Énigmatiques et mélancoliques, les peintures dites métaphysiques de l’italien Giorgio de Chirico traversent le surréalisme avec une indéniable propension à interroger le monde. C’est cette période, la meilleure du peintre, comprise entre 1912 et 1918, que nous présente le musée de l’Orangerie dans une exposition qui met à l’honneur un peintre encore par trop méconnu.
Exposition au Musée de l’Orangerie jusqu’au 14 décembre 2020
La récompense de la devineresse, 1913 © Philadelphia Museum of Art / Artists Rights Society (ARS), New York / SIAE, Rome / ADAGP, Paris, 2020
Comme c’est souvent le cas pour certains artistes, ils semblent avoir jeté leur gourme en quelques années, puis leur art (leur imagination ?) semble s’affadir le temps avançant. Souvent des jeunots défrichent de nouveaux continents exploratoires et puis, soit l’époque les devance (époque qu’ils ont souvent contribué à faire avancer et dont ils furent les chantres) ou qu’ils se copient indéfiniment soit, enfin, collant à un mouvement ou à une révolution cette dernière les laisse sur le carreau l’emballement terminé. On pourrait citer quelques fauves comme Vlaminck, Derain ou Othon Friesz qui se sont éteints ou assagies dès la fin du mouvement, Juan Gris qui ramollit son cubisme une fois la page tournée ou plus près de nous, Hélion qui tombe dans une figuration plan-plan, voire Corneille le magnifique CoBrA qui, lui, fait œuvre décorative pour salon bourgeois, son mouvement délité. Et tant d’autres.
C’est aussi le cas de Giorgio de Chirico (1888-1978) dont la période dite « métaphysique » entre 1912 et 1918 transcende complètement le mouvement auquel on l’accole : le surréalisme. Oui mais après ? Il va aborder des rivages sans intérêt faits d’autoportraits, de scènes de genre pseudo-antique d’un profond ennui. L’on est reconnaissant aux commissaires de cette exposition au musée de l’Orangerie de s’être contenté de nous présenter sa seule sa période intéressante et novatrice, celle dite métaphysique, sans nous infliger la détresse de voir les années qui suivirent. Lui-même était sûrement conscient de ce naufrage puisque dans les années suivantes il se remet à l’ouvrage en pastichant ses œuvres métaphysiques et en reprenant, comme s’il n’avait plus de jus, sa manière d’autrefois lorsqu’il était au sommet de son art. Breton constatait en 1927 (Le Surréalisme et la peinture, éd. Gallimard p. 31) : « on est obligé de convenir que l’inspiration a abandonné Chirico, ce même Chirico dont le principal souci est aujourd’hui de nous empêcher de prouver sa déchéance ». Nous sommes donc ici conviés au meilleur de Chirico.
Né en Grèce, à Vólos, le 10 juillet 1888 d’une famille aux origines gréco-italienne, c’est en Grèce qu’il passe toute son enfance et entame sa scolarité qu’il termine à l’Académie de Munich. Sur les pas de son père diplomate, il fait plusieurs séjours à Paris et s’y installe définitivement en mars 1912, fuyant (désertant…) un enrôlement dans l’armée suite à la déclaration de guerre entre l’Italie et l’Empire ottoman au sujet de la Libye. Bien installé à Paris, il expose au Salon d’Automne ses premières œuvres métaphysiques qui sont bien reçues par la critique. Il élargit son cercle, rencontre Modigliani fin 1912, fait la connaissance d’Apollinaire au printemps 1913 et de Picasso dans la foulée. Il investit un atelier rue Notre-Dame-des-Champs à deux pas de ce Montparnasse pépinière alors – avec Montmartre – de l’avant-garde artistique.
Donc, dès 1912, dans cette période entre chien et loup qu’était ce temps où le dadaïsme se mutait en surréalisme, Chirico apporta au mouvement naissant, avec ses œuvres interrogatives, une véritable dimension énigmatique et mélancolique qui pouvait – et Breton ne s’y trompa pas – abonder dans le sens de ce mouvement. De cet état d‘esprit plus exactement. Un mouvement qui s’appuyait sur l’intellect, sur la pensée pure autant que sur une vision de l’étrange, et du rêve mâtiné de théories freudiennes… Et Chirico, avec ses places vides traversées d’un train, d’une ombre ou de mannequins, ces pantins articulés, ses sculptures antiques et ces objets incongrus (bananes, artichauts, lunettes…) posés çà
La conquête du philosophe, 1913-14 © Art Institute of Chicago, Dist. RMN-Grand Palais / image The Art Institute of Chicago / ADAGP, Paris, 2020
et là, concourait à l’étrangeté de son univers et apportait du grain à moudre à tous les observateurs, adeptes et même aux contempteurs de cette « révolution ». Tout cela ne pouvait que séduire Breton et faire de Chirico l’un des artistes de pointe du mouvement surréaliste.
« Le surréalisme n’a aucune valeur » !
