En deux expositions le Petit Palais nous propose une excursion dans l’art napolitain au travers de deux figures restées jusqu’alors plutôt confidentielles. Celle d’un peintre Luca Giordano qui œuvra dans la grande tradition du XVIIe siècle et d’un sculpteur au réalisme des plus étonnants, Vincenzo Gemito.
Posté le 6 janvier 2020
Expositions à visiter jusqu’au 26 janvier 2020
LUCA GIORDANO (1634-1705)
Luca Giordano de par sa virtuosité n’a pas à pâlir des artistes de son temps, les Le Brun et autres Poussin ou Vouet. Adulé chez lui, peintre des églises napolitaines et à la tête de plus de 5000 œuvres (ne le surnommait-on pas Luca fa presto « Luca qui va vite »), il semble que la virtuosité de son art n’a pas franchi les Alpes. C’est chose faite enfin aujourd’hui avec cette première exposition de son art chez nous.
Le parcours de Luca Giordano est celui de beaucoup, sinon tous les peintres de son temps. Il suit tout d’abord une formation sous la conduite de son père qui l’initie à la peinture d’après des estampes puis produit de superbes imitations avec une maîtrise des plus remarquées, d’ailleurs plus remarquées que ses propres créations ! Il rend non seulement un hommage aux grands maîtres que sont le Titien, Corrège ou Rubens mais démontre ainsi sa virtuosité. Un séjour à Rome lui apprend à regarder du côté de la flamboyance et de la modernité baroque d’un Rubens dont l’influence est retrouvée dans ces compositions d’une splendeur et d’une fougue qui sied bien à son époque.
Une dévotion à Saint Janvier
Il n’en est pas de même à Naples qui exploite dans son école un aspect plus ténébreux et douloureux des Écritures. Jusepe de Ribera, dit lo Spagnoletto, qui, bien qu’espagnol, tenait atelier à Naples est en vogue et représente un courant ténébriste, école qui se réclamait du Caravage avec ses contrastes clairs-obscurs très prononcés. Mêlant ces deux courants, Giordano
Luca Giordano. Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste de 1656 (San Gennaro che intercede per la cessazione della peste del 1656), 1660 © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali/Museo e Real Bosco di Capodimonte
Luca Giordano, Sainte Famille et les symboles de la Passion © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali/Museo e Real Bosco di Capodimonte

Luca Giordano, Mort de Sénèque, 1684 – 1685 © Paris, musée du Louvre, département des Peintures / RMN-Grand Palais/Stéphane Maréchalle

Luca Giordano, Ariane abandonnée, 1675-1680 © Verona, Museo di Castelvecchio, Archivio fotografico (foto Umberto Tomba, Verona)

Luca Giordano, Vénus dormant avec Cupidon et satyre, vers 1670 © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali/Museo e Real Bosco di Capodimonte

Luca Giordano, Diane et Endymion, 1675-1680, 203 x 246 cm © Verona, Museo di Castelvecchio, Archivio fotografico (foto Umberto Tomba, Verona)

Luca Giordano, Lucrèce et Tarquin, 1663 © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali/Museo e Real Bosco di Capodimonte

