Suite au legs de ses archives au musée Guimet, ce musée nous avait concocté un bel accrochage des œuvres du grand photographe Marc Riboud. Une exposition qui nous entraînait à sa suite sur tous les continents, et en particulier en Asie, qu’il avait tant de fois arpenté en près de six décennies d’activités. Photographe au plus près de ses sujets avec toujours un regard bienveillant sur l’autre, il nous offrait ici sa vision humaniste du monde. La pandémie nous laissa peu de temps pour visiter cet accrochage, mais un riche catalogue reste le témoin de celui-ci.
La Cantine, aciérie de Anshan, 1957 © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG.
Que restera-t-il de cette année 2020 dont les arts furent souvent et longtemps occultés par cette pandémie fermant nos lieux de culture ? Des films et des pièces de théâtre ? Des captations que la télévision nous rendra un jour ou l’autre. Oui, mais des expositions ? Une fois décrochées et les œuvres reparties dans leur lieu d’élection, qu’en reste-t-il ? Les catalogues sont alors comme des artefacts d’un moment disparu, des palimpsestes sur lesquels le temps réécrira une autre histoire à venir. Une expo pousse l’autre, un catalogue s’efface devant le nouveau. Seules nos bibliothèques peuvent en garder la trace. C’est déjà beaucoup. Nous feuillèterons alors ces souvenirs de papier en s’imaginant ces œuvres sur un mur, au sol, sur une stèle ou une sellette.
Aujourd’hui nous feuilletons le catalogue de l’éphémère accrochage de photos du grand Marc Riboud auquel le Musée Guimet, notre Musée national des Arts asiatiques, consacra un accrochage. Pourquoi lui et ici ? Parce que Marc Riboud, qui s’est éteint à 93 ans, le 30 août 2016, a demandé à ce que ses archives rejoignent les collections du Musée Guimet. Il rend à ce musée des ailleurs – et plus particulièrement celui du continent asiatique – tout ce que ces mondes lui ont apportés en près de six décennies de plaisir, de joies, d’émotions, de déambulations et de découvertes. Il ne cessa de nous faire part de sa vision de l’Asie depuis la parution de ses deux premiers ouvrages, l’un consacré au Japon (Women of Japan, éditions A Bruna Book / André Deutsch, Londres,1959) et l’autre à la Chine (Les Trois bannières de la Chine, éditions Robert Laffont, 1966)
Être attentif à l’autre
Marc Riboud est, avec Henri Cartier-Bresson, le grand photographe de cette seconde moitié du XXe siècle et de notre XXIe naissant. De la rigueur et du sens inné du cadrage d’un Cartier Bresson prenant au vol son « instant décisif », on sent chez Marc Riboud un attentiste, un observateur cherchant toujours à placer l’humain au centre de sa photo, de s’effacer, de lui consacrer son espace, d’être attentif à l’autre sans oublier – sa formation d’ingénieur aidant – de structurer son cadre. Son humanisme en fait ainsi le digne successeur des Doisneau et autre Ronis, ses aînés. « C’est quelqu’un qui va chercher l’humain partout – explique Catherine Riboud Chaine, sa compagne, dans un bel entretien qui ouvre l’ouvrage – et une chose qui me frappe beaucoup dans son rapport à l’humain, c’est cette impression que les photos ne sont pas volées. C’est extraordinaire combien on a le sentiment qu’il est au milieu des gens qu’il photographie ».
Marc Riboud et Henri Cartier-Bresson ont en commun d’avoir beaucoup arpenté l’Asie et surtout la Chine. Le doyen, Cartier Bresson (1908-2004), rapporta, lui, des images d’une Chine encore féodale et paysanne, durant la période pré-maoïste. Quant à Marc Riboud (1923-2016) c’est de la Chine maoïste et post-maoïste dont il nous fit les témoins. Mais l’exposition présentée à Guimet ratisse beaucoup plus large en une sorte de
rétrospective de son travail. De l’Europe de l’après-guerre à ses poétiques clichés des mont Huang Shan qui firent l’objet d’un envoûtant ouvrage paru chez Arthaud en 1989 (réédité par Flammarion en 2004), il nous présente le monde sous son regard.
Nous transportant en Europe, en France, en ex-Yougoslavie, en Angleterre, des enfants des bidonvilles à d’autres qui jouent dans les ruines de la Libération. Des hommes et des femmes dont certains prient, d’autres revendiquent ou s’aiment. Puis l’ouvrage nous emporte vers l’Asie qu’on aborde ici sur les rives de la Turquie. Là encore les humains ont les mêmes attitudes, les mêmes souhaits, les mêmes gestes qu’ailleurs. Avec toujours ce « regard aimant, sans naïveté, un regard tendre pour les humbles » renchérit Catherine Riboud Chaine.
De clichés porte-voix d’une cause
De l’Inde, et du Japon le périple continue en Afrique, celle des espoirs et des indépendances puis les États-Unis. Des peuples qui se libèrent et revendiquent avec cette icône qu’est sûrement son image la plus connue : cette Jeune fille à la fleur, photo symbole prise à Washington en 1967 lors d’une manifestation contre la guerre au Viêtnam. Les deux versions, noire et en couleurs, cette dernière moins vue. Une photo qui le résume si bien. Tout est là en une étonnante synthèse : émotion, message, humanité et côté cuisine un cadrage parfait, une lumière, un équilibre entre la netteté et le flou qui font de ce cliché l’équivalent du baiser à Times Square d’ Albert Eisenstaedt, de la Migrant mother de Dorothea Lange ou encore de l’enfant nue courant suite à une attaque au napalm en 1972 au Viêtnam prise par Nick Ut.
De ces clichés qui deviennent les porte-voix d’une cause. Et enfin un dernier chapitre sur la Chine pour clore notre voyage. Cette Chine regardée, auscultée, admirée tout au long de sa carrière. Un pays dont il fut le témoin des excès de la Révolution culturelle à la Chine d’aujourd’hui, qui cultive l’étrange paradoxe de la modernité au sein d’un système étatique rigide. Paradoxe qui résume bien son regard, toujours attaché à être le témoin le plus objectif d’un monde toujours surprenant. « La photographie ne peut pas changer le monde, mais elle peut montrer le monde, surtout quand il change. » aimait-il à dire…
Marc Riboud Histoires possibles
Éditions Mnaag / RMN, 270 p. 235 ill., 35 €