En exposant une partie choisie de la collection du marchand et collectionneur Hans Berggruen, l’Orangerie nous offre une plongée dans le meilleur de l’art du XXe siècle avec, comme invités majeurs, Picasso, Klee et Matisse. Le meilleur de sa collection venue de son musée berlinois.
Exposition Heinz Berggruen, un marchand et sa collection au musée de l’Orangerie jusqu’au 27 janvier 2025.
Pablo Picasso (1881-1973). Nature morte sur un piano, 1911-1912 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe / Succession Picasso 2024
Le titre de son ouvrage autobiographique « J’étais mon meilleur client » (éd. L’Arche, 1997) résume parfaitement ce Janus qui passa la seconde moitié de sa vie comme marchand – l’un des plus courus de l’après-guerre – et comme collectionneur… N’arrivant pas vraiment à choisir entre ces deux activités, tout à la fois proches, mais tellement en opposition. « Ma collection débuta de façon tout à fait modeste, aussi modestement que ma galerie, avant de devenir, au fil des années, une passion. Plus tard, il m’arriva d’avoir l’impression que ma galerie n’était qu’un prétexte pour agrandir ma collection. Petit à petit, je devenais mon meilleur client » (ibid). C’est de sa vie de collectionneur dont il est question dans cette magnifique présentation des joyaux de sa collection. Une collection qu’il céda, peu avant sa disparition, à l’État allemand qui, dans la foulée, ouvrit un musée, aujourd’hui à son nom, dans le bâtiment Stüler situé en face du château de Charlottenburg à Berlin.
Profitant d’une rénovation, le musée nous prête pour quelques mois les plus beaux fleurons de cette collection avec, au centre, une réunion de 46 œuvres de Picasso couvrant les meilleures périodes de l’Espagnol. Auxquels il faut adjoindre une magnifique sélection d’une vingtaine d’aquarelles et de quelques tableaux Klee, l’autre passion de Berggruen ; et d’une douzaine de Matisse ! Tous de la plus belle eau !
Pablo Picasso (1881-1973). Nature morte devant une fenêtre à Saint-Raphaël, 1919 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe / Succession Picasso 2024
Paul Klee (1879-1940). Perspective de salle à la porte sombre [Zimmerperspective m.[it] d.[er] dunklen Tür], 1921 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe
La guerre a partagé en deux la vie d’Heinz Berggruen (1914-2007). Il naît le 6 janvier 1914 à Wilmersdorf, un quartier du centre-ouest de Berlin, de parents juifs de classe moyenne. Son baccalauréat en poche en 1932, il décide de poursuivre des études de lettres en France. On le retrouve à Grenoble, puis à Toulouse et enfin à Paris pour un autre motif que scolaire. Une certaine Edith « mon premier grand amour » décide pour lui d’émigrer à Paris !
De retour en Allemagne et quelques essais journalistiques plus tard, la montée du nazisme sur les décombres de la République de Weimar, le voit contraint d’employer un pseudo pour signer ses articles… son nom trahissant d’évidence ses origines. Passant outre le refus de ses parents de quitter leur pays, et grâce à une bourse de l’université de Berkeley, il se résout à quitter l’Allemagne en 1936 pour les États-Unis. Là, il donne des cours d’allemand et joue du piano dans des petites soirées où il va faire la connaissance de celle qui sera sa première femme. Et le voilà marié et bientôt père de deux enfants.
Retour en Allemagne… occupée
Son premier contact avec l’art a lieu au San Francisco Museum of Modern Art où il est engagé en 1939 pour assister notamment le muraliste mexicain Diego Rivera. Il va faire la rencontre de la peintre Frida Kahlo, la compagne de Rivera, de laquelle il devient proche. Naturalisé américain, il se retrouve sous les drapeaux après l’attaque de Pearl Harbour, en décembre 1941, qui sonne l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. On le voit d’abord à Seattle, puis à Londres. Après un passage à Paris en 1944, il se retrouve en Allemagne à Munich, dans un des Länders occupés par l’armée américaine ! Dans ce retour au « Vaterland », il devient un correspondant de l’occupation.
