Explorant une facette peu connue de l’art de l’Espagnol, le musée Picasso de Paris, nous propose une plongée dans les écrits du peintre à qui l’on doit plus de 300 poèmes et deux pièces de théâtre ! Une seconde présentation nous entraîne, elle, dans le monde de la BD et de ses rapports avec l’art de Picasso.
Exposition « Picasso Poète » et « Picasso et la bande dessinée » à visiter jusqu’au 3 janvier 2021 au Musée Picasso.
PICASSO POÈTE
Le crayon qui parle, 11 mars 1936 © Collection privée, Succession Picasso 2020
Pablo Picasso, Figure (de femme inspirée par la guerre d’Espagne) Paris, 19 janvier 1937 © Sucession Picasso, 2020 / Ph.: D.R.

Pablo Picasso Portrait de jeune fille sur une vieille boîte de conserve et poème en français sur ce thème, 4 avril 1936, Juan-les-pins © Musée national Picasso-Paris, Ph. : RMN-Grand Palais, Béatrice Hatala / Succession Picasso 2020

Pablo Picasso Songe et mensonge de Franco (planche I), 8 janvier 1937, Paris (origine) © Musée national Picasso-Paris, Ph. : RMN-Grand Palais, Adrien Didierjean / Succession Picasso 2020

Pablo Picasso Corrida : la mort du toréro, 19 septembre 1933 © Musée national Picasso-Paris, Ph. : RMN-Grand Palais, Mathieu Rabeau / Succession Picasso 2020

Pablo Picasso and Jaime Andreu Bonsons arrivant à Paris 1901 © Nationalgalerie, Museum Berggruen (SMB) Berlin / Succession Picasso 2020 / Ph.: D.R.

Maurice Henry «Devine chez quel peintre je viens de poser» (au verso dessin par Pablo Picasso) Sans date © Musée de Reims

Certains diront qu’ils en ont ad nauseam des expositions autour de l’œuvre de Picasso, et ce surtout après les dernières années qui ont vus, avec Picasso Méditerranée, une abondance de présentations lui rendant hommage avec, il est vrai, plus ou moins de bonheur, voire même pour certaines une exploration de thématiques sans réel intérêt. D’autres, en revanche, se félicitent de l’exploration, certes de plus en plus en profondeur, de l’immense legs de ce démiurge du siècle passé. Cet été, trois expositions intéressantes viennent nous rappeler la grande richesse de son travail, de ses créations et de la diversité de ses champs d’exploration. À Paris on nous explore son rapport à l’écrit et ses liens avec la bande dessinée. Le musée de Lyon de son côté, revient sur la thématique des baigneuses et baigneurs qui a souvent irrigué son œuvre. Picasso encore et toujours donc ? Oui !
Picasso, un poète méconnu !
Picasso poète explore une veine peu présentée du rapport du peintre à l’écrit. Il est étonnant – moins, quand on pense au milieu dans lequel il évoluait, milieu peuplé d’écrivains et poètes comme Apollinaire, René Char, Crevel, Max Jacob et quelques autres – qu’il se soit essayé à l’écriture dans une langue qui n’était pas la sienne, dans ses débuts du moins. Quand on relit sa correspondance des années 10 avec Apollinaire ou Cocteau on voit que, s’il y est compréhensible, son « français » est loin d’être exempt de fautes, naturellement excusables, tant orthographiques, grammaticales que lexicales. Et pourtant, doué non seulement dans son art et apparemment aussi en langue, il se met à écrire, dès le milieu des années 30, des poèmes sous l’impulsion des « écritures automatiques » chères aux surréalistes. Et dès lors, on peut voir qu’il maîtrise parfaitement notre langue.
Mais au-delà de l’écriture, le Picasso poète fusionne souvent ses deux arts en des passerelles qui donnent à ses écrits une autre dimension. Son écriture déjà, qui est non seulement celle d’un peintre (alors que beaucoup de grands peintres avaient une écriture peu en rapport avec leur dextérité plastique) mais celle d’un graphiste avec des envolées graphiques en un vrai plaisir ressenti de tracer des mots, à l’image de cet exercice qui nous est présenté dans lequel on sent sa délectation à laisser courir sa plume et à tracer ces simples mots : « Il neige au soleil ».
Faire écriture de tout et sur tout !
