Le Petit Palais nous présente 180 dessins d’une collection prestigieuse, celle concoctée en plus de trois décennies par Louis-Antoine et Véronique Prat. Une collection de feuilles dues exclusivement à des artistes français et couvrant plus de trois siècles, du milieu du XVIe au début du XXe. Une collection dans laquelle on retrouve tous les plus grands artistes et beaucoup d’autres qu’on nous propose ici de découvrir. Une occasion rare d’admirer ces trésors avant qu’ils réintègrent leur cocon privé.
Exposition « La Force du dessin : Chefs-d’œuvre de la Collection Prat » au Petit Palais jusqu’au 4 octobre 2020.
Noël Coypel, Femme projetée en arrière (La Fraude), XVIIe siècle © Collection Prat.
Le Brun, Femme nue accroupie, XVIIe siècle © Collection Prat.

Boilly, Portrait de seize hommes, XVIII siècle © Collection Prat.

Prud’hon, Psyché enlevée par les Zéphyrs, XIXe siècle © Collection Prat

Ingres, Songe d’Ossian, XIXe siècle Collection Prat.

Eugène Delacroix, Cheval ruant, XIXe siècle © Collection Prat.

Victor Hugo, La Tour des rats, XIXe siècle © Collection Prat / Ph.: Westimage Art Digital Studio

Avec la collection de Pierre Rosenberg, qui devrait faire l’objet à elle seule d’un musée du Grand siècle qui sera installé dans un ancien casernement à Saint-Cloud, la collection Prat, qui porte essentiellement sur des dessins – à contrario de celle de Rosenberg qui présente aussi des peintures et des gravures – est sûrement le plus remarquable ensemble au monde sur ce média. Une collection qui couvre plus de trois siècles, du milieu du XVIIe au début du XXe siècle.
Les deux hommes se connaissent bien, et pour cause ! Le plus âgé, Pierre Rosenberg, fut le professeur de Louis-Antoine Prat à l’École du Louvre et aussi son tuteur et mentor au Louvre lorsque les deux hommes travaillèrent ensemble aux catalogues raisonnés des dessins de Poussin, Watteau et David. Et les voilà de nouveau réunis dans un entretien plein d’enseignement qui ouvre le catalogue. Une discussion à bâtons rompus tant sur leurs choix que sur la passion qui les a guidés, l’un comme l’autre, pendant ces décennies de recherches, d’émotions et de complicité. Dans ce chassé-croisé en galeries, connaissances, réseautage, hôtel de ventes, marchés aux puces et catalogues, une amitié s’est donc forgée lorsqu’il s’agissait pourtant de se chamailler sur une feuille ou d’en découvrir le réel auteur caché derrière une expertise vague. Une indéfectible complicité qu’ils partageaient souvent avec les autres collectionneurs de ce cercle confidentiel : « Nous nous montrions nos achats. Il y avait dans toute cette ambiance une amitié, une gentillesse, une absence de concurrence qui, aujourd’hui, n’existent plus » regrette Louis-Antoine Prat.
L’entretien nous entraîne dans ces années pendant lesquelles, à les entendre, le dessin et surtout ces merveilleux XVIIe et XVIIIe siècles étaient peu prisés par le marché mais restaient l’apanage des « connoisseurs », de ceux qui avait, par leurs recherches et études, la science, l’érudition et surtout le flair indispensable pour avoir accès à ce Graal ! Et malgré qu’ils soient des « fonctionnaires » travaillant au Louvre, il leur était alors possible d’être aussi collectionneur ! Un autre monde… Pierre Rosenberg raconte : « Tous les conservateurs de cette génération collectionnaient avec des moyens qui, il faut le rappeler, étaient très modestes, car on était encore plus mal payé à cette époque qu’aujourd’hui. Ils bénéficiaient de deux atouts : leurs connaissances et le fait que les œuvres d’art ne coûtaient rien. Il y a une histoire célèbre de Jacques Foucart portant sur son dos un immense pastel d’Albert-Ernest Carrier-Belleuse, qu’il venait d’acquérir, parce qu’il n’avait pas l’argent pour payer une camionnette pour le rapporter chez lui ! ».
