Pour sa deuxième rétrospective au Centre Pompidou, l’artiste plasticien Christian Boltanski nous propose une immersion complète dans son œuvre. Une déambulation au travers des thèmes qui sont la chair même de sa démarche : la mémoire, la méditation sur la vie, la mort, ce qui est et qui fut, la présence l’absence. L’être humain dans tous ses composantes. Une exposition marquante sur plus d’un point par l’un des principaux artistes de notre époque.
Posté le 30 janvier 2020
Exposition à visiter jusqu’au 16 mars 2020
Les Véroniques, 1996, Vue de l’exposition « Christian Boltanski: Storage Memory », Power Station of Art, Shanghai, 2018 © Courtesy Power Station of Art, Shanghaï / Ph. Jiang Wenyi / Adagp, Paris, 2019
Départ, 2015 © Courtesy Christian Boltanski et Galerie Marian Goodman / Photo Rebecca Fanuele / Adagp, Paris, 2019

L’Album de photographies de la famille D. entre 1939 et 1964, 1971 © Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole / Photo Yves Bresson / Adagp, Paris, 2019

Monument, 1987 © Carré d’art Musée d’art contemporain, Nîmes / Photo David Huguenin / Adagp, Paris, 2019

Les archives de Christian Boltanski 1965-1988, 1989 © Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne / dist. RMN-GP / Photo Philippe Migeat / Adagp, Paris, 2019

Les Regards, 2011 Vue de l'exposition «Lifetime», Jérusalem,The Iraël Museum, 2018 © The Israël Museum, Jérusalem / Photo Elie Posner / Adagp, Paris, 2019

Prendre la parole - La salle des pendus 2005 © MAC's Le Grand Hornu Belgique / Photo Philippe de Gobert

