Le Musée national Picasso-Paris nous présente les premières années de l’artiste américain Jackson Pollock qui vouait à Picasso une grande admiration. L’œuvre de l’espagnol a nourri les recherches du jeune Pollock et l’a amené sur la voie d’une peinture expressionniste nourrie aussi par les surréalistes européens en exil. Une œuvre rare, pas vue en France depuis la grande exposition à Beaubourg, il a plus de 40 ans.
Exposition Jackson Pollock, les premières années au musée Picasso-Paris jusqu’au 19 janvier 2025
Composition with Oval Forms, vers 1934-1938 © Coll. part. / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Figure Kneeling Before Arch with Skulls, 1934-1938 © Dallas Museum of Art / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Composition with Varied Forms, 1938-1941 © Philadelphia Museum of Art / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Male and Female, 1942-1943 © Philadelphia Museum of Art / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
The She-Wolf, 1943 © The Museum of Modern Art, New York / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Moon Vessel, 1945 © The Museum of Fine Arts, Houston / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Red Composition, 1946 © coll. Part. Waqas Wajahat, New York / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
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On pourrait se demander, de prime abord, pourquoi Jackson Pollock (1912-1956), rendu mondialement célèbre avec ses « drippings », se retrouve exposé dans la « maison » de Picasso. Le lien pictural n’est pas de suite évident. On apprend toutefois, que l’Américain cultivait une certaine jalousie pour ce « salaud » (le mot est de lui !) d’Espagnol.
Picasso est « arrivé » dans la vie de Pollock avec la découverte, au MoMA entre autres, de certaines peintures des années 30 et surtout de Guernica, cette œuvre majeure de l’Espagnol qui attendait, là, le retour de la démocratie en Espagne pour pouvoir réintégrer son pays inspirateur.
L’importance de Pollock, et on peut en dire autant de ses pairs d’alors comme Clyfford Still (étonnement quasi inconnu en France !), Mark Rothko, Robert Motherwell, Franz Kline ou Willem de Kooning, c’est d’avoir coupé le cordon ombilical avec l’Europe. On leur doit l’émergence d’une peinture américaine qui fonde cette « École de New York » comme une affirmation d’indépendance. Pourtant, Pollock réfutait cette notion de spontanéité créative et confiait à l’historien d’art et futur patron du Moma, William Rubin (1) : Ma peinture n’est pas tombée du ciel, elle fait partie d’une tradition de longue date. ».
Two, 1943-1945 © Peggy Guggenheim Collection © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
The Moon Woman, 1942 © Peggy Guggenheim Collection / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
L’Europe continuait donc à planer sur cet art américain en quête d’identité et de liberté. Celui qui allait devenir une idole, autant par son art que par son existence, faisait preuve d’une grande maturité artistique au travers des œuvres de cette période aux constructions complexes, tentant de s’extirper de la gangue de l’influence de ses contemporains européens, Picasso en tête. Mais l’influence était encore tenace ! Il y avait un langage à inventer, à trouver, « un départ zéro du réel », comme l’écrivait Michel Tapié en 1952 (2). Une période qui allait faire cheminer Pollock vers la radicalité de ses Drippings, inventant, au milieu des années 40, un art qui lui est propre, quittant définitivement les relents de figuration qui régnaient encore sur ses œuvres, pour s’en extraire et révolutionner l’art de son pays et de son temps.
Une scolarité chaotique
Jackson Pollock, est né à Cody, dans le Wyoming, le 28 janvier 1912, un état proche des nations premières qui auront une grande influence sur son éveil à l’art et son devenir artistique. Élève difficile, rebelle, à la scolarité chaotique, il doit très jeune traiter un grave problème d’alcoolisme ! Pour ce faire, il est suivi par un analyste jungien Joseph Henderson. Ces traitements et leur analyse seront déterminants dans sa réflexion… pas vraiment sur son alcoolisme. À la même époque, il découvre le travail des muralistes, et va parcourir son pays d’ouest en est, à la découverte de ces peintres américains comme mexicains dont les thèmes sociaux ont été nourris par les séquelles de la Grande dépression qui a touché le nord-américain. Dans la foulée, il travaillera dans ce sens, un temps auprès de David Alfaro Siqueiros. Et autre composante de son puzzle créatif : sa curiosité pour l’art natif américain tout comme le surréalisme que l’on retrouve dans certaines de ses œuvres d’avant-guerre (Masked Image, 1938 ou Composition with Oval Form, 1934-1938). Ce dernier renforcé, pendant les années de guerre, lors de sa rencontre avec certains artistes européens réfugiés à New York. Ce melting-pot va donner à sa peinture une nouvelle direction, très expressionniste, dans laquelle s’entremêlent surréalisme, les thèmes développés par les cultures natives américaines, la psychanalyse et les approches spirituelles et chamaniques. Les titres donnés restent, toutefois, du domaine de la figuration, mais une figuration transformée et qui tend, de plus en plus, vers cet expressionnisme abstrait, signature des « irascibles » new-yorkais. C’est cette période qui est, ici, au centre de l’exposition.
