RICHARD AVEDON, IN THE AMERICAN WEST

L’édition photographique est forte de pépites, des ouvrages devenus des icônes et que se doivent d’avoir, dans leur bibliothèque, tous ceux qui s’intéressent à cet art. De Paris la Nuit de Brassaï jusqu’à New York de William Klein en passant par l’ouvrage de Man Ray de 1934, Facile du même, Paris de Moï Ver, Métal de Germaine Krull, London in Night de Bill Brandt ou Les Américains de Robert Franck, pour ne citer que les plus connus. Il faut ajouter à cette liste, loin d’être exhaustive, l’ouvrage de Richard Avedon, In the American West paru chez Harry N. Abrams à New York en 1985 suivi d’une édition française l’année suivant aux Éditions du Chêne sous le titre Visages de l’Ouest. Un ouvrage d’importance, non seulement photographique, objet de vcette exposition à la fondation Cartier-Bresson, qui présente, en plus des photos de l’ouvrage, une sélection complète des tirages des graveurs ayant servi de référence pour l’exposition et pour l’impression du livre original de 1985, et des documents inédits : polaroids préparatoires, tirages tests annotés de la main du photographe, échanges épistolaires entre l’artiste et ses modèles.

Pour Richard Avedon (1923-2004), l’aventure de cet ouvrage, car s’en fut une qui va s’étaler sur cinq étés, a pris naissance dans les archives du musée Amon Carter de Fort Worth au Texas, qui conserve dans une collection unique en son genre, constituée d’une série de photos prises dans l’ouest américain au XIXe et XXe siècle. Le directeur du musée, Mitchell A. Wilder, lui proposa de continuer ce travail « documentaire » en vue d’une exposition. Avedon accepta et c’est ce travail, qui ici, reprend l’exposition de 1985 et suit, pas à pas, le déroulé de l’ouvrage, en exposant les tirages des œuvres reproduites dans In the American West.
Pour ce faire, en 1979, Avedon et ses assistants, dans la plus pure tradition des portraitistes ambulants qui passaient autrefois, de ville en ville, tirer le portrait des habitants, ont chargés une lourde chambre photographique, des éclairages et une toile blanche pour bricoler un fond, et sont partis à la recherche de personnes pouvant offrir un visage significatif de cet ouest à la fin du XXe siècle.

1000 personnes rencontrées

Pour se faire, il visite des truck stops, prisons, hôpitaux, coulisses de rodéos, ranchs et autres mines afin de tenter de documenter au mieux la population locale dans sa diversité. Au total, en octobre 1984, son équipe aura voyagé au travers de 17 états et rencontré plus de 1 000 personnes de ces états de l’Amérique profonde. Mineurs, bouviers, forains, vendeurs, cultivateurs, pasteurs, chauffeurs, journalistes, infirmières, détenus, et passants, parmi d’autres personnes à l’histoire riche, seuls ou en petits groupes, sur un fond blanc sans fard, dans leur humanité quotidienne. Chaque cliché peut demander plusieurs œuvres et de nombreux essais et pour satisfaire le photographe. Naturellement, les modèles furent rémunérés. Rien n’est apprêté, ses « modèles » sont tels qu’ils se présentent dans leur vie, au sortir de chez eux, de leur travail, de leur mine. Seul son apiculteur (The beekeeper) a lui été mis en scène… ne se présentant pas, à l’ordinaire, le corps couvert d’un essaim d’abeilles. Pour trouver ce dernier, Avedon passa une annonce dans un magazine spécialisé, fit des croquis préparatoires et… prit 120 clichés pour arriver à ses fins.

« Un photographe portraitiste dépend d’une autre personne pour compléter son image. Le sujet imaginé, qui est en quelque sorte moi, doit être découvert chez quelqu’un prêt à s’impliquer dans une fiction dont il ne peut absolument pas avoir connaissance. Mes préoccupations ne sont pas les siennes. Nous avons des ambitions distinctes pour l’image. Son besoin de défendre sa cause est probablement aussi profond que le mien, mais c’est moi qui contrôle.Un portrait n’est pas une ressemblance. Dès qu’une émotion ou un fait est transformé en photographie, il ne s’agit plus d’un fait, mais d’une opinion. » confiait-il à Larry McMurtry en 1985 (1)

Un face à face avec la réalité

Avedon est, sans conteste, l’un des plus importants photographes du siècle dernier. Il s’intéresse à cet art dès sa douzième année puis, après-guerre, devient l’un des photographes parmi les plus demandés. Portraitiste pour de grandes publications, c’est surtout grâce à son travail pour le magazine de mode Harper’s Bazaar, jusqu’en 1965, puis dans Vogue jusqu’en 1988, qu’il va gagner son aura internationale. On lui doit les photos de mode parmi les icônes du genre, ne serait-ce que la mythique photo de Dovima avec des éléphants. Dans ces pages, il invente à contre-courant de la photographie de mode d’alors. Il fait souffler un vent de dynamisme et de théâtralité, privilégiant le mouvement dans un exercice jusqu’alors très statistique.

Parallèlement, il soutient son studio en réalisant des campagnes publicitaires innovantes pour la presse et la télévision, définissant l’esthétique de marques comme Calvin Klein, Versace ou Revlon.
Mais son travail, sa passion plutôt, ne se limite pas à ce seul thème. Il ouvre les portes de son studio et va s’intéresser aux mouvements culturels, artistiques et sociétaux de son temps. Les artisans de la contre-culture ou les vétérans du conflit vietnamien avec, entre autres, ce « travail » présenté ici et qui, au-delà de sa simplicité, est un face à face avec la réalité. Il écrira : « Ceci est un Ouest fictif. Je ne crois pas que l’Ouest de ces portraits soit plus exact que l’Ouest de John Wayne. ». Lors de l’exposition qui s’ensuivit, cette série de portraits fut accueillie fraichement, jugée sans chaleur et même caricaturale ! Elle est, depuis, considérée comme majeure dans l’histoire de la photographie.
En cette seconde moitié du XXe siècle, ce portrait photographique d’une certaine Amérique n’est pas celle du mythe américain glorifié par le cinéma ou les récits, mais celui d’hommes et de femmes qui ressemblent à leurs semblables sous d’autres latitudes. Cette idéologie d’un Ouest sanctifié est, ici, remise dans sa juste dimension.
La beauté bouleversante de ses images reste longtemps imprégnée sur notre rétine, une fois les avoir contemplées…