La consigne des Goncourt
D’achats en ventes, d’acquisitions en échanges, Louis-Antoine et Véronique, son épouse rencontrée à l’École du Louvre pendant leurs humanités – petite-fille du surréaliste Philippe Soupault et journaliste spécialisée en art pour le Figaro Magazine – décident, après s’être un peu éparpillé dans diverses directions, de trouver une identité, une cohérence à cette collection formée à quatre mains en lui donnant des limites temporelles et spatiales.
« Au début, on achetait beaucoup, toutes écoles confondues, y compris des tableaux et même quelques sculptures… Au bout
Boucher, Bacchus, XVIIIe siècle © Collection Prat.
de quelques années, pour que la collection soit plus sérieuse, j’ai décidé d’appliquer la consigne des Goncourt : faire une collection dans un domaine centré et un espace temporel défini… Quand j’ai acheté L’Enlèvement de Proserpine de Poussin, en 1995, c’était vraiment fixé, nous collectionnions les Français, de 1600 jusqu’à Cézanne et Seurat. Nous envisagions d’aller jusqu’à Bonnard et Vuillard, puis nous nous sommes dit que c’était trop moderne. »
Très vite le couple décide de faire sortir de son appartement ces feuilles, non dans un esprit fat pour faire admirer leurs trésors, mais dans un esprit de partage : « Je trouve que les collections privées sont faites pour être montrées quand elles sont de qualité ; elles ont aussi un rôle éducatif, un intérêt scientifique. Exposer une collection, c’est aussi faire progresser l’histoire de l’art et inciter d’autres personnes à collectionner. » explique Louis-Antoine Prat.
Et c’est ainsi que les trésors du couple furent présentés dans différentes expositions thématiques ou monographiques et que la collection dans son entité a été, dès, 1990 montrée un peu partout aux États Unis, en Europe et même jusqu’en Australie – une exposition itinérante organisée sous la bienveillance de… Pierre Rosenberg ! – puis en 1995 au musée du Louvre, une première pour une collection privée ! Le Louvre présidé alors par… Pierre Rosenberg ! Et c’est le même aujourd’hui qui est, tout naturellement, commissaire de cette exposition. Et Louis Antoine Prat de citer ce conservateur de Beaubourg qui disait : « Tout œuvre d’art dans un coffre est un crime ! »
Seurat, La femme accoudée à un parapet, XIXe siècle © Collection Prat.
Tous les artistes prestigieux du temps
Sont présentées ici 184 feuilles, dont des œuvres acquises depuis 1995 et qui n’avaient donc jamais été montrées. Il serait laborieux de détailler tous les joyaux exposés dont chaque a fait l’objet d’un choix réfléchi apportant sa cohérence au tout. Une belle présentation dans laquelle on relève, parmi d’autres moins connus, les noms prestigieux de Jacques Callot, Nicolas Poussin, Charles Le Brun, Pierre Mignard, Charles-Joseph Natoire, Jean-Honoré Fragonard, Hubert Robert, Jacques-Louis David, Théodore Géricault, Jean-Auguste-Dominique Ingres, Eugène Delacroix, Odilon Redon, Georges Seurat, Paul Cézanne, Henri de Toulouse-Lautrec… mais aussi Victor Hugo et Charles Baudelaire… Quant aux thèmes investis, la figure humaine et le portrait forment la colonne vertébrale de la collection et, dans une moindre mesure, le paysage et l’architecture. L’homme donc est au centre autant dans sa simple expression que son implication dans un événement, un mythe ou une histoire. La consigne des Goncourt est donc respectée et le tout forme un ensemble remarquable de cohésion.
Le Petit Palais a opté pour une présentation chronologique ce qui semble être le plus évident, avec toutefois quelques excursions thématiques. A commencer par l’influence dictée par l’Italie qui a toujours eue, sur les artistes français des XVIe au XIXe siècle, une aura incontournable, et fut longtemps la destination de leur indispensable « grand tour ». À commencer par Jacques Callot qui ouvre le bal, le grand graveur nancéen, séjourna à Florence à la cour des Médicis et en rapporta cette rare et étonnante esquisse « Deux gentilshommes vus de dos, un pantalon dansant, plusieurs gnomes » pleine de vie et de liberté.