Dans cette présentation de fusion de ces deux médias, et afin
Etudes : Tête de femme et poèmes en français, 9 et 11 octobre 1936, Le Tremblay-sur-Mauldre © Musée national Picasso-Paris, ph.: RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau / Succession Picasso 2020
de la rendre moins fastidieuse que le serait une succession de vitrines présentant des manuscrits, l’exposition ratisse le champ large de l’implication du malaguène dans l’écriture et l’image. Alternant avec bonheur, dans une scénographie des plus simples mais très bienvenue, manuscrits, ouvrages, gravures, dessins et quelques toiles, le tout cerne avec intelligence le propos de la présentation. On y voit qu’il faisait écriture de tout et sur tout. Passant allègrement de l’espagnol au français, de poèmes en boucle, à des séries et variations, poèmes en rimes et en strophes ou encore ces poèmes rhizomatiques, qui prolifèrent au fur et à mesure des ajouts. Avec, en point d’orgue ce poème labyrinthique, lengua de fuego, écrit entre le 24 novembre et le 24 décembre 1935, esquissé d’abord dans un petit carnet bleu, pour se déployer ensuite en 18 états successifs.
Une salle de l’exposition est consacrée aux thèmes majeurs de l’univers picassien à savoir : l’amour, l’érotisme, la tauromachie et la crucifixion, entre autres. Ici s’imbriquent et se complètent le voir et le verbe, à l’image de cette étrange aquarelle de mars 1936, aux forts relents surréalistes et très justement titrée Le Crayon qui parle. Cadeau du peintre à Paul Éluard, il s’agit d’un étrange paysage qui annonce l’angoissant Guernica avec, au centre l’esquisse, une crucifixion et un poème manuscrit sous le collage d’une bande de papier découpée d’un journal. Peinture, collage, écriture s’imbriquent, résumant parfaitement sa maîtrise et son propos de voir le verbe et l’image s’imbriquer.
Les années qui s’ensuivirent, celles du franquisme et des désastres de la Guerre d’Espagne qui verront son point culminant avec la destruction de Guernica donnent au poème graphique, Songe et mensonge de Franco, dénonçant les atrocités du franquisme, l’occasion d’une esquisse qui pourrait sembler narrative mais qui, surtout dénonce par l’image une atrocité que les mots, pour lui, ne peuvent rendre.
Poète et auteur de théâtre !
Picasso écrivait sur tout ce qui lui tombait sous la main et forçait son écriture à s’adapter à différents supports, passant de petits carnets à des feuilles de papier à dessin, de feuilles volantes à des enveloppes, voire même du papier hygiénique !
Dès son plus jeune âge, vers 13 ans, l’écriture et naturellement le dessin le titillent comme le montre ses carnets de dessins ou son touchant « journal » Azul y Blanco, dans lequel il confie quelques états d’âme et plus souvent des farces racontés et illustrés de caricatures voire de portraits bien sentis. Ses « journaux » de jeunesse sont à retrouver au rez-de-chaussée du musée dans la partie consacrée à ses rapports avec la bande dessinée (voir plus après)
Sur le dos de l’immense tranche de melon ardent…, 14 décembre 1935 © Musée national Picasso-Paris, ph.: RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau / Succession Picasso 2020
L’exposition consacrée à ses rapports à l’écriture se concentre sur une période allant de 1935, date de ses premiers écrits à 1959, date du dernier. Une thématique qui avait déjà fait l’objet d’un important ouvrage sous la direction de Marie-Laure Bernadac (Picasso Écrits, RMN/Gallimard, 1989), ouvrage répertoriant, comme un catalogue raisonné, tous les écrits du peintre. Période féconde s’il en est, et pour cause, car si ce pan de son œuvre reste peu connu, on y apprend qu’il produisit pourtant plus de 340 poèmes mais aussi 2 pièces de théâtre (Le Désir attrapé par la queue, 1941 et Les Quatre Petites Filles, 1948). De ces pièces, seul Le Désir… sera représentée devant et avec la complicité d’un cercle restreint d’amis du peintre comme Michel Leiris, Raymond Queneau, Sartre, Beauvoir et Dora Maar dans les rôles principaux ! Cette facette de Picasso n’avait pourtant, il semble, jamais fait l’objet d’une présentation. C’est donc fait ici.
Dessins et poèmes fusionnés
Il y a certes ses manuscrits qui présentent certains poèmes dans son écriture large, ample, dans laquelle quelquefois perce une envie non réfrénée de tendre vers le graphisme, comme dans cette alignée étonnante de manuscrits avec dessins qui sont d’évidence le clou de la présentation. Exécutés entre avril et mai 1936, lors d’un séjour à Juan-les-Pins, Picasso réalise presque chaque jour des dessins accompagnés de manuscrits sur des feuilles de papier d’Arches pliées en deux.
