On disait de l’homme qu’il était acariâtre, belliqueux, irascible, avare même, mais l’artiste est d’une importance extrême. Turner est véritable maillon entre les classiques et les modernes et plus que jamais son art est d’une extrême contemporanéité. Le Musée Jacquemart-André, grâce à un prêt exceptionnel de la Tate Gallery londonienne, nous invite à le suivre, pas à pas, dans ses pérégrinations, lui qui fut un grand voyageur.
Exposition au Musée Jacquemart-André jusqu’au 20 juillet 2020.
Quai de Venise, palais des Doges, exposé en 1844 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Photo : Tate
Vue de Richmond Hill et d’un pont, exposé en 1808 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Photo : Tate

Le Rameau d’or, exposé en 1834 © Tate, offert par Robert Vernon, 1847, Photo : Tate

Venise : vue sur la lagune au coucher du soleil, 1840 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Photo : Tate

La Visite de la tombe, exposé en 1850 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Photo : Tate

Un paysage italianisant idéalisé avec des arbres au-dessus d’un lac ou d’une baie, éclairé par un soleil rasant, vers 1828–1829 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Photo : Tate

Mer agitée avec des dauphins, vers 1835–1840 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856. Photo : Tate

On dit de Sir Joseph Mallord William Turner (1775-1851), l’un des peintres anglais parmi les plus importants qu’il fut « le dernier des classiques, le premier des modernes » et s’il est vrai qu’il est d’évidence un artiste de transition, cette affirmation à l’emporte-pièce est un raccourci un peu facile. Dans les temps où il exerça son art, les mutations se faisaient déjà sentir qui ouvriront la fin du XIXe siècle et le début du XXe vers des changements, ou plus exactement, des transitions radicales. Mais l’histoire de l’art étant un continuum sans fin, il est toujours à rechercher, au cours des siècles certains signes, qui annonce d’évidence l’avenir et en ce sens Turner est bien le géniteur des Impressionnistes. Il disparaît alors que Manet a 20 ans et Monet est tout juste âgé de dix ans. Et comment ne pas voir, dans les vues diaphanes du Parliament londonien et dans quelques autres paysages du peintre des Nymphéas une réminiscence, sinon un hommage, à Turner ? Et beaucoup, comme le symboliste Gustave Moreau, y ont vu avec justesse l’ouverture vers un nouvel Eldorado stylistique. La continuité était dès lors assurée.
L’homme déjà, comme nous le présentait avec justesse le film de Mike Leigh en 2014, était un personnage qui, bien que très vite reconnu de son temps (il est dès 1799 élu membre de la prestigieuse Royal Academy), était un personnage irascible, velléitaire, avare aux amours un brin compliquées mais un artiste hors du commun, pinailleur jusqu’à continuer à retoucher ses œuvres même lorsque celles-ci étaient déjà exposées !
C’est à la Tate Gallery de Londres que nous devons cette exposition grâce au prêt d’une dizaine de toiles et de 60 aquarelles qu’elle nous a consenti en nous offrant de contempler une petite partie du legs Turner. En effet, lors de son décès à Londres en 1851, l’atelier de Turner recèle, après inventaire, des milliers d’aquarelles et de dessins et une bonne centaine de toiles qu’il lègue à son pays ! Bien que contesté par ses descendants, ce legs est entériné et dispersé dans différents musées jusqu’au regroupement en un même lieu lors
La Tamise près d’Isleworth : barque et péniches au premier plan, 1805 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Photo : Tate
de l’ouverture de la Tate Gallery en 1897. Turner avait une passion : les voyages adoptant un rythme presque immuable, avec les beaux jours sur le motif et les mois d’hiver dans l’atelier. Ses pérégrinations estivales nourrissant les mois d’enfermement.
France, Suisse, Italie…
Il commencera par son propre pays, le parcourant du nord au sud et y reviendra souvent par la suite. Après la paix d’Amiens en 1802, il débarque sur le continent, pousse jusqu’aux Alpes suisses et passe par Paris se frotter aux maîtres anciens au Louvre. La paix enfin définitivement revenue après la défaite (ou la victoire si on se met à sa place) de Waterloo, on le voit de nouveau arpenter nos régions – dont il tirera trois volumes de gravures intitulés « Promenades au bord de la Loire et Promenades au bord de la Seine » en 1835 – et pousse même son « grand tour » jusqu’en Italie comme de coutume alors. Ce sont ces pérégrinations géographiques qui chapitrent l’accrochage.
