Le Musée de Montmartre nous expose, pour la première fois à Paris, Otto Freundlich, l’un des pionniers de l’abstraction. Un de ces artistes d’importance qui ouvrit le XXe siècle aux avant-gardes. Humaniste, utopiste même, il pensait que l’art, langage universel, se devait d’avoir une portée sociale et appeler à un monde meilleur. À (re)découvrir !
Posté le 31 mai 2020 / Exposition à visiter au Musée de Montmartre jusqu’au 31 janvier 2021
Enfin ! La planète arty se retrouve de nouveau visible. Et pour saluer ces retrouvailles, prenons le chemin d’un des plus agréables musées de la capitale, niché sur la Butte et agrémenté d’un jardin très provincial et d’un salon de thé ombragé, dans ce qui fut autrefois l’atelier qui vit les ébats (comme les empoignades) du trio infernal Valadon-Utter et du rejeton Utrillo. On y expose le par trop peu vu, Otto Freundlich (1878-1943) qui, bien que moins connu que beaucoup d’artistes de son temps, est d’une extrême importance. Freundlich est d’évidence à placer aux côtés de ces pionniers de l’abstraction que furent les Kandinsky, Delaunay et Kupka, des artistes qui invitèrent le siècle naissant à explorer de nouveaux horizons.
Freundlich n’est pas un inconnu, mais simplement un ignoré et saluons donc l’initiative du musée de Montmartre de nous présenter cet artiste resté étonnement confidentiel occulté sûrement par les « stars » sus-citées. La première raison que l’on peut avancer de sa présentation ici, est le rapport entre Montmartre et le peintre, puisque c’est là, comme beaucoup de peintres fauchés de l’époque, qu’il a trouvé un atelier et ses premiers amis en arrivant à Paris depuis sa Poméranie natale, et après un détour par Munich et Berlin pour ses humanités.
Il s’installe d’abord au Bateau-Lavoir à Montmartre, le phalanstère d’où est sorti une grande partie des avant-gardes de l’époque, bicoque de bric et de broc sacralisée par Picasso entre autres. Puis, il emménage au 55 de la rue des Abbesses.
Composition, 1939 © Musée de Pontoise, Donation Freundlich
Composition, 1919 © Musée de Pontoise, Donation Freundlich

Vitrail, 1938-41 © Musée de Pontoise, Donation Freundlich (Vitrail exposé à la basilique du Sacré Coeur)

