La Fondation Giacometti nous entraîne à la suite du sculpteur, dans ces années 30 pendant lesquelles Giacometti flirta avec le surréalisme et sa fascination pour les écrits du Divin Marquis, Sade. Le sculpteur en offrit sa vision dans des « objets » dont la plupart, sans ambiguïté, sont à regarder à l’aune d’un certain érotisme et d’une étrange idée de la violence.
Posté le 8 janvier 2020
Exposition à visiter jusqu’au 16 février 2020
Alberto Giacometti. Objet désagréable 1931 © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris + Adagp Paris 2019
Man Ray. Lili tenant l'Objet désagréable 1931 © Man Ray Trust / Adagp 2019

Alberto Giacometti Cage 1930-31 © Moderna Museet-Stockholm / Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris / Adagp Paris 2019

Alberto Giacometti . Objet désagréable à jeter 1931 © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris / Adagp Paris 2019

Alberto Giacometti Boule suspendue 1930-31 © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris / Adagp Paris 2019

Alberto Giacometti. Femme couchée qui rêve 1929 © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris / Adagp Paris 2019

Alberto Giacometti. Pointe à l'œil 1931-32 © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris / Adagp Paris 2019

À un moment de son art, dans les années 30, Alberto Giacometti flirta avec le surréalisme. Du surréalisme aux surréalistes, il n’y a qu’un pas et un pas aussi entre surréalisme et Sade. Par leur caractère sulfureux autant que par le goût du temps, les écrits, cet « enfer » du divin marquis, avaient traversé le XIXe siècle dans un purgatoire voulu par son fils Claude qui, au lendemain de la mort de son père en 1814, fit tout pour faire disparaître écrits et manuscrits. Sade était pourtant toujours lu dans ses éditions du XVIIIe siècle, mais « secrètement et c’est en passager clandestin qu’il traverse les océans Stendhal, Balzac, Baudelaire ou Flaubert » nous explique Stéphanie Genand (catalogue). Il est réveillé en 1886, dans une étude sur la psychologie de la sexualité par le psychiatre Richard von Krafft-Ebing, qui développe le concept de « sadisme ». Si certains tentent de nouveau de l’enterrer, voilà que resurgit le manuscrit des 120 journées de Sodome sauvé miraculeusement de l’autodafé filial pour être publié en 1930 chez nous et enflammer les surréalistes.
« Cette réhabilitation trouve un écho sans précédent auprès des surréalistes, l’érotisme et la violence étant au cœur du programme imaginé par Breton. Dans son premier Manifeste, celui-ci suggérait en effet de laisser s’exprimer ses pulsions » en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » » explique Christian Alandete, co-commissaire de l’exposition
Le divin Marquis dont les écrits et ses accointances avec le mouvement de Breton n’est pas vraiment le sujet de cette présentation ici dans la encore toute neuve fondation consacrée au grand sculpteur suisse. Mais en revanche elle en exprime et étudie les passerelles entre « sadisme » (au sens littéraire du mot s’entend), surréalisme et Giacometti.
Et Christian Alandete, dans le catalogue de nous révéler la fascination qu’avait Giacometti pour les écrits de Sade dans lesquels il se plonge, sur les conseils d’André Breton dont il était proche, suite à la mort de son père en 1933. Cette fascination est doublée par sa rencontre avec le peintre André Masson dont on connaît tout l’intérêt qu’il avait pour Sade et dont l’œuvre regorge de tableaux ayant pour sujets massacres, érotisme et autres scènes de violences. C’est du reste par Masson, lors des soirées de la rue Blomet que Giacometti fera la rencontre de Miro – dont la liberté de ses « objets » fascina tant Giacometti par ses audaces et ses libertés – et surtout de Georges Bataille autre thuriféraire du Divin Marquis… peut-être même le plus prosélyte de tous.
Entre Éros et Thanatos
C’est ce que tente de faire cette présentation qui donc puise
Alberto Giacometti. Homme et femme 1928-29 © Centre Pompidou / Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris + Adagp Paris 2019