Ces dessins-poèmes donnent naissance à des tableaux – ou s’en inspirent – dont certains sont mis ici en regard à ces poèmes graphiques, comme Portrait de jeune fille (3 avril 1936), Femme au buffet (9 avril 1936), Dormeuse aux persiennes (25 avril 1936) Le Chapeau de paille au feuillage bleu (1er mai 1936)
ou encore cette déchirante Figure de femme inspirée par la guerre d’Espagne (19 janvier 1937) et qui préfigure Guernica. On y trouve aussi des gravures, véritables maillons entre ces deux médias et quelques ouvrages de ses amis comme Paul Eluard, Pierre Reverdy ou Max Jacob qu’il a illustré d’un portrait ou de gravures et lithographies in-texte soulignant l’écrit. S’il ne fut pas surréaliste dans le sens stricto sensu du terme mais plutôt un compagnon de route éloigné, il y a chez lui, par moment – et surtout dans ses écrits – d’évidentes relations avec le mouvement d’André Breton. Il faut dire, non à sa décharge mais plutôt à son avantage, qu’il a baigné ces années-là dans une mer littéraire et qu’il a su en tirer des leçons. Oublions ses admirations pour certains écrivains espagnols comme Miguel de Cervantès Saavedra, Luis de Góngora y Argote ou Joan Maragall pour mettre l’accent sur les écrivains et poètes français qu’il a appris à admirer non seulement à leur contact mais surtout lorsque sa connaissance de notre langue, qu’il apprit vite, fit sortir des limbes leurs écrits. Ami des Apollinaire, Max Jacob, Éluard et dans une moindre mesure de Breton, leur art, leur langue, leur pensée irriguèrent son esprit déjà enclin à se balader hors des sentiers battus. Et c’est là encore une raison supplémentaire d’explorer cette facette, nullement marginale et dilettante, du génie de l’esprit picassien.
Une terre étrangère
« La poésie de Picasso séduit, tout en dérangeant écrivains et poètes – écrivait Marie-Laure Bernadac (ibid.) – car elle lui autorise ce que leur art ne permet pas : la totale liberté d’expression, la jungle des mots, l’énergie poétique à l’état brut. Picasso était tout à fait conscient de l’ambiguïté de son statut d’écrivain ; conscient du pouvoir de son imagination, de ses trouvailles stylistiques, de la charge émotionnelle de ses écrits intimes, mais conscient aussi du fait qu’il se battait là avec des armes qui n’étaient pas les siennes, et s’aventurait sur une terre étrangère, dont il connaissait cependant, par les amitiés et la lecture, toute la complexité, les trésors et les embûches. »
La dernière salle semble sonner le glas de cette parenthèse littéraire dans la vie du peintre. On y retrouve son travail d’illustrations pour Le Chant des morts de Pierre Reverdy (déjà vu ici même dans l’exposition Chefs d’œuvre). Le 20 août 1959, il signe son dernier écrit, revenant sur cet Enterrement du comte d’Orgaz, une œuvre magistrale du Gréco qui l’avait fortement marqué lorsqu’il l’avait découverte en 1897 lors d’une sortie scolaire. Il en tire un long dialogue d’inspiration surréaliste mélangeant français et espagnol comme un retour aux sources. « Une des pièces littéraires les plus échevelées de Picasso – précise Pierre Daix, son ami et biographe dans son indispensable Dictionnaire Picasso paru dans la collection Bouquins – écrite dans un éblouissement d’argot, où le chef d’œuvre du Gréco, (lui) sert de prétexte à rappeler les dialogues sans fin avec la peinture ». Le texte ne paraîtra qu’en 1969 à Barcelone et en 1978 en français chez Gallimard. Seules les versions espagnoles comprennent les eaux-fortes qui closent ici l’épopée de Picasso au royaume des lettres.
Il neige au soleil, 10 janvier 1934, Paris (origine) © Musée national Picasso-Paris, ph.: RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Daniel Arnaudet / Succession Picasso 2020
PICASSO ET LA BANDE DESSINÉE
Edgar P. Jacobs : Les Aventures de Blake et Mortimer. Tome 9 Le Piège diabolique. Planche encrée n°31, case n°1. La reprise en fresque de Guernica sur les murs d’une crypte sert à Jacobs à symboliser le chaos qui s’est abattu sur le monde dans cette histoire post apocalyptique © Editions BLAKE & MORTIMER / Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2020
Dans les salles du rez-de-chaussée du musée, la présentation des rapports de Picasso avec la bande dessinée, pour « grand public » qu’elle veut être, aurait dû plutôt s’intituler « la bande dessinée et Picasso ». Même si on nous signale qu’il semblait raffoler des comics publiés dans les suppléments dominicaux des journaux américains que lui donnait Gertrude Stein. L’auteure rapporte, dans son Autobiographie d’Alice Toklas (Galimard 1934), qu’il accueillait ces dons d’un « Oh oui ! Oh oui ! Le visage illuminé de plaisir… ». Malgré cet engouement tout enfantin, il semble difficile de trouver dans son travail une quelconque trace que l’on puisse cataloguer comme étant de l’ordre de la bande dessinée.