Sans titre, 1938-1941 © The Art Institute of Chicago / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Et si on dénote dans ses œuvres d’alors une forte résurgence assumée du surréalisme, mâtinée de fortes attaches au travail de Miró et de Masson, il trace tout de même sa propre route, comme le soulignait William Rubin (1) : « Bien que Pollock connût la peinture de Masson et fût stimulé par elle, l’implacable logique de son propre développement empêche d’attribuer à l’œuvre de Masson tout effet critique sur le développement de Pollock. »
Une mécène : Peggy Guggenheim
Et dans la formation de son art, n’oublions pas Picasso qui tient d’évidence une place toute particulière. Il n’était pas difficile à New York alors de découvrir les œuvres de l‘espagnol. Plusieurs musées, dont le MoMA en conservaient quelques-unes, dont le mythique Guernica. Et bien que Picasso n’ait jamais mis les pieds outre-Atlantique, quelques expos avaient mis en lumière son travail et son importance.
L’exposition, en 1939, au MoMA, « Picasso : Forty Years of His Art » suivie sept ans plus tard de l’exposition « Picasso : Fifty Years of His Art » apportait de l’eau au moulin de l’admiration que Pollock portait à Picasso. « L’exposition s’inscrit ainsi dans l’histoire de la réception large de l’œuvre picassienne, de l’étendue de son rayonnement sur l’art moderne » écrit en préface du catalogue (3) Cécile Debray qui préside le musée Picasso.
En 1943, Peggy Guggenheim, qui fit tant pour la découverte et la reconnaissance des peintres émergents de son temps, lui consacre sa première exposition monographique dans sa galerie Art of this century. Il semble, alors, qu’il peut commencer à vivre de son art. Peggy Guggenheim lui octroie, pour cela, une allocation mensuelle de 150 dollars, les collectionneurs sont au rendez-vous. Elle le soutiendra (et le fera connaitre) de 1943 à 1947, date à laquelle elle quittera les États-Unis, non sans lui avoir trouvé un nouveau point de chute, en la galerie de Betty Parsons.
The Key, 1946 © The Art Institute of Chicago / Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
En mai 1944, grâce à la reproduction d’une de ses œuvres dans le magazine très prisé Harper’s Bazaar, elle est achetée par le Moma ! Cette reconnaissance lui permet, deux ans plus tard, de quitter New York City, avec son épouse Lee Krasner, pour s’installer à Long Island dans une ferme dont la grange va lui servir d’atelier (aujourd’hui un musée). Il quitte la peinture de « chevalet » (toile peinte à la verticale) pour développer la peinture au sol, qui lui permet aussi et surtout d’intervenir plus facilement sur les toiles de grande dimension en pouvant travailler sur toute la surface. Il déclare (4) :« Je ne tends pratiquement jamais ma toile avant de peindre. Je préfère clouer ma toile non tendue au mur ou au sol. J’ai besoin de la résistance d’une surface dure. Au sol je suis plus à l’aise. Je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie, car de cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre cotés et être littéralement dans le tableau. ».
La série mythique de photos d’Hans Namuth (5), prises à l’époque, nous montre parfaitement son geste de peintre, courbé sur sa toile. Il développe ainsi sa série Accabonac Creek, inspirée par la nature environnante (The Water Bull, 1946, une œuvre de plus de 2m de long) à l’orée de ses premiers drippings. Puis, en 1947, radicalisant son geste, il interviendra en versant ou projetant du pinceau directement la peinture, industrielle émaillée, sur la toile en une action gestuelle qui laisse aussi la place à un certain automatisme, voire à un acte non contrôlé. Des premiers drippings qui conservent encore, en sous-couche, son art des années précédentes (Red Composition, 1946 ). Pierre Restany écrit (6) : « Entre 1947 et 1951, grâce à Pollock, la peinture américaine s’est libérée de l’héritage post-cubiste européen, des schémas traditionnels de composition et de structure. Elle a dépassé le problème de la relation forme-fond au profit de la synthèse visuelle all over. ».
Janvier 1948, ses premières œuvres en ce sens sont exposées dans la galerie de Betty Parsons. En apportant cette manière nouvelle, et qui lui est propre, ses pourings et drippings vont faire de lui l’un des artistes phares du XXe siècle. Mais c’est là une autre histoire qui commence là où s’arrête cette exposition consacrée à ses premières années passées à l’ombre de Picasso et des surréalistes… Et de la naissance d’un art moderne américain.
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(1) William Rubin, Notes On Masson And Pollock, Arts Magazine, novembre 1959
(2) Préface du catalogue d’exposition d’œuvres de Pollock à la galerie Paul Fachetti. 1952
(3) Jackson Pollock, The Early Years: 1934-1947. Éditions Flammarion, 2024
(4) My painting, declaration parue dans l’unique numéro de la revue Possibilities, New York, hiver 1948-1948
(5) À retrouver dans l’ouvrage L’atelier de Jackson Pollock, photographies d’Hans Namuth. Éditions Macula, 1982
(6) Pierre Restany, US go home and come back later in Cimaise, Paris Janvier-mars 1959
Musée Picasso, 5 rue de Thorigny (3e).
À voir jusqu’au 19 janvier 2025
Du mardi au vendredi de 9h30 à 18h00.
Accès
Métro :
ligne 8 stations Saint-Sébastien-Froissart ou Chemin Vert
Bus :
20 : Saint-Claude ou Saint-Gilles Chemin Vert,
29 : Rue Vieille Du Temple,
65 : Rue Vieille Du Temple,
75 : Archives – Rambuteau,
69 : Rue Vieille du Temple – Mairie 4e
96 : Bretagne
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Jackson Pollock, les premières années
Éditions Flammarion
Sous la direction de Joanne Snrech et Orane Stalpers
208 pages, 145 ill., 39 €