu’il n’y a pas de grands artistes sans grand marchand. C’est un peu réducteur, mais bien souvent le marchand a une position de découvreur qui va ensuite, non seulement tout mettre en œuvre pour promouvoir son poulain, mais surtout et avant tout tenter de modifier le regard, par trop formaté, que l’on peut poser sur un art en « train de se faire », pour reprendre la formule de Seuphor. Un art qui devance le goût de son époque.
Les grands duos de l’art moderne apportent de l’eau à ce moulin et l’on peut sans problème citer des « couples » célèbres : Durand-Ruel et Bernheim jeune pour les impressionnistes, Ambroise Vollard et Cézanne, Aimé Maeght et Bonnard, Daniel-Henri Kahnweiler et Picasso, Berthe Weil (qui consacra à Modigliani sa première et seule exposition de son vivant) et Matisse et plus près de nous René Drouin pour Wols et Dubuffet ou encore Denise René et Vasarely…
Anonyme . Paul Guillaume en chapeau, assis, dans l’atelier de Modigliani, s.d. © Musée de l’Orangerie, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Amedeo Modigliani. Tête de femme, 1911-1913 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacqueline Hyde
Paul Guillaume. Modigliani dans son atelier, rue Ravignan, vers 1915 © RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Archives Alain Bouret, image Dominique Couto
L’exposition présentée ici, dans ce musée qui conserve une partie de la collection du marchand, est forte d’une trentaine d’œuvres accompagnée de nombreux documents et photos. Toutes les œuvres présentées dans cette exposition ont un rapport étroit avec Paul Guillaume : qu’elles lui aient appartenu, aient été vendues par lui ou aient été commentées dans sa revue Les Arts à Paris. Cette exposition est à voir aussi comme une sorte d’hommage à son travail.
Si la vie, bien que brève de Modigliani, est bien documentée, Paul Guillaume, lui, reste peu connu. Ses années de prime jeunesse dans ce Paris de la fin du XIXe siècle (il est né le 28 novembre 1891) sont peu connues et il en gardera le silence toute sa vie. Mais Sylphide de Daranyi, qui signe une passionnante biographie du marchand*, lève le voile sur cette enfance. Orphelin de père à l’âge de 13 ans, il fait de petits boulots dans, entre autres, un garage qui, important dans des caisses du caoutchouc pour pneu d’Afrique centrale, caisses dans lesquelles il se trouve aussi des objets d’art africain qui l’auraient fasciné. L’anecdote est à prendre comme telle, mais le « choc esthétique », lui, semble réel puisque le tout jeune Paul va même investir un petit local pour exposer ses « merveilles africaines » et solliciter ainsi le regard de Guillaume Apollinaire qui passait par là.
Ce dernier, est un fervent promoteur de cet art auprès de ses amis Derain, Vlaminck et Picasso. C’est cette passion commune pour l’art africain qui les rapproche et va servir de marche pour que le jeune Guillaume quitte son garage pour un monde que, dès lors, il ne quittera plus, celui de l’art, et ce, jusqu’à son décès prématuré à 42 ans.
Paul Guillaume ouvre sa galerie
En octobre 1912, bien que soutien de famille après la disparition de son père en 1904, il est incorporé pour un bref service militaire et libéré de ses obligations militaires au printemps de l’année d’après. Il retrouve son ami Apollinaire qui l’introduit auprès de ses amis d’alors dont Picasso, De Chirico et quelques autres. Il piaffe d’impatience dans un emploi rémunérateur chez un décorateur en vue pour enfin, par une lettre datée du 13 janvier 1914, annoncer à Apollinaire la mise en œuvre de son projet d’ouvrir « un magasin de tableaux modernes… Je vais ouvrir dans quelques jours ma petite galerie rue de Miromesnil ».
Il se met en quête d’artistes et va même jusqu’à en solliciter certains comme le sculpteur Bourdelle ! Tenace, il réussit son premier accrochage de « peintures nouvelles » avec des œuvres de De Chirico, Roy, Lotiron, Picabia et une certaine Madelaine Berly qui tout juste âgée de 18 ans est la fille de Maurice de Vlaminck. C’est dans l’effervescence de ces premiers mois que la Première Guerre mondiale le cueille, il cherche à s’engager mais, est définitivement réformé en octobre 1914.
