Le musée d’Art moderne de Paris nous invite à (re)découvrir Jean Hélion, artiste reconnu et adulé de son temps, mais qui connut une traversée du désert. Mais le voici de nouveau en scène dans une exposition monographique d’importance depuis celle de 1984 au même endroit. Un artiste surprenant, à l’art commencé dans la foulée de l’abstraction concrète des années 20, pour tourner casaque vingt ans plus tard et devenir le plus figuratif des peintres… suscitant alors l’incompréhension de tous et une traversée du désert à une époque de l’abstraction triomphante et de l’émergence d’un art conceptuel.
Exposition Jean Hélion, la prose du monde au Musée d’Art moderne de Paris jusqu’au 18 août 2024
Choses vues en mai, 1969 © Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI / Ph.: in situ D.R. / Adagp, Paris 2024
Le visiteur, qui va se promener dans les salles de l’accrochage chronologique des œuvres de Jean Hélion (1904-1987) dans cette rétrospective, forte de plus de 170 œuvres, que lui consacre la Musée d’Art moderne de Paris, va être surpris d’une salle à la suivante par un changement radical de paradigme dans la continuité de son œuvre ! C’est l’une des surprises, attendue, que réserve l’art de ce peintre disparu des radars pendant quelques décennies, comme si, la mutation profonde de l’art des 20 dernières années du XXe siècle, à l’abstraction et autres installations conceptuelles, lui avait été fatale.
Car qui, aujourd’hui, connaît vraiment Jean Hélion que cette attendue et nécessaire exposition remet en lumière ? Lui qui fut si mal compris en allant à contre-sens des courants de son époque. Fabrice Hergott, directeur du musée, le dit d’emblée : « Hélion est un artiste considérable du XXe siècle, oublié pendant une vingtaine d’années et que l’on redécouvre aujourd’hui ». Cette exposition y participera pour beaucoup sûrement. Oui, qui est Jean Hélion ?
Rien ne prédisposait Jean Hélion, né Jean Bichier en avril 1904 (nom qu’il changera en 1926 pour, Hélion, le patronyme originel de sa famille paternel) à devenir un artiste. Né dans l’Orne, à Couterne, il est élevé d’abord par sa grand-mère, avant de rejoindre ses parents, en 1912, à Amiens. Jeune, il se passionne pour la chimie, entame des études dans ce sens à Lille. Études qu’il abandonne vite pour Paris où il s’installe et devient dessinateur dans un bureau d’architecte. Il commence alors à peindre et expose Place du Tertre à Montmartre ses premières œuvres, à la « foire aux croûtes ».
Un homme, Georges Bine, collectionneur, va décider de sa voie en lui achetant quelques œuvres et en le poussant à sauter le pas. Ce qu’il fait en s’installant, avec femme et enfant, dans un atelier dans le 16e arrondissement et en fréquentant aussi l’académie Adler. Autre rencontre d’importance : celle du peintre Torrès-Garcia, qu’il va héberger, qui lui fait découvrir les avant-gardes du temps, le fait rencontrer Arp, Miró et Mondrian. Avec quelques autres artistes refusés au Salon d’Automne, il expose à la galerie Marck. Son travail est remarqué par André Salmon qui lui consacre un article dans la Revue de France.
Dans le Montparnasse des années 20, haut lieu du monde des arts, la connaissance de Piet Mondrian, le pape du néoplasticisme et de Theo van Doesburg, va orienter son art vers cette pratique de construction plastique qui l’amène, en 1932, d’être de la naissance du groupe Abstraction-Création dans lequel il côtoie Arp, Schwitters, Kupka, Delaunay, Herbin ou Vantongerloo, groupe issu du défunt Cercle et Carré qui prônait cet art à base géométrique, avec Michel Seuphor comme tête pensante du mouvement. Dans ces premières œuvres, l’évidente filiation avec Mondrian est claire : couleurs primaires séparées par de gras traits noirs. Il se cherche. Hélion va complexifier cette manière, introduisant des courbes, des volumes et des effets de couleurs qui peuvent se définir comme un trait d’union entre le cubisme – que lui avait fait découvrir Torrès-Garcia – et l’art concret de Mondrian. On pense aussi au « tubisme » de Léger, ce pas de côté du cubisme.