Composition, 1930 © Musée de Pontoise, Donation Freundlich

La Rosace II, 1941 © Musée de Pontoise, Donation Freundlich

Composition aux trois figures, 1941 © Musée de Pontoise, Donation Freundlich

Composition inachevée, 1943 © Musée de Pontoise, Donation Freundlich

Le musée de Montmartre avait donc toute légitimité à nous le présenter. Ce qu’il fait en une quarantaine d’œuvres, lui donnant ainsi et de manière surprenante sa première exposition à Paris ! Le musée Tavet-Delacour sis à Pontoise, et qui conserve l’essentiel du fonds Freundlich l’avait en pionnier, exposé déjà par deux fois, en 1993, soit un demi-siècle après sa disparition (!), et en 2009. Musée d’où provient la quasi-totalité des œuvres ici exposées.
Accueilli par Picasso
Qui est donc cet artiste d’importance resté loin des lumières ? Né à Stolp en Poméranie – alors en Allemagne et depuis 1945, Słupsk en Pologne – dans une famille bourgeoise d‘ascendance juive, il va hésiter entre une profession d’historien ou d’artiste suite à des études d’histoire de l’art et de philosophie, à Berlin, Berne, puis Munich où il a pour amis, inconnus comme lui, Klee et Kandinsky. Il choisit la deuxième voie et pour cela il n’y a en Europe alors qu’une ville qui peut donner sa chance aux artistes impétrants : Paris, la « patrie de Rodin, Monet, Manet et Cézanne » écrit-il dans ses souvenirs en 1931. Il y débarque en mars 1908 sur les traces d’autres artistes, souvent en devenir, comme les Lipchitz, Chagall, Soutine, Zadkine, Pascin et autre Archipenko qui vont former le bataillon de cette seconde École de Paris. Sans le sou on s’en doute, il va intégrer un atelier au Bateau-Lavoir laissé vide suite au suicide d’un certain Wiegels, ami de Picasso. Là, l’Espagnol, déjà une vedette, l’introduit dans le cercle de ses amis d’alors les Guillaume Apollinaire, Georges Braque, André Salmon et Max Jacob entre autres. Même s’il a, comme beaucoup d’artistes abstraits, commencé par être figuratif, il comprend que
Composition, 1911 © Musée d’Art moderne de la Ville de Paris / Ph.: Paris musées
pour renouveler son art, l’adapter aux idées de son temps, cela doit obligatoirement se faire par l’abstraction, une voie ouverte par Kandinsky et Kupka aux premières lueurs du XXe siècle. Bien qu’étant une masure, il trouve plus de place dans son nouvel atelier de la rue des Abbesses, pour entamer de grandes toiles comme cette Composition datée de 1911 qui ouvre l’exposition et qui installe sa future grammaire plastique.
Un homme pétri d’humanisme
Mais à quoi rêve donc Freundlich ? Cet homme pétri d’humanisme a combattu toute sa vie pour une certaine idée du bonheur qui passerait, pour l’exprimer au mieux, par la couleur, en lui imprimant une évidente spiritualité qui le poussera même, lui le juif, à travailler sur des vitraux en une vraie communion œcuménique. La même que l’on retrouvera chez un autre « gentil » Marc Chagall.
Freundlich avait, et il ne s’en cachait pas, des idées très à gauche, mais loin d’une pensée révolutionnaire, il pensait que son art pouvait aider à une sorte de réflexion humaniste et égalitaire, le tout teinté d’une idée cosmique de l’universalité. Une œuvre, exposée ici, Groupe, datée de 1911 nous montre
sept personnages où quatre tombés sont aidés par les trois autres à se relever comme une prise de conscience de la solidarité qui lui semblait fondamentale à tout fonctionnement d’une société équilibrée.
La transposition par la suite dans des œuvres abstraites de sa philosophie de vie, a sûrement brouillé son message devenu, par la couleur et la recherche d’une certaine harmonie des formes, plus introverti pour « former un ensemble homogène et harmonieux entre les êtres humains et le cosmos » nous explique Fabrice Hergott, directeur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Laissant vite de côté le cubisme des Braque et Picasso, qui avait en partie motivé son installation à Paris, il va se diriger vers une abstraction pure, reniant toute représentation de la réalité qui était encore l’apanage cubiste et rejoignant en cela les recherches d’un Mondrian.
Mais alors que le hollandais semblait suivre un certain processus intellectuel, voire mathématique et reconnaissons-le un brin rigide, Freundlich lui développe une abstraction plus douce, faite de petites figures géométriques disposées sur la toile ne semblant obéir qu’à leur contenu chromatique. « Le groupement des surfaces colorées et les directions qu’elles indiquent dans le tableau déterminent la force, la richesse et le caractère du tableau » notait-il dans les années 40.
Une manière que l’on sent dès le début des années 10 entre autres dans Fontaine, une œuvre de 1911 que Freundlich, à la fin de sa vie refit de mémoire avec d’autres de ces années-là, toutes ces œuvres ayant été détruites par le régime nazi dans leur chasse à l’art dit dégénéré. Cette « revisite », et il l’avait compris, permettant d’éclairer le cheminement de sa démarche et de ses recherches. Et comme le reconnaissait le galeriste René Drouin qui très tôt l’exposa : « Ces petits polygones de couleur retentissent non seulement dans un monde d’esthétique et de vérité, mais aussi de morale, c’est-à-dire de justice… Je crois que seul Freundlich, avec Mondrian, a pu le créer avec des moyens réduits à l’essentiel ».
Traqué comme allemand puis comme juif
Comme beaucoup de juifs sous la coupe des lois anti-juives de Vichy, Otto Freundlich – dont une œuvre Grosse tête de 1912 avec été symboliquement utilisée en couverture du catalogue de la tristement célèbre exposition de « l’art dégénéré » en 1937 visant à dénoncer le judéo-bolchévisme des avant-gardes – est traqué d’abord comme allemand (les autorités françaises lui ayant refusé sa naturalisation) puis comme juif. Il tente de se cacher dans un village des Pyrénées-Orientales, dans cette
Willy Maywald, L’Atelier d’Otto Freundlich et de Jeanne Kosnick-Kloss, 38, rue Henri-Barbusse Paris, vers 1948 © Association Willy Maywald, Maisons-Laffite
retraite forcée – attendant vainement un départ pour les États-Unis qui n’arrivera pas – il essaie de se souvenir des temps difficiles mais heureux, de ses rencontres et de ses premières œuvres. Ne pouvant peindre, il tente, par de petits croquis sur des feuilles, d’élaborer une sorte de catalogue raisonné de ses premières œuvres. Dénoncé, il est arrêté, transitera par Drancy avant que d’être acheminé au camp de concentration de Sobibõr où il est assassiné le jour de son arrivée. L’exposition, en témoignage de ce temps du souvenir et de l’attente, nous expose quelques-uns de ces feuillets testamentaires. Clôt l’exposition, une grande gouache inachevée… datée de 1943, comme attendant le retour de cet artiste parmi les plus novateurs, utopiste et humaniste de son temps.
Musée de Montmartre, 12/14 rue Cortot (18e).
À voir jusqu’au 31 janvier 201
Tous les jours de 10h à 18h et de 10h à 19h en haute saison.
Métro :
Ligne 12 Lamarck-Caulaincourt
Ligne 2 Anvers (puis funiculaire de Montmartre)
Bus 40 (arrêt Saules-Cortot ou Montcenis-Cortot)
Le Café Renoir vous accueille du mercredi au dimanche de 11h30 à 17h d’octobre à avril.
Site du musée : museedemontmartre.fr/
Catalogue
Otto Freundlich, la révélation de l’abstraction (1878-1943)
Éditions Hazan
Édition bilingue français-anglais
160 pages, 134 ill. 19,95 €