Suivent Nicolas Poussin, avec deux études, Claude le Lorrain avec une Madeleine en prière toute pétrie de piété, du peu connu Jacques Stella, une extraordinaire et très baroque Naissance de la Vierge avec force draperie et putti voletant comme de mise.
La figure humaine dans tous ses états
Le corpus de la collection Prat, surtout centré sur la figure humaine, nous en offre un bel exemple avec cette feuille de Noël Coypel Femme demi-nue rejetée en arrière sur un nuage dans une extase des plus tragiques. Le fondateur de la dynastie des Coypel nous offre dans cette étude pour un plafond, un exercice de style dans lequel son sujet est traité de façon puissante et entouré de draperies qui sont, comme souvent, une marque de dextérité. À rapprocher de cette très aérienne Borée enlevant Orithye de François André Vincent, un artiste si doué qu’il fut quelques fois confondu avec Fragonard ! Et dans le même élan de beauté et de légèreté que dire de cette magnifique feuille de Pierre Paul Prud’hon qui fait, à juste titre, l’objet de la communication de l’exposition. Une magistrale figure de cette si belle Psyché – et Prud’hon lui rend ici toute sa beauté – qu’elle fit de l’ombre à Vénus qui demanda à Cupidon, son fils, de l’enlever pour l’abandonner sur un rocher ! Malheureusement pour la déesse de l’amour, Cupidon s’éprendra de la belle Psyché et l’enlèvera portée par les Zéphyrs ! Il fallait de la grâce et de la légèreté pour traiter un tel sujet, Prud’hon s’en charge avec une maitrise extraordinaire ! Le tableau définitif est au Louvre et l’une de ses études très aboutie à contempler ici…
L’exposition aborde ensuite le Grand Siècle avec les figures tutélaires de Charles Le Brun auquel la splendeur de Versailles doit beaucoup et Pierre Mignard, présenté ici comme son rival, qui exerça son immense talent au Val de Grâce, à Saint Eustache et aussi naturellement à Versailles pour Louis XIV.
Mignard remplacera Le Brun en 1690, comme premier peintre du roi, à la mort de celui-ci. De Le Brun, la collection Prat nous offre quelques belles études pour des œuvres peints de grande importance comme cette toute simple Femme nue accroupie, le genou gauche à terre, de profil à gauche d’une extrême beauté dans sa simplicité et dont, nous dit-on, Le Brun fut tellement satisfait de cette feuille qu’il la réutilisa plusieurs fois dans d’autres gravures ou compositions. Du même cette très enlevée Allégorie de l’Allemagne, étude pour l’un des quatre cintres du salon de la Paix de Versailles. Naturellement il se chargera des trois autres que l’on peut admirer dans leur version peinte et définitive sur place.
De par leur rareté, les dessins de Pierre Mignard sont donc bien moins représentés dans la collection. Il est présent pourtant avec une simple esquisse de Trois têtes de femmes tournées vers la gauche, qui n’est en rien une réelle composition mais plutôt une magnifique étude pour un tableau destiné à Louvois : La famille de Darius. Malgré son grand âge, Mignard a 80 ans lorsqu’il fit cette esquisse, elle présente intact toute l’émotion de ces trois femmes demandant à Alexandre le geste de clémence et le pardon accordé aux vaincus.
De Boucher : Bacchus et satyre
Ce siècle qui est aussi celui des frivolités et du profane, est toujours imprégné d’une forte religiosité, et nous offre essentiellement des figures tirées de la Bible comme ce Christ et les pèlerins d’Emmaüs du peu connu Jean Restout. Un siècle qui n’oublie pas pour autant les scènes d’inspiration profane à l’image de ce Bacchus, une étude aux trois crayons par François Boucher. Ce Dieu dionysiaque que Boucher étonnement ne nous présente pas, à l’habitude, d’une manière très rabelaisienne, assis sur son sempiternel tonneau ou une coupe de vin en main, mais une figure très (trop ?) sage qui ne reflète en rien le buveur attendu. Du même ce Satyre souvenant une draperie aux accents, lui, très luciférien.