Changement de cap !
Peu à peu, ses constructions amènent à voir sortir de ses gangues des éléments qui font irrémédiablement penser à des figures en construction. Nez, tête, chapeau, yeux éclosent, tout naturellement, des fondements du néoplasticisme. Ces œuvres prennent alors des titres sans ambiguïtés de Figure (1936) et figure debout (1937) dont certaines semblent galvauder du côté de Picasso. Le pas est franchi, le peintre figuratif prend définitivement le pas sur le peintre abstrait. En sens adverse de beaucoup… L’une de ses toiles ne se nomme-t-elle pas À rebours (1947) ?
À Paris, il noue d’étroits contacts avec les artistes américains qui y résident comme Arshile Gorky et Alexander Calder ainsi que l’influent critique James Johnson Sweeney. Les États-Unis, ouverts et curieux à l’art européen, sont de plus en plus présents, il y fait des allers et retours, y expose, donne des conférences en représentant reconnu, là-bas, comme le chantre des théories développées dans le groupe Abstraction-Création.
Aux États-Unis, il est exposé à New York à la Valentine Gallery et connaît un certain succès ! On pourrait penser un retour… mais il s’installe en Virginie avec sa seconde épouse, Jean Blair, et ses deux enfants. C’est là que la déclaration de guerre le cueille. Alors qu’il aurait pu rester tranquillement outre-Atlantique, il se met à la disposition du consulat de France et se retrouve combattant de cette « drôle de guerre » avant d’être fait prisonnier, le 19 juin 1940, et envoyé dans un camp en Poméranie d’où il s’évade en février 1942. Il traverse l’Europe, rejoint Paris puis la zone libre et, à Marseille, il réussit à s’embarquer pour Baltimore et de retrouver femme et enfants en Virginie. Il publie le récit de sa captivité et de son évasion dans un ouvrage (They Shall Not Have Me, Ed. Dutton, 1943.) qui devient un best-seller et traduit en français dans la foulée (Ils ne m’auront pas, Éd. Claire Paulhan, 1943.).
Les expositions recommencent, il quitte sa seconde épouse et s’installe à New York où il retrouve les artistes exilés ayant fui l’occupation, Léger, Breton, Chagall, Zadkine, Mondrian et d’autres. Il participe à une exposition d’importance : celle que Max Ernst
Composition orthogonale, 1929-30 © Coll. part. / Ph.: Jean-Louis Losi / ADAGP, Paris, 2024
organise dans la galerie Art of the century de Peggy Guggenheim. Il y expose des œuvres des années 30, qui enchantent la critique. Mais surtout, il va faire la connaissance de Pegeen Vail, la fille de Peggy Guggenheim, qu’il épouse en novembre 1944. Une exposition à la galerie Rosenberg de New York institue son passage à la figuration… C’est l’incompréhension ! Elle va casser ce rêve américain. Il ne s’agit nullement d’un changement ab abrupto de sa manière, mais d’un processus entamé avec les figures et qui semble avec Figure Tombée (1939) devenu pour lui inéluctable de franchir le pas.
C’est l’incompréhension !
Ce revirement déroute les observateurs comme les collectionneurs… surtout en pleine vague d’abstraction triomphante ! Les Rothko, De Kooning et autre Pollock font émerger un art made in USA qui ne semble plus à la remorque de l’art européen (1). La greffe n’a pas pris. Il revient définitivement en France en 1946. Plus de succès, pas de galerie. La traversée d’un désert qui s’achève très provisoirement lorsqu’il signe un contrat avec la galerie Renou & Colle qui lui organise une exposition en mai 1947 qui se solde par un échec ! On lui tourne le dos. Ici aussi, incompréhension ressentie comme une trahison, ce retour à la figuration. Occupant la plus grande partie de l’exposition, on le suit dans ses digressions autour de figures et thèmes simples. Paraissant libéré, un monde s’ouvre devant lui. Son champ d’action va devenir la figure humaine, mais aussi les natures mortes, soit en tant qu’exercice de style, ou en des séquences qui parfois sonnent comme des récits. Qu’y voit-on ? Des hommes ordinaires avec chapeau sur la tête et parapluie en main qui marchent dans la rue, sortent de leur immeuble, lisent leur journal, des cyclistes qui passent… Des ouvriers, des employés, que rien ne distingue vraiment les uns des autres. Des scènes banales… mais pas que. On se plaît à essayer de donner un sens à cette humanité et pour cela Hélion agrémente dans quelques œuvres toujours des bribes d’un récit sous-jacent.
