L’image comme engagement
La Maison Européenne de la Photographie nous propose de découvrir le travail de Marie-Laure de Decker, l’une des plus importantes photoreporters de son temps. Elle sillonna le monde, du conflit vietnamien aux townships de l’Afrique du Sud en passant par tous les points chauds du globe. Fuyant le sensationnalisme, elle s’intéressa surtout aux peuples, aux luttes, à leurs combats comme à leurs conditions de vie, leur quotidien et ce, dans une optique humaniste.
Exposition Marie-Laure de Decker. L’image comme engagement à la Maison Européenne de la Photographie jusqu’au 28 septembre 2025
Da Nang, Vietnam, 1971-1972 © Marie-Laure de Decker
Da Nang, Vietnam, 1971-1972 ©Marie-Laure de Decker

Tibesti, Tchad, 1976 © Marie-Laure de Decker

Combattants du Frolinat, Tibesti, Tchad, 1976 © Marie-Laure de Decker

Yémen du Nord, 1973 © Marie-Laure de Decker

Région de Lahij, Yémen du Sud, 1973 © Marie-Laure de Decker

Charlotte Rampling lors du tournage de La Chair de l’orchidée de Patrice Chéreau, 1974 © Marie-Laure de Decker

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Une silhouette élancée, un visage fin, un port gracile que l’on prête plutôt aux mannequins (ce qu’elle fut un court temps), Marie-Laure de Decker (1947-2023) choisit pourtant de devenir photoreporter (elle détestait l’appellation « photographe de guerre ») parcourant le monde des événements majeurs de son temps. Vietnam, porte d’entrée de beaucoup alors – comme ses consœurs Catherine Leroy, Françoise Demulder ou Christine Spengler – suivi de l’Afrique du Sud, du Yémen, Chili et tant d’autres, ou plongeant sa curiosité pour témoigner du monde du travail en Chine, aux États-Unis, en Équateur. Simplement porter son regard curieux sur les autres, ses frères et sœurs humains pour voir leur quotidien, leurs joies comme leurs souffrances. C’est à cette femme d’exception que la MEP rend hommage en une exposition fleuve de plus de 220 tirages.
Autoportrait, Saigon, Vietnam, 1971 © Marie-Laure de Decker
Tibesti, Tchad, 1976. Marie-Laure de Decker est au milieu au premier rang © Anonyme
C’est sa vie à travers le monde qui fit d’elle, alors, l’un des figures les plus reconnues de son métier, collaborant avec succès avec les plus grands magazines du monde. Elle fut celle qui releva le gant de ses prestigieuses devancières que furent Gerda Taro, la pionnière, ou Lee Miller pour rendre compte d’un certain état du monde.
Cette exposition est le fruit d’un questionnement, celui que se posa Pablo Saavedra de Decker, le fils de Marie-Laure, qui se tourna vers la Maison Européenne de la Photographie avide de conseils afin de savoir comment gérer l’énorme fond d’archives de sa mère, conscient de sa fragilité et de son état de santé, et au vu de l’importance incontestable de son œuvre pour le patrimoine photographique français. Une commissaire fut désignée, Victoria Aresheva, qui se plongea dans ces archives et l’idée toute naturelle d’une grande exposition devient vite évidente. Cette plongée révéla toute la richesse du travail de la journaliste qui, au-delà du noyau dur de son travail – la photographie dans les pays en conflit et sur les peuples en lutte – s’avéra être aussi une merveilleuse portraitiste et une touchante humaniste. « Une Marie-Laure de Decker que nous n’avions encore ni vue ni imaginée — tant par sa pratique photographique singulière et largement reconnue par ses pairs, que par une vie passionnée, déterminée et remplie d’engagements. » comme le note Simon Baker, Directeur de la Maison Européenne de la Photographie.
Mai 68, un galop d’essai
Marie-Laure de Decker est née à Bône (aujourd’hui Annaba) en Algérie le 2 août 1947 sous le signe du Lion qui révèle (en général) des personnalités fortes. Une famille bourgeoise, père militaire qui va ensuite se tourner vers l’industrie de la soie. L’Algérie, puis la Côte d’Ivoire sont son aire de jeu et d’éveil. De retour en France, la famille s’installe en province. Le père féru de photographie, possède une belle bibliothèque d’ouvrages sur les grands photographes et Marc Riboud est même un ami de la famille ! « Très jeune et sans le savoir, j’ai appris à aimer les photos, j’ai appris à les regarder. » (1).
