Première exposition en France de ce peintre du Siècle d’or espagnol. Avec son emploi de la couleur, ses corps extatiques, ses décors bousculés, il laissa une œuvre en complet décalage avec son temps et qui, jusqu’au XXe siècle, fut admiré par de nombreux peintres dont Pollock, Léger ou Picasso.
Posté le 8 janvier 2020
Exposition à visiter jusqu’au 10 février 2020
Vue de l’exposition Greco, scénographie Véronique Dollfus © Rmn-Grand Palais 2019 / Photo Didier Plowy
Le partage de la tunique (El Expolio) Vers 1580-1585 © Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen München / Alte Pinakothek

Saint Pierre pénitent Vers 1595-1600 © Washington, The Phillips Collection

L’Ouverture du cinquième sceau, dit aussi La Vision de saint Jean 1610-1614 © New York, The Metropolitan Museum of Art; Rogers Fund, 1956

Sainte Marie-Madeleine pénitente 1576-1577 © Budapest, Szépművészeti Múzeum. Don de Marcell Nemes, 1921

Portrait du frère Hortensio Félix Paravicino Vers 1609-1611 © Boston, Museum of Fine Arts. Isaac Sweetser Fund

Portrait de Jorge Manuel Theotokópouli, fils de l’artiste 1603 © Séville, Museo de Bellas Artes de Sevilla