Composition, août-décembre, 1935 © Venise, Peggy Guggenheim Collection / ADAGP, Paris, 2024
Une autre thématique va apparaître dès le milieu des années 40 : le nu féminin. Des nus charpentés, aux attitudes et poses très naturelles, peints frontalement (Nu renversé, 1946 ; Femme accoudée, 1946 ; Nu accoudé, 1948) mais aussi mis en situations souvent énigmatiques dans lesquelles interviennent des éléments extérieurs, souvent des hommes (À rebours,1947 ; Nu étoilé au fumeur et au journalier,1949 ; Trois nus et un gisant, 1950). Ces nus auraient été, en grande partie, posés par Pegeen. « Ces nus ne seraient donc que le résultat de séances de pose sur fond d’amour conjugal » dévoile Phillipe Dagen (2). La passion qui est le fondement de son troisième mariage aurait apporté à son art l’envie du nu, lui qui, jusqu’à présent, s’en était gardé ? Il est plaisant de le penser…
Des histoires à raconter ?
Très juste, le titre de l’exposition – La Prose du monde – ne pouvait mieux coller son œuvre, dans cette seconde manière, figurative, qui le signe le mieux, faisant même souvent oublier sa première période abstraite… La plus prisée pourtant des collectionneurs. Dans ce titre, il faut entendre « monde » non dans un sens géographique, mais rattaché à l’humain. Un titre vient en écho un à qualificatif par Phillipe Dagen, dans son indispensable monographie (3) : celui de « peintre écrivain » (d’autant qu’il nous laissa aussi de nombreux écrits, journaux, correspondances, souvenirs et carnets) qui identifie peut-être mieux sa démarche et qui a, pour, la clarté
d’être moins global que celui choisi ici. Oui, Hélion – dans sa période figurative qui couvre plus de 40 ans de vie active – vient nous raconter des histoires ou, plus précisément, nous donne des trames sur lesquelles il semble nous convier à nous raconter des histoires, des nouvelles dont il nous lirait un passage et à nous de compléter le tout. Si certaines œuvres, comme celle relatant les événements de Mai 68 (Choses vues en mai, 1968), une immense fresque qui ouvre l’exposition, sont à « lire » comme une évocation de ce moment, bien que, là aussi, quelques personnages nous interrogent.
N’est-ce donc pas à nous de tirer le fil d’une narration à s’inventer, à se raconter ? Deux hommes se croisent dans un escalier dont l’un au lacet de sa chaussure défait ! Que va-t-il se passer ? Une chute s’annonce ? Un thème qui reviendra souvent. Et dans cette évocation d’une table, avec des sardines, du pain et des pommes, est laissée en plan (Le Goûter 1953) avec sur la chaise une veste, un pantalon et… une nuisette jetés là avec précipitation semble-t-il, nous fait vagabonder l’esprit.
Et que veut-il nous raconter avec cet homme couché à terre devant une vitrine où trône deux mannequins (Grande mannequinnerie, 1951) ? Et cette scène de rue alliant un boucher et une marchande de fleurs (La Voiture de fleurs et le boucher, 1964). Que veut-il nous laisser entrevoir ? Et cet homme sortant d’un magasin à l’enseigne de La Belle Étrusque porteur d’une énorme citrouille (Le Porteur de citrouille, 1948). Cette étrange cucurbitacée, qui vagabonde d’œuvre en œuvre, que représente-t-il d’autre que son effet plastique incontestable ?