tempère l’opulence de ses premières œuvres et développe un art qui va au plus près de l’humain, d’autant que les temps ne sont pas à la frivolité ni aux emportements. La peste qui frappe Naples en 1656 s’impose rapidement comme source de piété et de dévotion pour ceux qui ont échappés au fléau. Giordano, comme d’autres peintres du cru, apporte sa pierre à l’édifice en des compositions qui, souvent avec réalisme, rend hommage aux saints – et à saint Janvier plus précisément – d’avoir aidés à éradiquer la peste de la ville. L’immense tableau San Gennaro intercédant pour les victimes de la peste rappelle le contexte terrible de cette période qui vit la plus grande ville d’Europe méridionale perdre alors la moitié de ses habitants.
Peu connu aujourd’hui hors de sa ville natale, Luca Giordano ne l’était pas de son vivant. Sollicité par différentes cours d’Europe dont celle de France, il s’installa en Espagne à la cour de Charles II où il réalisa d’immenses fresques notamment, pour le Cazón del Buen Retiro à Madrid, le monastère de l’Escurial ou encore la cathédrale de Tolède. L’exposition évoque d’ailleurs cet aspect majeur de son œuvre en proposant aux visiteurs une expérience immersive dans une salle de projection. De retour à Naples en 1702, Giordano s’éteignit moins de trois ans après, laissant son empreinte dans la ville où ses œuvres fascinèrent des générations de peintres notamment français, du XVIIIe comme du XIXe siècle.
VINCENZO GEMITO (1852-1929)
Vincenzo Gemito a, lui, un parcours totalement différent. Enfant trouvé et élevé dans les rues de Naples, c’est le parcours étonnant de ce sculpteur hors pair que nous fait découvrir le Petit Palais et dont l’œuvre est totalement inédite en France. Des rues de sa ville natale on le retrouvera, à 25 ans, encensé lors de l’Exposition universelle de Paris en 1878 ! Que s’est-il passé entre ces deux dates ?
Déposé à sa naissance dans cette ouverture dite « roue de la misère et du destin » de la Maison sainte de l’Annunziata le 17 juillet 1852, il est de suite recueilli par un couple dont l’enfant vient de décéder. Le petit Gemito passe ses premières années dans les rues de Naples et alterne petits boulots tout en faisant la connaissance d’un sculpteur, Emanuele Caggiano à qui il demande de le prendre en apprentissage. Vincenzo Gemito a neuf ans et à l’âge de treize ans, il fait la connaissance, dans un cours gratuit de dessin, d’un fils de famille pauvre comme la sienne, Antonio Mancini.
Ragazzi et scugnizzi des rues napolitaines
Les deux gamins deviennent amis et ne se quittent pas, suivent ensemble les cours de l’Académie de Naples et sont des visiteurs assidus du Museo Nazionale, fascinés tous deux par les peintres et sculpteurs. Si Mancini se décide pour la peinture, Gemito, lui, opte pour la sculpture et parfait son œil en passant du temps à scruter les artisans qui créent des figurines de crèche adaptés des scènes de la vie populaire napolitaine. Gemito en tirera ses premières œuvres comme ce Joueur de cartes, stupéfiant de réalisme, modelé à 17 ans présenté à
Vincenzo Gemito, Petit Pêcheur [Pescatorello], 1878 © Florence, Museo Nazionale del Bargello / Photo Scala Archives
Vincenzo Gemito, Joueur de cartes, vers 1869 © Museo e Real Bosco di Capodimonte / Photo Ministero per i beni e le attivita culturali

Vincenzo Gemito (1852-1929), Porteur d’eau, 1881 © Paris, musée d’Orsay / Photo RMN-Grand Palais/Hervé Lewandowski

Vincenzo Gemito, Gitane, 1885 © Naples, Collection Intesa Sanpaolo / Photo Archivio dell’arte, Pedicini fotografi

Vincenzo Gemito, Le Harponneur, 1872 © Palazzo Zevallos-Stigliano Banca Intesa Napoli, Naples / Photo Archivio dell’arte, Pedicini photografi

Vincenzo Gemito, Buste d’Anna, vers 1886 © Musée de Capodimonte, Naples, Italie / Photo Ministero per i beni e le attivita culturali

Vincenzo Gemito, Tête de Petite Fille, 1870-1872 © Museo e Certosa di San Martino, Naples / Photo Fabio Speranza