Quel secret renferme la peinture du Gréco (1541-1614) pour être autant en décalage avec son temps et si proche du nôtre ? Et ce, à tel point que beaucoup d’artistes modernes et contemporains l’admirent et lui sont redevables d’inspirations ? Ce que notait Michel Seuphor dans une confidentielle monographie (Les Tendances nouvelles 1931) « Il est facile de démontrer que Braque, Léger, Picasso continuent en notre temps la tradition Gréco… », et que l’on sait qu’un Jackson Pollock par exemple lui vouait une belle admiration. Et enfin comment se fait-il qu’il nous aura fallu attendre plus de quatre siècles après sa disparition, pour qu’on lui consacre enfin une rétrospective ?
On peut avancer plusieurs raisons à cela. Déjà par le fait que s’il est un des peintres les plus importants dans le Panthéon des artistes, sa renommée n’a pas vraiment atteint encore le grand public, argument réfutable par le fait qu’il n’a jamais eu droit à une exposition chez nous. Que les musées et autres institutions soient peu enclins à se dessaisir de leur Gréco car souvent difficiles à transporter et chers à assurer. Et enfin, qu’il en existe peu dans nos collections nationales.
Et c’est ainsi qu’on notera que l’iconique Enterrement du comte d’Orgaz – dont Picasso avait fait une revisite lors du suicide de son ami Casagemas – n’ait pas quitté l’église de Tolède où il est exposé, pas plus que le musée du Prado qui n’a pas voulu, lui non plus, se dessaisir un moment de ses Gréco. Et de noter heureusement que d’autres musées espagnols et surtout américains ne furent pas avares de prêts tout comme certaines collections privées qui n’ont pas hésité à prêter leurs trésors.
Le voyage à Venise
Tout comme beaucoup d’artistes, Vermeer en premier, il aura fallu attendre le XIXe siècle pour que l’œuvre du Gréco soit
L’Agonie du Christ au jardin des Oliviers, vers 1590 © Toledo, Toledo Museum of Art, don d’Edward Drummond Libbey
redécouverte et que des liens avec les plus grands mouvements du XXe siècle, du fauvisme à l’expressionnisme, soient reconnus. Doménikos Theotokópoulos est né en 1541 en Crète, d’où le surnom de Gréco duquel il signe ses toiles à son arrivée en Italie, issu d’une famille de marins et de marchands. Et alors que la révolution de la Renaissance avait introduit l’humanisme, la perspective et le trompe-l’œil, il subsistait en Crète des ateliers encore fidèles aux préceptes de l’art byzantin et de l’icône.
C’est dans l’un de ses ateliers, celui d’un certain Gripiotis, que le jeune Doménikos fit ses humanités et très vite il sera reconnu comme un maître dans cet art alors qu’il n’a pas 25 ans. Tenté par le monde extérieur, par cet art nouveau en marche, par le monde que l’on veut souvent conquérir à son âge, il part pour l’attirante Venise en 1567, y resta peu de temps, la place étant largement occupée par les grands noms de l’école vénitienne d’alors : les Tintoret, Titien et autre Véronèse. C’est aussi sans compter la difficulté de s’intégrer dans cette corporation très codifiée et structurée soumise à des critères d’origine et d’ascendance « incontestablement médiévaux, en dissonance avec le modèle de l’artiste de cour, libéral et scientifique » note Fernando Marias dans sa biographie du Gréco (Éd. Adam Biro 1997). On pense qu’il serait passé par l’atelier du Titien, mais la présence du Gréco à Venise étant peu documentée, cela reste du domaine des suppositions. Quoi qu’il en soit Venise ne lui apporta ni la reconnaissance, ni de quoi subsister et donc encore moins la gloire.
L’Assomption de la Vierge, 1577-1579 © Art Institute of Chicago, Dist. RMN-Grand Palais / image The Art Institute of Chicago
Un caractère difficile
Il fit son baluchon pour Rome afin de poursuivre sa formation et trouver le mécène qui, jusqu’alors lui avait fait défaut en Crète et à Venise. Là encore décidemment, son art très empreint de la manière vénitienne et de relents byzantins n’arrive pas à s’imposer… et son caractère que l’on sait vif, emporté et prétentieux – il aurait, dit-on, osé critiquer les fresques de la Sixtine peintes par le grand Michel Ange ! – lui ferme beaucoup de portes. Ce caractère est parfaitement documenté dès son arrivée à Tolède par les contrats de commande qui nous le montrent très procédurier par les nombreux procès intentés par lui ou contre lui pour défaut de paiement, paiements en retard, commandes non complètement exécutées et autres prix demandés considérés comme excessifs. À la lecture de sa biographie, il semble qu’il y a peu de ses « chantiers » qui ne se soient terminés dans un tribunal !
Et dans ce monde où les artistes étaient toujours en quête de mécènes il va chercher ailleurs où s’installer et pouvoir vivre de son art. Ce sera l’Espagne de Philippe II, une Espagne catholique renforcée par son triomphe sur l’Islam, une Espagne forte de son influence européenne, enrichie des provinces du Nord (Flandres et Pays-Bas). Il arrive à Madrid en 1573. Madrid, ville neuve, ne vit que par ses chantiers dans lesquels tradition et histoire n’ont cours. Même s’il est remarqué par Philippe II qui lui passe quelques commandes pour, entre autres, son palais de l’Escorial alors en construction, la nouvelle capitale est trop jeune pour lui, trop moderne. C’est à Tolède, où il s’installe en 1577, qu’il va enfin être reconnu.
Tolède, enfin reconnu !
À Tolède capitale religieuse d’un pays qui l’est beaucoup, cité intellectuelle, multiculturelle et ouverte aux idées humanistes, il va attirer l’attention des édiles religieux de la ville et vite recevoir de nombreuses commandes. Là son art, sa manière propre vont enfin être reconnus. Quelques mois après son arrivée, on lui commande cette impressionnante Assomption de la Vierge pour le monastère Santo Domingo dans lequel une vierge en majesté, entourée d’anges, s’élève au-dessus de la curie des apôtres restée au sol, entourant le tombeau ouvert, le tout dans des