allègrement dans les œuvres des années 30 du suisse lorsqu’il réalise ce qu’il appelle ces « objets à fonctionnement symbolique ». Il est vrai que ces « objets » que l’on qualifie ici « d’un érotisme violent » ont pour certains d’évidents relents érotiques, pour d’autres des interprétations ayant même de forts relents sadiques (défloration, viols…) faisant coïncider Éros avec Thanatos. Et pourtant, ces objets qui évoquent tous l’univers de Sade, ne tombent jamais – comme c’est souvent le cas pour les autres membres du groupe – dans des scènes d’une sexualité ou d’une violence explicite.
Chez Giacometti cette tentation est de fait beaucoup plus subtile et dépend de l’interprétation que chacun peut en faire ou y voir. On pourrait alors citer bon nombre de ces « objets » présentés ici comme cette Boule suspendue reproduite en 1931 dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution présentant par ailleurs dans ses pages bon nombre d’autres sculptures de Giacometti présentées ici. Cette Boule qui, selon Yves Bonnefoy dans sa monumentale monographie consacrée à Giacometti (Flammarion éditeur), « signifie le désir inassouvi ou troublé, la solitude autant que la conjonction, cage de Faraday où vont se prendre sans fin les obsessions, les fantasmes, et le questionnement sur soi…». En effet, cette Boule suspendue peut se concevoir comme d’une violence psychologique, le glissement de la boule sur le croissant n’est qu’abstrait et limité, et le spectateur se sent impuissant face à cet acte inaccompli.
Comme toujours chez Giacometti on retrouve cet état d’apesanteur entre le dit et le non-dit, entre la visible et l’interprétation. Et que dire de l’Objet désagréable à jeter (1931) qu’une photo de Man Ray nous le montre caressé d’une main aimante par un modèle à moitié nu ? Sans ambigüité là, l’objet est un phallus/godemichet hérissé d’excroissances pointues agressant physiquement et visuellement le spectateur. Dans sa revue les Cahiers d’art, Christian Zervos écrira à propos de ces œuvres : « Il s’en dégage quelque chose de satanique qui exerce une violente prise sur l’imagination et produit sur les nerfs une sensation presque douloureuse. »
Alberto Giacometti. La femme égorgée 1932 © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Paris + Adagp Paris 2019
D’autres « objets » enfin renvoient, eux, aux images et écrits au sens caché, double, équivoque, teintés de cet humour noir qui faisait le fonds de commerce de la bande de Breton. Quant aux carnets exposés ici, sans aucune équivoque on y retrouve des scènes de contraintes corporelles comme ce meuble fait pour « pour contraindre le corps de la condamnée. Les jambes/cônes sont prises en étau, écartées entre les parois transformées en machine ».
Et Maurice Nadeau l’un des plus importants historiens du surréalisme d’écrire « Ces œuvres manipulables évoquent des instruments de plaisir sadiques provoquant une émotion violente et indéfinissable, en rapport sans doute avec des désirs sexuels inconscients de torture et de rétention ». Tout un vocabulaire qui peut surprendre quand on connaît surtout de cet homme, au regard tendre et au visage avenant, ses magnifiques sculptures hiératiques, toute en grâce et en humanité.
À la fin de l’année 1934, Marcel Jean, peintre, décorateur et auteur d’une importante Histoire de la Peinture surréaliste, notait » À ce moment, nous l’entendîmes (Giacometti ndlr) déclarer que tout ce qu’il avait fait jusque là était de la masturbation et qu’il n’avait pour le moment d’autre objectif que d’essayer de mettre en place une tête humaine, en conséquence à ébaucher à longueur de journée des bustes de son frère Diego » (cité par Yves Bonnefoy ibid). La parenthèse surréaliste refermée, Giacometti devenait à ce moment vraiment lui-même…
Giacometti / Sade : Cruels objets du désir
Fondation Giacometti, 5, Rue Victor Schoelcher, 75014 Paris
À voir jusqu’au 22 septembre
Accès :
Métro ligne 4 et 6 : Raspail ou Denfert-Rochereau
RER B : Denfert-Rochereau
Bus line : 38, 59, 64, 68 ou 88
Du mardi au dimanche : 10h – 18h Fermé le lundi
Site de l’Institut : www.fondation-giacometti.fr/
Catalogue
Giacometti / Sade : Cruels objets du désir
Sous la direction de Christian Alandete et Serena Bucalo-Mussely
Editions Fondation-Giacometti-Institut et Éditions Fage. 160 p. 90 ill. 26 €