l’exposition pour la promotion des Beaux-Arts de Naples en 1870, acheté par le roi lui-même, Victor-Emmanuel II pour l’un de ses palais ! Dès lors sa renommée ira grandissante. L’année suivante, à 19 ans, il gagne un concours à Rome et obtient au même âge sa première commande publique !
Toujours avec la complicité de son ami Mancini, il loue un local dans un monastère oublié, rameute une cohorte de jeunes sculpteurs et peintres qui œuvrent dans cette même veine réaliste et fonde une sorte de phalanstère vériste, parcourant les rues de la ville en quête de sujets qu’ils façonnent dans la glaise, son matériau d’élection.
Verdi pose pour lui !
En 1872 il fait la connaissance, par l’intermédiaire de Mancini dont elle est le modèle occasionnel, d’une certaine Mathilde Duffaud, une française compagne d’un antiquaire. Mathilde quitte son antiquaire pour s’installer avec Gemito dans un nouvel atelier que celui-ci loue sur la colline de Mojarello à Capodimonte. Sa production d’alors, sans abandonner ses thèmes favoris, est aussi faite de commandes de bustes d’importants personnages qui lui vaut l’attention de la bourgeoisie locale mais également du grand Verdi, de passage dans la région. Ce dernier posera durant quatre jours pour un buste dans lequel le portrait du grand musicien semble perdu dans ses pensées, en un rendu des plus réalistes et des moins conventionnels.
Dès lors son aura dépasse ses frontières, il part pour Paris en 1877 pour rejoindre son éternel ami Mancini. Il expose au Salon de cette année-là, son grand bronze du Pêcheur napolitain, un chef d’œuvre incontesté, représentant un petit garçon nu accroupi sur un rocher, qui choque par son réalisme mais attire la foule des visiteurs et les critiques de tous les journaux. Il modèlera plusieurs statuettes de ces petits pêcheurs napolitains dont les « corps nus, graciles et malingres, expriment un bonheur physique qui transparaît dans les reflets sur leur peau, comme s’ils venaient de sortir de l’eau » écrit Jean-Loup Champion, l’un des commissaires de l’exposition.
Vincenzo Gemito, Buste de Giuseppe Verdi [Busto di Giuseppe Verdi], 1873 © Museo e Real Bosco di Capodimonte / Photo Ministero per i beni e le attivita culturali
Des sculptures pleines de vie
Là, il va par l’entremise d’Albert Cahen d’Anvers, mécène et musicien, faire la connaissance du très mondain peintre Giovanni Boldini qui l’introduit dans les milieux artistiques de la capitale et dans celui des Impressionnistes. Il devient ainsi aussi un intime du peintre Meissonier, alors l’un des artistes les plus en vus. À Paris son talent lui ouvre les portes de la bourgeoisie et il modèle de nombreux portraits, dont naturellement celui de son ami Meissonier dont il fait plusieurs sculptures.
Son art reconnu et apprécié est d’un réalisme stupéfiant, s’écartant des canons du genre représentant les modèles – surtout s’ils sont connus ou nantis – non dans des poses figées, le regard droit et l’air déjà statufié, mais fidèle à ses premières sculptures pleines de vie auquel il s’acharne à leur donner un esprit, une humanité comme habitées. Ses têtes sont pensives, sérieuses, riantes, tourmentées, mobiles ou provocantes comme si l’expression du caractère, sans s’approcher du sculpteur Franz Xavier Messerschmidt qui a poussé à l’excès l’exercice, se devait d’être à égalité avec l’attendue ressemblance.
Et enfin, dans cette découverte – renaissance ? – il ne faut pas négliger non plus, et l’exposition y consacre un bel espace, le
Gemito dessinateur hors pair et peintre de talent. Croquant, comme on peut s’y attendre, sur le papier ses futures sculptures.
Il sombre dans la folie
En 1881, Mathilde meurt, Gemito est de retour à Naples. Bien que dévasté, il n’en continue pas moins son art, se remarie en 1882 avec la belle Anna Cutolo qui devient sa muse et son modèle. Cette année-là, il reçoit du roi deux commandes de statues gigantesques destinées à orner la façade du Palazzo Reale de Naples et aussi d’un surtout de table en argent. Ces commandes sont étrangères à son talent et Gemito angoissé de ne pouvoir être à la hauteur, les refuse et sombre dans une dépression, aggravée par son équilibre psychique déjà chancelant. Il sombre peu à peu dans la folie, une folie pourtant créatrice puisque dans ces années-là « une divine folie (l’) a tenu proche de la beauté au lieu des misères de la vie » peut-on lire sur une plaque apposée sur sa maison du quartier de Vomero à Naples.
Le 20 août 1887, il est conduit à l’hôpital psychiatrique. Il s’en échappe pour s’enfermer pendant 23 ans dans sa maison et continuer, loin de tous, son œuvre surtout dessinée. Après plusieurs autres séjours en hôpital et clinique, il s’éteint le 1er mars 1929. Étonnant que cet artiste qui fut adulé, avec raison, en son temps, dont les œuvres s’arrachaient alors, puisse avoir été dans un purgatoire pendant presque un siècle ! L’histoire de l’art est pleine de ces contradictions à l’image d’un certain Vermeer qui, lui, fut ignoré pendant presque cinq siècles !
Musée des Beaux-Arts / Petit Palais, avenue Winston Churchill (8e).
À voir jusqu’au 26 janvier 2020
Tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h. Nocturne le vendredi jusqu’à 21h.
Accès :
Métro : lignes 1 et 13, station Champs-Elysées Clemenceau ; ligne 9, station Franklin-Roosevelt
RER : ligne C, station Invalides
Bus : 28, 42, 72, 73, 80, 83, 93
Site du musée : www.petitpalais.paris.fr/