Paul Cézanne (1839-1906). Madame Cézanne, vers 1885 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe
Henri Matisse (1869-1854). Le Cahier bleu, 1945 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe / Succession H. Matisse 2024
Et l’art, donc ? Revenons quelques années en arrière. Au cours d’un séjour à Chicago en 1940, il acquiert une œuvre de Klee, Perspective fantomatique, une aquarelle de 1921, la première œuvre de sa future collection. « Elle allait m’accompagner partout, me protéger, mon talisman » écrit-il (ibid). Il l’offrira, 40 ans plus tard, au Metropolitan Museum of Art de New York. Démobilisé et après quelques « piges » pour un journal munichois, il se retrouve en Suisse puis à Paris où on lui offre un poste administratif à l’UNESCO, dont il se lasse rapidement. Il se familiarise avec le marché de l’art et décide de se lancer en tant que marchand.
Sa passion inconditionnelle pour Klee est naturellement l’artiste choisi pour l’ouverture de sa galerie le 14 février 1952. Un accrochage constitué d’eaux-fortes et de lithographies assorties d’un catalogue dont le format peu courant (étroit, en hauteur de 11,5 x 22 cm) est celui dont il ne se départira jamais.
De Cézanne à Giacometti
L’exposition ici, forte d’une bonne centaine d’œuvres, réserve bon nombre de chef-d’œuvres, à commencer par ce magnifique portrait par Cézanne de son épouse. Pourquoi Cézanne dans une collection d’évidence axée sur le XXe siècle ? D’autant que pour recentrer sa collection sur ce siècle, Berggruen s’était départi assez vite de ses Van Gogh, Seurat et de certains Cézanne… mais pas tous ! Pourquoi donc ? Parce que, comme Picasso (« Cézanne, notre maître à tous ! »), Berggruen considérait, à juste titre, que le maître aixois était le « précurseur de la modernité et dont l’influence fut déterminante sur l’évolution artistique en particulier de Picasso, Braque et Giacometti ». De ce dernier, on verra ici cette magnifique Grande femme debout III qui semble veiller sur l’exposition du haut de ses 2,40 m.
Pablo Picasso (1881-1973). Silène en compagnie dansante, 1933 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe / Succession Picasso 2024
Paul Klee (1879-1940). Paysage en bleu [Landschaft in Blau], 1917 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe
Mais c’est surtout Picasso qui occupe la plus grande partie des cimaises. Si les œuvres présentées couvrent plusieurs décennies, depuis la période rose (Arlequin assis, 1905), jusqu’aux œuvres d’après-guerre, pour les années cubistes on nous propose des œuvres parmi les plus belles à voir, dont l’œuvre au format inusité tout en longueur (Bouteille, verre à absinthe, éventail, pipe, violon, clarinette sur un piano, 1911-1912) acquis en 1965 après une rapide traversée de l’Atlantique spécialement pour l’acquérir. Cette œuvre concentre en elle « tout le vocabulaire cubiste » écrit-il, « une œuvre majeure du cubisme, un morceau de bravoure optique ! ». En l’admirant ici, on comprend tout son emballement d’admirateur du travail de l’espagnol et de collectionneur.
Picasso et Klee ses deux passions !
L’autre grande star de l’exposition est Paul Klee, qui fut à l’origine de sa collection. De l’œuvre de Klee, Berggruen avait une prédilection pour la période du Bauhaus, lorsque Klee, professeur dans cette école, berceau de la modernité, côtoya Kandinsky, Albers, Feininger entre autres. Les décennies de l’entre-deux guerres, le voit se consacrer à l’enseignement au Bauhaus, puis à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf (1931-1933). Des années cruciales pour le peintre. Étonnant quand on place Picasso face à Klee, tous deux de nature opposée. La rigueur toute germanique de l’allemand face à la rondeur latine de Picasso. Les constructions spatiales et architecturées de Klee auxquelles répondent les natures mortes empruntées au réel de l’espagnol. Les deux eurent les yeux de Chimène d’un Berggruen qui, s’il ne rencontra jamais Klee, entretenait une véritable amitié avec Picasso.