couleurs claires et lumineuses. C’est un emploi inusité alors de la couleur que l’on retrouve aussi dans ce Partage de la tunique (El Expolio) représentant un imposant Christ sur son chemin de croix, vêtu d’une éclatante tunique rouge entouré d’une foule de romains. L’œuvre de plus de quatre mètres de haut fait sensation non seulement par sa taille, mais par le traitement nouveau de ce passage de la Passion du Christ et de la traduction de son état extatique.
À Tolède, c’est dans sa cathédrale, ses couvents, églises et chez de riches nobles et bourgeois qu’il y laissera des œuvres. « Ce n’est qu’à Tolède, à l’âge de 40 ans qu’il acquit enfin pleine conscience de son art. Il y trouva le sol propice, si longtemps recherché et s’y enracina profondément afin de se nourrir de sa sève. Table rase des escales, de toute la vie vécue : nous voici au terme du voyage » nous dit Seuphor (ibid.).
Il impose sa manière
Dès lors, remettant sans cesse sur l’ouvrage les thèmes déjà par ailleurs traités, il se revisite en des allers et retours (l’exposition est forte quatre version de son Jésus chassant les marchands du Temple) qui affinent sa manière, pour chercher surtout à se différencier des autres artistes en cour pour affirmer son art. Ses sujets sont de ceux de toutes les époques, puisés dans les grands thèmes bibliques. Crucifixion, Christ chassant les marchands du Temple, Sainte Marie pénitente, Résurrection, Baptême et autres portraits de saints : on se demande si en définitive la forme n’est pas, pour lui, plus importante que le fond ? Il peint à l’encontre des artistes de son temps, en un art qui déforme les figures et les silhouettes, en utilisant des couleurs souvent vives et lumineuses, participant au propos en une sorte d’expérimentation des limites de cet art comme pour bien imposer sa touche, toujours reconnaissable parmi toutes et pour nous d’une étrange résonance moderne.
Il s’échappe aussi de représentations tirées du Livre et ses portraits – dont celui mythique du cardinal Niño de Guevara dont on peut imaginer qu’il influencera le portrait tout aussi mythique du pape Innocent X par Velázquez un demi-siècle plus tard – qui sont « empreints de vie et de mouvement… une quasi imperceptible torsion du cou, un regard tendu vers l’extérieur du tableau, une asymétrie volontaire dans les compositions et dans les visages, autant de procédés qui confèrent aux modèles immédiateté et vitalité. Il (Gréco) avait ainsi toute liberté de s’affranchir des diktats du client, ce dernier devenant un simple acquéreur de toiles… », explique Fernando Marias (ibid).
L’Enterrement du Comte d’Orgaz
Mais son titre de gloire, il l’obtient avec cet Enterrement du Comte d’Orgaz, commande du prête de l’église de Santo Tomé peint vers 1586, toile de près de cinq mètres de haut et qui, on s’en doute, n’a pu malheureusement faire le déplacement. Une œuvre maîtresse qui reprend le récit de l’enterrement de Don Gonzalo Ruiz de Toledo au début du XIVe siècle, seigneur d’Orgaz, un enterrement qui aurait vu apparaître deux saints pour ensevelir le corps. Toile maîtresse du corpus de son œuvre, icône du Siècle d’or espagnol et chef d’œuvre du maniérisme, cet enterrement est, pour le Gréco, une véritable résurrection. N’a-t-on pas même, à l’époque, parlé de miracle, d’une main divine qui aurait guidé la sienne tant il est vrai que l’œuvre dans sa complexité et sa lecture des Écritures échappe à tout ce qui avait été fait alors. Dès lors, il est à Tolède – et dans une grande partie de l’Espagne – sans véritable concurrence.
Appliquant les idées de la Renaissance, il place l’homme au centre de ses compositions, fait une large place au vivant, même dans des œuvres dévotionnelles et surtout il cultive cette manière qui fit tant pour sa redécouverte à la fin du XIXe siècle après 250 ans d’un oubli incompréhensible.
L’exposition forte de 76 œuvres (dont 71 du Gréco) nous fait pénétrer dans un monde, son monde, dans lequel les repères nous sont familiers – scènes bibliques, portraits… – mais dont
Saint Martin et le pauvre, 1597 – 1599 © Washington, National Gallery of Art
l’exécution, avec nos yeux, peinent à nous renvoyer dans son temps. Cela nous paraît presque d’aujourd’hui, avec ses couleurs qui crient, ses libertés avec les perspectives, ses grandes silhouettes allongées, bizarres même, le traitement, souvent fait d’un pinceau gras, des draperies comme de ses cieux.
Et que dire de ses portraits pleins de vie, transcendant le convenu, l’attendu pour le ressenti, le vivant qui fit dire à Théophile Gautier dans son Voyage en Espagne en 1843 : « Il y a des abus de blanc et de noir, des oppositions violentes, des teintes singulières, strapassées, des draperies cassées et chiffonnées à plaisir : mais dans tout cela règnent une énergie dépravée, une puissance maladive qui trahissent le grand peintre et le fou de génie. Peu de tableaux m’ont autant intéressé que ceux du Gréco, car les plus mauvais ont toujours quelque chose d’inattendu et de chevauchant hors du possible, qui vous surprend et vous fait rêver. »
Dès 1592, après trois ans d’apprentissage, son fils Jorge Manuel, né en 1578, travaille auprès de lui et c’est à ce fils qu’échouera la tâche de terminer les commandes et de régler la succession à la mort du Gréco le 7 avril 1614, à l’âge de 73 ans. Fernando Marias, dans sa biographie du Gréco, a bien raison de le qualifier de « peintre extravagant » ! Sûrement le meilleur compliment qu’on puisse lui faire.
Grand Palais. Entrée principale avenue Winston Churchill (8e).
À voir jusqu’au 10 février
Jeudi, dimanche et lundi de 10h à 20h. Nocturne Mercredi, vendredi et samedi de 10h à 22h.
Fermeture hebdomadaire le mardi
Accès :
Métro ligne 1 et 13: station : Champs Elysées-Clemenceau ou ligne 9 : station : Franklin D. Roosevelt
Bus : ligne 93, 73, 42 et 72
Site de la RMN : www.rmn.fr
Catalogue
Gréco
Coéditions Réunion des musées nationaux – Grand Palais / Louvre. 248 p. 200 ill. 45 €