Performance de Goldem Miles Bhudu, 1989 Afrique du Sud © Marie-Laure de Decker
Yémen du Nord, 1973 © Marie-Laure de Decker
Quelques années de pension plus tard, retour à Paris, elle annonce à ses parents, du haut de ses 15 ans, son désir de devenir photographe… sans être prise au sérieux. Vers 18 ans, elle bachotte au Quartier Latin dans une école de dessin, travaille dans une librairie et pendant deux ans, remarquée, elle fait du mannequinat pour la maison Grès. Pas vraiment un plan de carrière. Un trio de frères, dont deux sont photographes et un troisième caméraman, l’entraîne voir le documentaire de Schoendoerffer sur la guerre du Vietnam La Section Anderson. Le vers est dans le fruit… « Je me souviens de la sortie de la projection. C’était le plus beau jour de ma vie. J’avais enfin trouvé ce que je voulais faire ! C’était un bonheur, une joie, une délivrance. » (1).
Elle va commencer par quelques portraits d’artistes – dont Roland Topor qui partagera sa vie quelques temps – quand Mai 68 éclate, une aubaine pour tester le métier sur le terrain, elle se mêle aux cortèges, prend ses premières photos avec un œil déjà professionnel et un sens inné du cadrage et on sent ce besoin de vivre au plus près l’événement qui se déroule devant son objectif. Elle sera, dans les années qui suivront, de toutes les manifestations des luttes féministes, dans un ciel qui commence à s’éclaircir pour la lutte des femmes.
Gilles Caron, un modèle
En ces jours de mai, aux côtés d’autres photographes – toutes les agences et les journaux sont, on s’en doute, sur le coup – laisseront de ces jours qui sonnent la fin du gaullisme, des images aujourd’hui iconiques… comme celle d’un certain Gilles Caron, qui laissa l’image de ce visage au sourire ironique de Cohn-Bendit défiant du regard un CRS casqué. Caron, un modèle pour Marie-Laure, l’un des reporters photographe star. Caron, avec Depardon et quelques autres, avait co-fondé, en 1966, l’agence Gamma, l’autre agence d’importance d’alors avec la vétérante Magnum. Caron sera lui aussi sur le terrain au Vietnam et disparaîtra en 1970, à 30 ans, au Cambodge alors aux mains des khmers rouges. Marie-Laure rêve de rentrer dans cette jeune mais déjà prestigieuse agence. « Il fallait être avec eux […] Je voulais en faire partie coûte que coûte. Je me disais qu’étant une fille, je n’allais jamais pouvoir entrer dans cette agence […] Il fallait que je fasse un truc de garçon. Je m’étais dit qu’au Vietnam, il y avait sûrement du travail à faire. » (1).
Combattants du Frolinat, Tibesti, Tchad, 1976 © Marie-Laure de Decker
En 1970, une amie part pour l’Inde, Marie-Laure dans ses bagages, pour elle une escale avant le Vietnam. Marie-Laure n’a pas vraiment l’idée de la guerre qui l’attend là-bas vers le 17e parallèle et de plus ânonne à peine l’anglais ! Depardon, de Paris, l’a fait accréditer auprès de l’état-major américain afin qu’elle puisse se rendre sur le théâtre des opérations. Il faut être jeune, elle à 23 ans, volontaire, un brin inconsciente pour se lancer dans ce bourbier. Elle n’hésite pas, emprunte des moyens de transports de l’armée, camion, jeep, hélicoptère, et se retrouve en première ligne avec les vieux routiers que sont les Mc Cullin, Tim Page, Henri Bureau, Larry Burrows… sans oublier ses consœurs Françoise Demulder, Christine Splengler et Catherine Leroy. De cette caste, elle ne connaît personne mais va vite faire sa place et imposer son nom. Très vite, au rythme de consommation des images, la presse est demandeuse. L’agence américaine Associated Press devient son diffuseur et « vend », à tel point que « pour la première fois, je pouvais vivre de mes photos. » (1).