Mais voilà Chirico était-il vraiment surréaliste ? Une bataille de chapelle. Toujours ce dilemme quand on sait que le groupe d’André Breton, et Breton lui-même, aimait tant à amalgamer – souvent sans que ceux-ci aient vraiment adhérés – des artistes connus pour donner au surréalisme des lettres de noblesse. Dans son œuvre iconique Le Surréalisme et la peinture (Gallimard, 1927 et maintes fois réédité), il cite des personnalités voyant en elles et dans leurs œuvres des relents de cette pensée qui voulait enrichir le réel de l’apport de l’inconscient. Et il est vrai que Chirico, dans cette période dite « métaphysique » répond bien aux diktats du pape Breton qui cherche des « recrues de premier choix » dixit Jacques Dupin pour donner à son église une certaine importance et visibilité.
Mais le « hic » c’est que si, comme certains de ceux qui ont été amalgamés au mouvement, comme Picasso, Klee et d’autres (accrochés quelques fois sans leur aval dans certaines expositions du groupe), Chirico s’en est toujours défendu et avançait même : « Je pense que le Surréalisme n’a aucune valeur et que voulez-vous que je fasse avec les surréalistes ? Moi, ce que j’aime ce sont les maîtres anciens… C’est une étiquette qu’on m’a collée sans me demander ma permission et je pense que les surréalistes n’ont rien compris à ma peinture » confiait-il à Jean Antoine dans le documentaire Métamorphose en 1964. En revanche, parlant de son art et de cette période, il le définissait ainsi : « L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient au polonais Nietzsche, et si le français Rimbaud fut le premier à l’appliquer dans la poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture. » S’il le dit…
Il Ritornante 1917-1918 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian / ADAGP, Paris, 2020
L’exposer à l’Orangerie n’est pas sans raison. Le lieu déjà dont la taille permet des présentations qui ne pourraient se faire à Beaubourg ou au Grand Palais, espaces trop vastes pour des expositions de taille moyenne. Et surtout, dans ce lieu qui présente, en plus des Nymphéas de Monet, la collection de Paul Guillaume, marchand de tableaux d’importance et qui fut justement celui de Chirico. Et enfin, c’est dans la vitrine de Paul Guillaume que, pour la première fois, Breton vit une œuvre de l’italien, Le revenant (Il Ritornante 1917-1918) ! La boucle est bouclée.
Un jeu ? Une farce intellectuelle ?
Ici, dans ces plus de 70 œuvres de Chirico exposées (peintures, dessins, ouvrages, photos et aussi quelques œuvres accrochées là à titre d’une comparaison qui donnent à voir l’importance que son art eut sur certains de ses contemporains que sont les Carra, Morandi entre autres), on peut avec des références psychanalytiques, symboliques ou autres tenter de chercher et d’extraire des conclusions, tant ces œuvres aussi énigmatiques que déconcertantes semblent se mouvoir dans une dimension qui va au-delà de la banale contemplation. Et, de plus, les titres renforcent d’évidence leur mystère… Si tant est qu’elles en ont un. Où s’agissait-il tout bonnement pour le peintre de nous jeter à la face des assemblages hétéroclites, des rapprochements énigmatiques dans des décors étranges pour nous forcer, en un effort intellectuel, à chercher
des sens à ce qui ne semble pas en avoir ? Peu importe. Et si tout ça n’était en fait qu’un jeu ? Voire une farce intellectuelle destinée, pour ravir leur auteur, à penser les acharnements que certains mettraient à analyser tout cela ? Et pour appuyer son propos, il énonçait sous forme tout aussi mystérieuse des propos du genre : « Sur la terre. Il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures. » ! Ou simplement ne nous a-t-il pas peint l’envers de notre monde pour nous en dévoiler toute l’absurdité et l’étrangeté ? Dans son compte-rendu du Salon de 1914, Apollinaire écrivait (cité par Paolo Baldacci in Chirico, la métaphysique 1888-1919 Éd. Flammarion, 1997) : « G. de Chirico construit dans le calme et la méditation des compositions harmonieuses et mystérieuses. Conception plastique de la politique du temps ». Ce que Paolo Baldacci appellera (ibid..) « une peinture pour initiés ».
Mais ne serait-ce pas aussi un amusement plastique lui qui ira jusqu’à s’auto pasticher dans les années qui suivirent peut-être et simplement pour retrouver un statut perdu ? Chacun y verra ce qu’il veut et c’est sûrement là que réside tout l’intérêt et l’attrait de ces œuvres étranges. Breton avait peut-être la réponse quand il énonça ce diktat en toute fin de son roman Nadja : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas »…
Musée de l’Orangerie, Jardins des Tuileries (côté Seine), Place de la Concorde (1er)
À voir jusqu’au 14 décembre 2020
Ouvert de 9h à 18h tous les jours sauf le mardi
Dernières entrées à 17h15
Début de fermeture des salles à 17h45
Accès
Métro : lignes 1, 8, 12, station Concorde
Bus : lignes 42, 45, 52, 72, 73, 84, 94, arrêt Concorde
Site de l’exposition : www.musee-orangerie.fr
Catalogue
Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique
Editions Hazan / Musée d’Orsay. 240 p. 300 ill. 39,95 €