En nous présentant une soixantaine d’aquarelles, l’exposition met ainsi en avant l’un des médias que le peintre semblait affectionner au mieux et qui, pour certaines, dans leur lecture difficile semblent répondre à une certaine tentation de l’abstraction. Mais que cela ne nous amène pas à dire qu’il y a chez lui une interprétation à tous crins de ce qu’il voit ! On pourrait y voir plutôt une transcription du réel, lui qui s’est intéressé à beaucoup de choses hors de son champ naturel. Il nous a rapporté de ses balades plus que des paysages observés, des paysages analysés et ressentis qui sont en ce sens le véritable chaînon manquant qui mènera l’art sur le sentier des Impressionnistes.
Le soleil, de face !
Turner se pose en digne héritier de ses prédécesseurs que furent les Constable, Gainsborough et autre Richard Wilson, ce dernier vouant une fervente admiration à Claude Gellée dit Le Lorrain, dont les soleils de Turner firent souvent référence. Dans cette lignée, Turner est un fin observateur du paysage, cherchant non pas la reproduction séduisante d’un lieu en une sorte de vue destinée à satisfaire l’œil habitué alors à une certaine idée de la reproduction de la nature. Si ses premières œuvres restent assez proches d’un certain classicisme, son
Venise, la Piazzetta avec une cérémonie du Doge épousant la mer, vers 1835 © Tate, accepté par la nation dans le cadre du legs Turner 1856, Photo : Tate
interprétation du paysage comme de ses vues urbaines vont peu à peu, dès la fin des années 10, glisser progressivement vers une vision plus éthérée dans laquelle le flou, les aplats chahutés, les couleurs comme fluides envahissent son espace pictural. On le constate encore plus sur les aquarelles que l’on sent faites au débotté, sur l’instant et semblent souvent même à peine esquissées. Les couleurs sont jetées sur le papier comme correspondant à une impression fugace de paysages avec des ciels marqués, imprimant à l’ensemble le caractère de la composition. Il multiplie à loisirs les difficultés, incorporant à ses œuvres un ciel chargé, orageux ou nocturne, une brume, des ombres et souvent ce soleil éclatant – on le disait alors atteint de « fièvre jaune » ! – générateur d’ombres et de contrastes caressant d’un pinceau
léger sa vision du paysage. Et surtout, Turner joue du soleil et le fait dialoguer avec la surface de l’eau, la brume, les monuments, comme dans cette étonnante autant qu’étrange Vue du pont Neuf de Paris (exposé au Louvre) qui semble sortir des limbes et dont on distingue à peine les contours. Une manière qui lui permet des évanescences d’un grand lyrisme. La lumière étincelante imprime ses œuvres, nous éblouit. Elle vient du Lorrain certes mais aussi de plus loin : du travail des ombres et des lumières d’un Rembrandt, et des « vedutti » de Guardi et de Canelletto. Toujours la grande histoire qui nourrit et qui enrichit. Ces peintres qu’il a admirés au Louvre, et lors de son « tour » en Italie.
Si la plupart des titres renseignent l’endroit représenté, il est aussi souvent narratif (Mer agitée avec des dauphins, 1835-40 ; Venise, la Piazzetta avec la cérémonie du Doge épousant la mer, 1835 ; La Visite de la Tombe, vers 1850) marquent un temps, un événement mais permettent surtout de décrypter l’œuvre. Mais est-ce important ? Se pose-t-on aujourd’hui la recherche d’une interprétation à toute proposition plastique ? Avec le recul que l’on a de nos jours et la mutation figuration/abstraction bien avalisée, Turner prend à l’évidence une grande part dans l’avènement de l’art du XXe siècle ouvrant ce siècle non seulement aux Impressionnistes mais aussi à Cézanne et à ce qui s’en suivit. Plus que jamais Turner fait partie des « modernes », voire même des contemporains.
Musée Jacquemart-André, 158 boulevard Hausmann (8e).
À voir jusqu’au 20 juillet 2020
Tous les jours y compris les jours fériés de 10h à 18h. Nocturnes les lundis jusqu’à 20h30 en période d’exposition.
Réservation obligatoire par internet de votre plage horaire de visite. il est demandé de limiter la durée de la visite de l’exposition temporaire à 1h.
L’accès est limité à 60 personnes dans les salles d’exposition temporaire.
Accès :
Métro : Lignes 9 et 13, stations Saint-Augustin, Miromesnil ou Saint-Philippe-du-Roule
RER : Ligne A, station Charles de Gaulle-Étoile
Bus : Lignes 22, 43, 52, 54, 28, 80, 83, 84, 93
Site du musée : musee-jacquemart-andre.com
Catalogue
Turner peintures et aquarelles, collections de la Tate
Sous la direction de David Blayney Brown et Pierre Curie
Éditions Fonds Mercator
176 p. 115 ill. 39,95 €