Pablo Picasso (1881-1973). Arlequin assis, 1905 ©Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen, Jens Ziehe / Succession Picasso 2024
Paul Klee (1879-1940). Architecture de la plaine [Architektur der Ebene], 1923 © Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz / Ph. : Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen, Jens Ziehe
Et enfin, on pourrait aussi opposer les réflexions et expérimentations plastiques d’un Klee (cf. son ouvrage Esquisses pédagogiques de 1925) face à la spontanéité et l’instinctivité d’un Picasso jetant sur la toile son art. Chez Klee, cet art construit et pensé se retrouve dans des œuvres dans lesquelles la couleur et son organisation structure l’espace (Paysage en bleu, 1917 ; Montagne bleue, 1919 ou Architecture de la plaine, 1923). Apparaissent aussi des figures humaines, des portraits d’êtres comme issus « d’un monde de mystères, de fantasmagories et de rêves » très cadré. Berggruen souligne par ailleurs que Klee n’était « pas concerné par le monde réel, le nôtre, mais par le monde situé au-delà du quotidien », et de surcroît un monde qui, selon Berggruen, « est aussi peu abstrait que Klee lui-même fut un peintre abstrait. » (ibid).
Collection et/ou marchand ?
Ouverte en 1952, il ferme sa galerie en 1980, pour se concentrer sur le développement de sa collection personnelle. Le collectionneur a-t-il vaincu le marchand ? Une dernière salle, juste avant la sortie, nous rappelle ô combien sa galerie fut de celles où l’on pouvait voir (et acheter !) le meilleur. Tous ses catalogues sont là, dans une vitrine, dans leur singularité de format… Tous les grands artistes sont présents, Picasso, Klee et Matisse naturellement, dont chaque fut exposé plusieurs fois, mais aussi Schwitters, Kandinsky, Laurens, Marini, Ernest, Poliakoff, Dubuffet, Chagall, Léger, Soulages, Miró, Seuphor et d’autres. Preuve, s’il en était, que Berggruen était bien à l’écoute de l’art de son temps.
Alors, Berggruen, marchand ou collectionneur ? Plus l’un que l’autre ? Contrairement à ses illustres prédécesseurs, les Paul Durand-Ruel, Ambroise Vollard, Jeanne Bucher, Daniel-Henry Kahnweiler, Paul Guillaume ou Aimé Maeght, Berggruen ne fut pas un découvreur. Il exposa dans sa galerie, au gré de ses envies et coups de cœur, des artistes dont le nom et la renommée était déjà largement actés. Il eut un amour inconditionnel pour leur art, de cet amour qui donne des palpitations face à une œuvre ou un artiste. Chez Berggruen cet amour fut doublé d’un œil infaillible qui sut toujours voir le meilleur d’un artiste, de ces artistes qui donnèrent un sens profond à sa vie. Et ici, nous entrons chez lui, dans son regard et sa passion.
Musée de l’Orangerie, Jardins des Tuileries (côté Seine), Place de la Concorde (1er)
À voir jusqu’au jusqu’au 27 janvier 2025.
Ouvert de 9h à 18h tous les jours sauf le mardi
Nocturne le vendredi jusqu’à 21h.
Accès
Métro : lignes 1, 8, 12, station Concorde
Bus : lignes 42, 45, 52, 72, 73, 84, 94, arrêt Concorde
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Heinz Berggruen. Un marchand et sa collection
Coédition : Musées d’Orsay et de l’Orangerie/ Flammarion
192 pages. 128 illustrations. 39€