Prenons l’air avec quelques exemples
Paul Cézanne, Les grands arbres, XIXe siècle © Collection Prat.
qui puisent dans la nature sujet à des explorations comme dans cette magnifique Vue de la fontaine de l’Orgue à la villa d’Este à Tivoli de Jean-Pierre Houël, ce pensionnaire de la Villa Médicis de Rome rend parfaitement, comme Hubert Robert, son admiration d’une nature ordonnée par la main de l’homme dans cette représentation au cordeau des jardins et terrasses de la villa d’Este à Tivoli au pied de la populaire fontaine de l’Orgue. Une vision qui contraste avec cette autre vue romaine, étonnante et fantasque, Vue du Colisée, à Rome, lors d’une cérémonie religieuse de Louis Jean Desprez qui nous montre le grand cirque romain non encore livré au public. Une véritable ruine antique où l’artiste se plaît à en appuyer l’incursion d’une nature dévorante. On y voit une cérémonie religieuse dans ce lieu réputé jusqu’alors être le théâtre de mauvaise vie et que le pape Benoît XIV décida de rendre à la religion. Le prétexte ici semble être celui d’un exercice purement artistique comme le montre le luxe des détails des plantations et du parterre fleuri au pétale et à la feuille près, qui offrent un écrin à cette mise en en scène des plus théâtrales avec un luxe et une débauche de centaines de personnages qui transpirent par tous les pores de la ruine !
On retiendra aussi, par Louis Léopold Boilly, cette magnifique étude intitulée Portraits de seize hommes, un exercice de style très « photomaton » représentant les fondateurs d’une société artistique et qui permet à Boilly d’exercer tout son talent à étudier la figure humaine et à nous en faire partager toute la psychologie. Un exercice apparemment sans suite puisqu’il semble qu’il n’en découla pas une œuvre peinte comme on aurait pu s’y attendre.
Seurat et Cézanne en clôture
Des Fortin, Meynier et Lethière, trois magnifiques et rigoureuses scènes tirées de l’histoire antique et traitées avec un classicisme des plus méticuleux. Des assemblées d’hommes dans des décors de palais et des études de gestes avec effets de drapés qui sont des exemples parfaits d’une technique rigoureuse mêlée à une étude très érudite de l’histoire et/ou de la mythologie.
Le XXe siècle, que la collection aborde à peine, nous offre surtout trois rares dessins de Seurat dans sa manière charbonneuse qui présentent des scènes de genre quotidienne, à son habitude à peine esquissées, presque à deviner et qui, après un XIXe siècle survolé par des de magnifiques portraits dus à Ingres et cinq mystérieuses encres signées du grand Hugo entre autres, présente cinq études et une magnifique aquarelle toute en légèreté de Cézanne qui clôturent parfaitement l’ensemble, l’ouvrant à une autre histoire.
Donc ici sûrement le meilleur d’une collection que l’on sait forte de plusieurs centaines de feuilles et d’une centaine d’artistes. Un ordre chronologique qui permet, dans une sobre scénographie qui reprend les codes d’une collection privée, un survol des plus représentatifs de trois siècles de dessins et de plus de trois décennies de passion pour ce couple de collectionneur hors pair.
Musée des Beaux-Arts / Petit Palais, avenue Winston Churchill (8e).
À voir jusqu’au 22 septembre
Tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h. Nocturne le vendredi jusqu’à 21h.
Accès :
Métro : lignes 1 et 13, station Champs-Elysées Clemenceau ; ligne 9, station Franklin-Roosevelt
RER : ligne C, station Invalides
Bus : 28, 42, 72, 73, 80, 83, 93
Site de l’exposition : www.petitpalais.paris.fr
Catalogue :
La Force du dessin, chefs-d’œuvre de la Collection Prat
Sous la direction de Pierre Rosenberg Avec la collaboration de Laurence Lhinares, Côme Rombout et Conrad Valmont
Editions Paris Musées. 328 p. 220 ill. 49,90 €