Bien que quasiment analphabète, le petit Christian Boltanski (né en 1944) faisait la joie de ses parents, une famille d’autant plus soudée que la guerre était passée par là avec sa cohorte d’humiliation, de peur, d’angoisse que les autorités exerçaient sur les familles juives. Fils d’une mère pourtant romancière, le petit Christian faisait, en revanche, le désespoir de ses instituteurs. « J’étais un jeune homme étrange.
Je ne connaissais personne. Je suis sorti pour la première fois dans la rue à 18 ans et pour aller près de ma maison. Je n’ai jamais dormi une nuit hors de chez moi avant l’âge de 24 ans. L’ensemble de la famille était, oui, très « pathologique ». J’ai eu une enfance très heureuse mais pas normale. Le fait qu’on ne pouvait pas sortir dans la rue tout seul, qu’on ne pouvait pas avoir une chambre à soi, que tout le monde dormait par terre (réminiscence des années de guerre, toute la famille dormait dans la même pièce ndlr)… C’était une famille pathologique » raconte-t-il dans un entretien avec Bernard Blistène (in catalogue).
Accepté comme tel, on lui laissa donc la bride sur le cou bricolant dans son coin de petits objets, des poupées et autres. Passé par bon nombre d’écoles publiques comme privées il ne semblait pas trouver sa place dans notre monde. Pourtant, un jour, un petit dessin apprécié par son frère va être le déclencheur. « C’était la première fois de ma vie qu’on me disait que j’avais fait quelque chose de bien. Je me suis dit que c’était ma destinée. » racontait-il à notre confrère du Monde Denis Cosnard.
Il devient donc artiste et en 1968 il expose pour la première fois des tableaux. Il en fera plus de 200 dont très peu subsisteront comme cette Chambre ovale datée de 1967 qui ouvre l’exposition comme une entrée dans l’univers de Boltanski. Il abandonnera la peinture l’année d’après. Le cinéma d’abord puis la photo comme lien avec l’humain vont le happer… La conscience des autres aussi.
Aujourd’hui, à 75 ans, avec une œuvre reconnue mondialement, le Centre Pompidou nous propose une rétrospective – la deuxième après celle de 1984 – ou plus exactement un voyage dans son œuvre avec, comme toujours ce fil rouge d’une déambulation sur la présence, l’absence, la mémoire collective comme individuelle, de ce qui fut, est et ce qu’il en reste.
« Je suis une sorte d’ethnologue de moi-même »
Bien que né alors que la guerre finissait, il dit avoir été imprégné des histoires que l’on racontait de ces années noires, d’autant
Vue in-situ : Christian Boltanski Faire son Temps, Centre Pompidou, Paris, 2019 © Christian Boltanski / ADAGP, Paris, 2019 / photo Centre Pompidou Philippe Migeat
pour un petit garçon juif. Ces récits forment le terreau de son œuvre, dès lors entièrement axée sur la mémoire, contre l’oubli. « Je suis une sorte d’ethnologue de moi-même » dit-il.
L’œuvre de Boltanski est immense, polymorphe guidée par ce qu’il semblerait être une course du lièvre à travers les champs, allant de visages, portraits, vêtements à des autels presque votifs, photos, reliquaires, lumière… Elle est religieuse quelquefois, mystique parfois, humaine assurément, elle parle des morts, des vivants aussi. Tout comme ses premières peintures faites sur des bouts de panneaux cassés, déchiquetés, ses « travaux » ici semblent bricolés, faits comme ça sur le moment avec ce qui lui tombe sous la main : échelles, boîtes à biscuits, cadres métalliques, fils électriques… En avançant dans l’œuvre, celle-ci se sophistique avec des effets d’éclairage, des matériaux travaillés, des boîtes façonnées que ses moyens aujourd’hui lui permettent, lui qui jusqu’à l’orée des années 80 devait travailler comme prof pour assurer sa subsistance.
Une incessante quête mémorielle
L’œuvre, l’exposition, agit comme une incessante quête mémorielle, comme des marqueurs de la vie humaine, d’une vie faite autant de réminiscences que de sensations intimes, sociétales et même religieuses. « J’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but ». Il semblerait que chacun puisse y venir puiser dans sa vie, que sa mémoire soudainement s’accorde avec les propositions de cet artiste dont l’œuvre touche tous en une sorte d’universalité dont le
Vue in-situ : Christian Boltanski Faire son Temps, Centre Pompidou, Paris, 2019 © Christian Boltanski / ADAGP, Paris, 2019 / photo Centre Pompidou Philippe Migeat
dénominateur commun est l’homme, dans sa définition la plus simple. Des expériences que l’on peut même qualifier d’humaniste à l’image de ces Archives du cœur, enregistrements d’innombrables battements de cœurs, collectés, au fil du temps, à travers le monde et conservés à l’abri du temps sur l’île de Teshima, au Japon . Une expérience parlant au plus profond de nous, à nos sens, comme lors de son « Monumenta » en 2010 au Grand Palais. Il y avait entreposé des montagnes de vieux vêtements, posés à terre, dans lesquelles une grue puisait pour les redéposer ailleurs, le tout rythmé par le son des pulsations d’un cœur. Une évocation de la Shoah ? De l’émigration ? Et cette grue ? Les bourreaux ? La main de Dieu ?
Les visiteurs, eux, étaient pour certains
dans un état extatique, pour d’autres sidérés, silencieux, médusés le tout dans un silence étonnant ponctué par les battements sourds d’un cœur. Les spectateurs avaient pénétré l’œuvre y trouvant assurément des résonnances personnelles. Et preuve de l’universalité de cette œuvre prise parmi tant d’autres : elle fut reproduite, toujours avec le même impact, non seulement en Europe, mais aussi aux Etats-Unis et en Asie. « La première fois que j’ai exposé au Japon, on m’a ainsi dit que mon travail était très japonais, que je devais avoir un grand-père japonais ! » (ibid.).
Cet exemple (on aurait pu en prendre d’autres, sinon tous) prouve bien que Boltanski est arrivé à bousculer les clivages, les pensées, les philosophies même. À l’image de son parcours de vie, né juif, converti au catholicisme et qui aujourd’hui dit se sentir proche du bouddhisme et du shintoïsme, deux religions, deux philosophies plutôt, qui toujours chez lui englobe une pensée universelle. Comme si les scissions, schismes et autres divergences philosophiques, religieuses, politiques n’étaient en somme que la même expression des fondamentaux humains.
Une déambulation à l’intérieur de l’œuvre
L’exposition, au dernier étage complètement transformé de Beaubourg, nous fait perdre nos repères, un espace pourtant maintes fois arpenté. On entre non pas dans une exposition, mais « en tant que » Boltanski, dans son œuvre. « Tout l’ensemble est une œuvre, une seule œuvre » dit-il. Espace sombre, éclairé par les lumignons de certaines œuvres ou des ampoules nues pendant du plafond. « On est à l’intérieur d’un espace dans lequel on erre ». Les œuvres sont pour certaines légères, agitées par un simple souffle comme ces voiles de Véronique. D’autres montrent la souffrance à l’image de ces clichés d’assassins.
Une autre nous plonge dans une mine avec les portraits des mineurs qui y ont travaillés de 1920 à 1940. Sans lui, que seraient devenus ces centaines de visages anonymes ? Des mineurs que l’on retrouve évoqués aussi par cet amas de vêtements sur des portants en bois ou par ce chariot à roulettes remplis, lui aussi de vêtements noirs, noirs comme les mineurs, comme le charbon, comme la silicose.
Comme la mort. Anonymes aussi les 1200 photographies qui composent Menschlich. Des photos chinées à Berlin représentant des gens d’âge, de sexe, de religion, d’origine et apparemment de conditions sociales différents. Qui sont-ils ? Certaines furent sûrement persécutés par d’autres qui sont peut-être ou sûrement ici à leurs côtés. Bourreaux, victimes, gentils, méchants, riches, pauvres… Tous sont des humains pourtant.
Sans oublier les sons qui ponctuent l’ensemble comme celui de ses immenses trompes (Misterios 2017) installées sur le rivage en Patagonie et chargées de dialoguer avec les baleines ou encore ces clochettes qu’il installe un peu partout dont le son, porté au loin rattache l’homme à ses semblables.
« Départ » et « Arrivée » : deux œuvres ponctuées le parcours. Le début, la fin ; l’avant, l’après ; la mémoire, l’oubli ; le bonheur, la souffrance… La naissance, la mort. Une exposition ? Plus que cela, un endroit où l’on vient passer du temps, en perdre aussi, en gagner sûrement en prenant conscience du temps qui passe.
Misterios, 2017 (photographie Archives Christian Boltanski) © Photo Christian Boltanski / Adagp, Paris, 2019
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 22 septembre
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition: www.centrepompidou.fr/
Catalogue
Christian Boltanski. Faire son temps
Sous la direction de Bernard Blistène
Editions du Centre Pompidou. 288 p. 250 ill. 45 €