Échanges et appropriations
En revanche, légion de dessinateurs, même très actuels, s’en inspirèrent, reproduisant ou pastichant certaines de ses œuvres ou son style comme symbole d’une certaine modernité ou détournant, à d’autres fins, sa manière fortement reconnaissable. Parler, comme il est dit ici « d’échanges et d’appropriations croisées » peut servir de justification à cette présentation, mais les salles démentent l’appropriation, voire les emprunts, par Picasso, de traits ou de formes assimilables à de la BD.
Si on a retrouvé chez lui quelques « comics », Picasso, enfant du siècle, est né en même temps que le 9ème art et rien n’indique que la bande dessinée est à considérer comme source pour son travail. Il est vrai que l’on pourrait assimiler à de la bande dessinée ces saynètes dans lesquelles il croque en plusieurs dessins les avatars de son arrivée à Paris en 1901, ou deux ans plus tard lorsqu’il se plaît à croquer de façon burlesque un portrait de Max Jacob. Mais dans ces deux exemples qui voudraient étayer la thèse d’un Picasso dessinateur de BD, il n’y a là ni scénario, ni continuité narrative dans ces petits croquis farce. Si la forme peut effectivement faire penser à une structure de bande dessinée il semble qu’il n’en est rien.
Références, détournements, pastiches…
Il en est de même pour Songe et mensonge de Franco (Sueño y mentira de Franco), produit en 1937 alors que la guerre
Pablo Picasso, Histoire claire et simple de Max Jacob. Paris le 13 janvier 1903 © Musée national Picasso-Paris. Ph.: RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau / Succession Picasso 2020
d’Espagne faisait rage opposant les armées de Franco aux défenseurs de la toute jeune République espagnole. Ces deux planches iconiques sont constituées chacune neuf cases gravées où chacune présente en un trait ironique et/ou tragique les avatars de la destruction de la culture et la main mise du dictateur sur la société espagnole. Composées nullement dans un but narratif, comme l’est en général une bande dessinée ; elles étaient en faite destinées avant tout, à faire l’objet d’une publication, avec chaque case sous forme de carte postale afin de recueillir des fonds pour le gouvernement républicain. La volonté de Picasso était bien alors non de faire un récit, mais bien une série de 18 cartes dont les quatre dernières ont été gravées suite à des études de Guernica.
Cela dit, la partie contraire est par contre très intéressante et montre bien combien le travail de Picasso revêt d’importance pour les auteurs de bande dessinée. Mais là encore les exemples avancés, s’ils ont de réels liens avec le peintre ne sont en rien des BD en soi mais utilisent très souvent l’art ou l’homme à des fins référentiels quand il ne fait pas l’objet de farces potaches comme chez Philippe Geluck ou Maurice Henry. Seul peut-être sont à signaler les quatre remarquables tomes de la série bien nommée Pablo (par Julie Birmant et Clément Oubrerie chez Dargaud), tentative réussie d’une biographie anecdotique du peintre. Pour le reste, on trouve ici quelques portraits charge ou d’autres encore qui détournent son art, voire qui y font référence comme le grand E.P. Jacobs, le père de Blake et Mortimer, qui, sûrement en hommage, esquisse des figures issues de Guernica sur le mur d’une crypte que ses héros découvrent après une apocalypse. Cette kyrielle d’hommages qui vont de la référence historique au détournement ou au pastiche, de sa manière prouvent si besoin était, que son art irrigue encore et pour longtemps l’esprit des créateurs contemporains comme le prouvait déjà l’exposition Picasso.mania au Grand Palais en 2015.
Musée Picasso, 5 rue de Thorigny (3e).
À voir jusqu’au 3 janvier 2021
Du mardi au vendredi : 10h30 – 18h Samedis, dimanches et Jours fériés (sauf les lundis) : 9h30 -18h00.
Accès :
Métro : ligne 8 stations Saint-Sébastien-Froissart ou Chemin Vert
Bus : ligne 20 : Saint-Claude ou Saint-Gilles Chemin Vert, ligne 29 : Rue Vieille Du Temple, ligne 65 : Rue Vieille Du Temple, ligne
75 : Archives – Rambuteau, ligne 69 : Rue Vieille du Temple – Mairie 4e et ligne 96 : Bretagne
Site du musée : www.musee-picasso.fr