Le marché de l’art européen s’est effondré déplaçant son centre de gravité à New York. À Paris, une déliquescence touche aussi les artistes. Et certains comme Derain et Braque sont mobilisés, Apollinaire lui, bien que russe, s’engage dans l’armée française quand d’autres s’expatrient ou regagnent leur pays d’origine comme De Chirico et son frère Savino. Picasso lui, est à Rome, dans les bagages des Ballets russes de Diaghilev. Paul Guillaume, quant à lui, ferme un temps sa galerie pour la rouvrir le 1er octobre 1915 avec, notamment, des œuvres de Modigliani.
Paul Alexandre, son premier mécène
Modigliani, né à Livourne en 1884, est arrivé à Paris au début de l’année 1906. Il traîne vite une réputation de dandy bohème, voire même, comme l’écrit Christian Parisot dans sa monumentale biographie** du peintre, avec un « côté maudit que l’on sentait qu’il traînait avec lui ». Il partage son temps entre Montmartre et surtout à Montparnasse, où on le voit fréquentant avec toute la faune d’artistes et de rapins qui se réunissent autour du Dôme et de la Rotonde, les Picasso, Kisling, Soutine, Salmon, Kiki et Max Jacob entre autres. Première rencontre d’importance, celle du docteur Paul Alexandre, son premier acheteur, qui l’abrite un temps au sein d’un bâtiment de studios d’artistes, rue du Delta à deux pas de Montmartre.
Amedeo Modigliani. Paul Guillaume, Novo Pilota 1915 © RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski
C’est ce dernier qui lui fait rencontrer le sculpteur roumain Constantin Brancusi. C’est une révélation et voilà Modigliani qui se lance à corps perdu dans la sculpture, négligeant un temps la peinture. Mais il devra l’abandonner en 1914, souffrant de problèmes pulmonaires, aggravés par une santé déjà fragile, un début de la tuberculose qui l’emportera, son alcoolisme, l’usage de certaines drogues et une vie qu’il traîne entre différents hébergements ou dans l’arrière-salle du bistrot de Rosalie, un bistrot italien de la rue Campagne-Première.
Concernant l’arrêt de la sculpture par Modigliani, Sylphide de Daranyi avance aussi d’autres raisons. Retourné chez lui, à Livourne en 1913 et montrant à des amis des photos de ses sculptures, ces derniers se seraient gaussés de lui. De plus, la sculpture demandant des pierres qui coûtent chères et un lieu assez spacieux pour être travaillées. Des contraintes qui, en plus de ses problèmes de santé, seraient les raisons de son abandon de la sculpture.
Dès lors, il recentre son travail sur la peinture et longtemps, ses portraits subirons par leur construction, l’influence de son appétence pour l’art africain comme dans ce magnifique profil Lola de Valence (1915) ou le portrait Femme au ruban (vers 1915) ou encore son Autoportrait en Pierrot (1915) et jusque à la fin (Portrait de Jeanne Hébuterne, 1919) dans lesquels les nez allongés, les figures plates ou concaves, leur tracé en ovale trahissent cette évidente influence.
Paul Guillaume, le « nova pilota »
Paul Guillaume rentre dans la vie du peintre par l’intermédiaire du poète Max Jacobs, une connaissance de la bande des Montparnos, qui lui présente le peintre fin 1914. Très vite, les deux hommes s’apprécient, ne serait-ce que par leur goût commun pour la sculpture africaine. Modigliani portraiture à plusieurs reprises celui qui, dorénavant, conquis, devient son marchand. Et pour lui venir en aide afin qu’il puisse travailler sereinement, il lui loue un atelier rue Ravignan, juste à côté du Bateau-Lavoir dans lequel Picasso occupa un atelier de 1904 à 1909.
Modigliani va produire essentiellement des portraits et quelques nus. Sa relation avec Paul Guillaume verra la réalisation de quatre portraits et de quelques dessins faits pendant les deux années de leur collaboration. Le premier d’entre eux, conservé ici, proclame la relation privilégiée qu’entretiennent les deux hommes. Guillaume est représenté en costume, ganté et cravaté « comme un pilote visionnaire de l’avant-garde, surplombant les mots « Novo Pilota ». Cette inscription nous laisse entrevoir que le galeriste suscite alors un grand espoir chez le peintre.