Vietnam, sur tous les fronts
Elle est sur tous les fronts : missions en hélicoptère, entraînements, emprisonnement des soldats nord-vietnamiens, portraits de généraux et d’officiers américains et de l’armée vietnamienne. Malgré tout, Gamma lui refuse encore son admission. Elle n’en délaisse pas moins le Vietnam, qui lui a forgé un métier sûr. Son apprentissage est terminé. Curieuse, elle « traîne » dans les rues de Saïgon, se mêlant aux GIs, aux « filles de bar » (elle partagera même une chambre avec l’une d’elle), visite des hôpitaux, sillonne le pays en moto rapportant de toutes ces expériences une moisson d’images sur la vie et le quotidien de ce peuple écartelé entre deux factions, toujours soucieuse de la dignité des personnes qu’elle photographie. Son travail, sera toujours dépourvu de sensationnalisme et de dramatisation « J’ai comme une loi absolue de ne jamais photographier de gens en sang parce que je sais que parmi des centaines de photos, c’est celle-là qui sera choisie… Ce n’est pas par des photos à sensation que je veux pouvoir exprimer mon sens de la vie. » (1). Sur le front, elle se focalise sur l’entre-deux des combats, ces moments de repos pendant lesquels les GIs exténués retrouvent un semblant de vie, un sourire échangé ou les spectacles donnés pour l’armée. Sa patte : ses photos qui racontent une histoire, saisissent un moment d’importance, se focalise sur des symboles. Elle quittera le Vietnam en 1972. À son retour Gamma lui ouvre enfin ses portes. Elle a gagné ses galons… D’autres sujets l’attendent.
Témoigner de la condition humaine
Être reporter c’est être toujours sur la brèche, sans cesse à l’affût des moindres sursauts ou remous du monde, c’est aussi être curieux et empathique. En 1973, une commande de Gamma l’embarque au Yémen pour couvrir la réunification de ce pays. Depardon est de la partie, ils feront le chemin ensemble, lui pour un documentaire. Dans les années qui suivent, elle semble n’avoir jamais de repos. Suivront le Tchad, suite à l’enlèvement de Françoise Claustre, une ethnologue. Elle raconte ce pays, où elle restera deux ans avec toujours en ligne de mire, au-delà de ses clichés des combattants rebelles d’Hissen Habré photographiés, tel Avedon, sur fond blanc. Elle va, à son habitude regarder ce pays au fond des yeux. Et c’est ensuite le conflit en Bosnie, Le Chili de Pinochet, la Révolution des Œillets au Portugal, les townships et le travail dans les mines aurifères d’Afrique du Sud, le Népal, et tant d’autres dont la ligne directrice semble être un militantisme pour les droits humains, témoigner de la condition humaine pour donner à découvrir et partager leur vie, leur lutte, leurs espoirs.
Elle se révèle également être une portraitiste accomplie : devant son objectif vont défiler aussi – outre des puissants chefs de guerre ou d’état, des combattants – les grands noms du milieu artistique et culturel de l’époque. Elle réalise de nombreux portraits de musiciens, écrivaines, actrices, réalisateurs et philosophes avec un sens aigu de la mise en scène. Réminiscence de son passé de mannequin, elle sait doser une lumière, trouver la pose, construire un cadre. « Les gens tels qu’en eux-mêmes, sans artifice, avec une belle lumière qui adoucit les traits. Les gens toujours au mieux d’eux-mêmes, les plus vivants possible.» (1).
1/ Toutes les citations de Marie-Laure de Decker sont tirées du magnifique catalogue de l’exposition. Éditions de La Martinière
Maison Européenne de la Photographie, 5-7, rue de Fourcy (4e).
Ouvert les mercredi et vendredi 11h – 20h. Le jeudi 11h – 22h. Le week-end 10h – 20h
Accès :
Métro
Ligne 1 station : Saint-Paul
Bus
Ligne 67 arrêt : rue Vieille du Temple- mairie du 4e
Ligne 69 et 96 arrêt : Saint-Paul
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Marie-Laure de Decker
Textes de Victoria Aresheva et Damarice Amao
Co-éditions La Martinière/MEP
256 pages. Plus de 220 ill. 45 €