Et jusque dans ses dernières œuvres il ne pourra s’empêcher de semer des cailloux comme des abîmes de réflexion ou de narration (Jugement dernier des choses, 1978-1979). Chaque œuvre porte son mystère, ses interrogations et ses surprises. Quel plaisir pour les yeux comme pour l’esprit !
Suites pucières
D’autres sujets agitent sa palette, des sujets tiennent souvent d’un inventaire à la Prévert. Il semble faire feu de tout ce qui l’entoure comme émerveillé par les trésors plastiques que le quotidien met sous nos yeux : citrouille oui, mais aussi chou, képi, instrument de musique, parapluie, chapeaux, têtes de poissons qui, parfois, dans des assemblages hétéroclites font penser au bric-à-brac d’un brocanteur et qu’il nomme ses Suites pucières comme chinées aux Puces en des sortes de mythologies urbaines (Jugement dernier des choses, 1979-79 ; Une fable pour Richard Lindner, 1981 ; Un Borsalino pour Émile, 1981). « Un réalisme absurde » comme l’écrit Francis Ponge. Par moment, Magritte, mais sans son décalage surréaliste, n’est pas si loin.
Un mal insidieux pourtant le ronge, il souffre de troubles oculaires depuis les années 60. En 1971, suite à une hémorragie rétinienne, il est opéré de la cataracte aux deux yeux, mais ces troubles iront en s’amplifiant jusqu’à aboutir à une cécité complète en 1983. Et si les dernières années sa vision est fortement réduite, il continuera à peindre jusqu’à la perte de sa vision. Certaines toiles de ces dernières années nous le montrent face à ce cruel destin, bataillant avec son art contre son mal. Il dessine et peint des autoportraits face à un miroir au milieu de ses « puceries » (R… pour requiem, 1981 ; Suite vaniteuse à l’atelier, 1982).
À rebours, 1947 © Paris, Centre Pompidou. MNAM-CCI / Dist. RMN-GP / Ph.: PH. Migeat / ADAGP, Paris, 2024
Il savait cette fin de vue inéluctable et d’une façon prémonitoire, il se voit à terre, comme l’une de ses figures tombées, piétiné par un modèle nu et violet, sortant de son chevalet (Le Peintre piétiné par son modèle, 1983) ou dans un étrange Golgotha, « cloué » sur son chevalet et entouré de deux coreligionnaires (Parodie grave, 1979), voire parodiant l’iconique La Parabole des aveugles (1568) de Brueghel l’Ancien dans laquelle, une suite d’aveugles tombe dans des ouvertures dans la chaussée, tandis qu’un ouvrier (un fossoyeur) semble prêt à reboucher le trou (Suite pour le 11 novembre, 1976). En fin de l’exposition, des autoportraits ultimes, à la limite de l’effacement, closent cette carrière de près de 60 ans. Il meurt le 27 octobre 1987, à l’âge de 83 ans.
Ainsi voilà Jean Hélion, artiste important du siècle dernier qu’on retrouve enfin, afin de reconnaître qu’il fut doublé d’un véritable conteur, explorant notre monde dans sa candeur, son absurdité, son quotidien, en des histoires esquissées dont la narration nous appartient.
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1/ Lire à ce sujet l’excellent ouvrage d’Annie Cohen-Solal Un jour ils auront des peintres. Gallimard, 2000
2/ In Hélion, les années 40 catalogue de l’exposition à la galerie Daniel Malingue. Texte Philippe Dagen, Éditions Malingue, 2017
3/ Philippe Dagen, Hélion. Éditions Hazan, 2004
Musée d’Art moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson (16e).
À voir jusqu’au 18 août 2024
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h.
Nocturne les jeudis jusqu’à 21h30 et les samedis jusqu’à 20h
Accès :
Métro : ligne 9 – Arrêt Alma-Marceau ou Iéna
Bus : lignes 32 (Iéna), 42 (Alma-Marceau), 72 (Musée d’Art moderne), 80 (Alma-Marceau), 82 (Iéna) et 92 (Alma-Marceau)
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Hélion. La Prose du monde
Sous la direction de Sophie Krebs et d’Henry-Claude Cousseau
Éditions Paris Musées / Musée d’Art moderne de Paris
248 pages, 250 ill., 45 €