Amedeo Modigliani. La chevelure noire, dit aussi Jeune fille brune assise, 1918 © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean
Dans ce foisonnement de l’art entre Montmartre et Montparnasse, Modigliani croque et portraiture ses rencontres en un étonnant panorama des artistes de son temps. Les Constantin Brancusi, Chaïm Soutine, Moïse Kisling, Juan Gris, Jacques Lipchitz, Jean Cocteau, Léopold Survage, Pablo Picasso, Diego Rivera et Max Jacob passent devant son chevalet ainsi que certaines de ses rencontres et amours féminines comme Beatrice Hasting ou Jeanne Hébuterne qui sera la mère de sa fille Jeanne, née en 1918.
Un certain Léopold Zborowski
Mais la relation se consume vite, le 26 novembre 1916, lors d’une exposition sous l’égide des Arts de Paris, la revue fondée par Paul Guillaume, Modigliani rencontre un certain Léopold Zborowski, poète polonais et marchand d’art et qui devient son marchand (il sera celui de Soutine et d’Utrillo aussi) pour le peu d’années qui lui reste à vivre. Ce dernier lui signe un contrat d’exclusivité contre une rémunération de 300 francs par mois (à l’époque, les œuvres de Modigliani peinaient à trouver acquéreur pour 200 francs) et la fourniture du matériel nécessaire à son art. C’est à la demande de son nouveau marchand, pour sa clientèle masculine, que Modigliani peindra ces grands nus « qui sont encore des portraits*** » au réalisme choquant à l’époque, jusqu’à provoquer une descente de police lors d’un accrochage ! Deux de ces nus seront même achetés par Paul Guillaume, qui ne se montre pas rancunier quand il s’agit d’affaire.
Sous l’égide de Zborowski, en avril 1918, Modigliani part, avec sa compagne Jeanne Hébuterne enceinte, sur la Côte d’Azur pour des raisons sanitaires,. Là, il s’essaiera au paysage dans une manière cézannienne autant que cubisante ; mais il le reconnaît, le paysage n’est pas pour lui. L’humain manque.
On a avancé des théories concernant ce changement de marchand comme le fruit d’une rivalité entre les deux, chacun arguant de la découverte du peintre. Ou encore le manque de temps et d’enthousiasme de Paul Guillaume à s’occuper d’un Modigliani, difficilement contrôlable et au succès commercial encore aléatoire. Quoi qu’il en soit, Paul Guillaume continuera les années suivantes à acheter des œuvres de l’italien pour ses clients demandeurs, les achetant même… à Zborowski !
Quoi qu’il en soit il appert que les deux marchands, l’un rive droite, l’autre rive gauche, ont travaillé de concert à la notoriété du peintre qui peu de temps après sa disparition sera reconnu comme le peintre majeur qu’il est… sauf en Italie. Là, il faudra attendre le début des années 50 pour qu’il le soit pleinement. Nul n’est prophète en son pays….
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* Flammarion Biographies, 2023
** Canale Arte Edizioni, 2000
*** Jean Dalevèze, Modigliani : Figures, Lauzanne, International Art Book, 1971
Musée de l’Orangerie, Jardins des Tuileries (côté Seine), Place de la Concorde (1er)
À voir jusqu’au 15 janvier 2024
Ouvert de 9h à 18h tous les jours sauf le mardi
Nocturne le vendredi jusqu’à 21h.
Accès
Métro : lignes 1, 8, 12, station Concorde
Bus : lignes 42, 45, 52, 72, 73, 84, 94, arrêt Concorde
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Modigliani, un peintre et son marchand
Sous la direction de Simonetta Fraquelli et Cécile Girardeau
Coédition : Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion
Versions : Français et Anglais
168 pages, 140 ill. env., 35 €
Biographie
Paul Guillaume par Sylphide de Daranyi
Coédition : Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion
282 pages, 60 ill. env., 26 €