Cette exposition tant attendue met sur la sellette deux géants du XXe siècle : Picasso et Rodin. Confrontation ? Choc des géants ? Rapprochement artificiel ? Défi intellectuel ? Plus que cela. Il est ici question de rechercher tout l’apport et la démarche expérimentale que ces deux grands artistes ont eu sur l’art de leur temps. Et aussi l’influence qu’aurait eu l’aîné sur le cadet. Deux lieux ont prêté leurs espaces à cette exposition : le musée Rodin et le musée Picasso de Paris pour exposer 500 de leurs œuvres. À la hauteur de l’événement : un fort et indispensable catalogue qui documente parfaitement cette exposition magistrale.
Exposition « Picasso-Rodin » à visiter au Musée Picasso et Musée Rodin jusqu’au 2 janvier 2022. Article posté le 6 mai 2021.
Pablo Picasso, Le Baiser (détail), Mougins, 26 octobre 1969 et Auguste Rodin, Le Baiser (détail), vers 1885 © Succession Picasso 2021 & musée Rodin
Auguste Rodin, Autoportrait, novembre 1898 © Paris, musée Rodin / Ph.: Jean de Calan

Pablo Picasso, Autoportrait, Paris, hiver 1901 © Musée Picasso-Paris / Ph.: RMN-Grand Palais / Mathieu Rabeau / Succession Picasso 2021

Auguste Rodin, Le Baiser vers 1885 © musée Rodin / Ph.: Hervé Lewandowski

Pablo Picasso, Le Baiser. Mougins, 26 octobre 1969 © Musée Picasso / Ph.: RMN-Grand Palais / Adrien Didierjean, / Succession Picasso 2021

Auguste Rodin, Balzac, étude finale, 1897 © Paris, musée Rodin / Ph. : Jérome Manoukian

L’homme au mouton, 1943 © Musée Picasso-Paris/ Ph. : RMN-Grand Palais / Adrien Didierjean / Succession Picasso 2021

Ca y est ! On « voit le bout du tunnel » ! Et donc de pouvoir enfin visiter l’importante et attendue exposition Picasso-Rodin, – forte de 500 œuvres ! – qui devait ouvrir le 9 février 2021 – dans les deux musées éponymes : Picasso et Rodin et qui s’étendra toute l’année jusqu’au 2 janvier 2022. La question de plus en plus prégnante se pose pour chaque exposition que l’on nous avait promis en cette année néfaste. Quoiqu’il en soit et plus que jamais, les catalogues restent la mémoire vivante de ce qui est, fut, sera ou aurait dû être comme ici. Une façon aussi de préparer en amont cette visite attendue. Nous avons enfin la chance de pouvoir rendre visite à ces deux monstres sacrés, dans une des expositions majeures de l’année.
Ce qu’il a de « pratique » avec Picasso (1881-1973), c’est qu’il est tellement démiurge que l’on peut à loisirs – et apparemment ad nauseam – le comparer, le confronter voire l’opposer à beaucoup de ses contemporains, de ses successeurs et même, comme ici, à un de ceux qui l’a précédé. Rodin (1840-1917), lui, est moins sollicité que l’espagnol et, est-il nécessaire de rappeler ici, qu’il affiche au compteur moins d’expositions montées en regard de son œuvre.
Côté Picasso on peut citer : Picasso et les maîtres, Picasso-Braque, Picasso-Matisse, Picasso-Giacometti, etc. Sans oublier toutes les expositions thématiques qui sont florès ! Ici il est mis en parallèle avec l’œuvre d’un autre géant, son ainé, le sculpteur Rodin. Deux générations les séparent. Un artiste étant souvent, sinon toujours, le fruit des générations qui l’ont précédé, il est intéressant de voir en quoi Rodin est dans l’art de Picasso, un exercice qui n’est naturellement pas dénué de sens.
D’entrée, la préface du catalogue (éditions Gallimard et musées Rodin et Picasso) pose les jalons. Les deux co-commissaires de l’exposition, à savoir Catherine Chevillot du musée Rodin et Laurent Le Bon, son alter ego au musée Picasso de Paris, mettent les choses au point. S’agit-il ici d’un choc des géants ? Ou d’un rapprochement artificiel ? Voire d’un défi intellectuel ? Plus pragmatiquement ils avancent avoir été « surpris eux-mêmes » d’y voir deux artistes « à la démarche fondamentalement expérimentale refondant de manière totale… le langage plastique de leur temps ». Oui… on pourrait aussi, sur une telle affirmation, confronter bon nombre d’artistes.
Pablo Picasso, La Grande Baigneuse au Livre, Paris, 18 février 1937 © Succession Picasso 2021, RMN-Grand Palais / Mathieu Rabeau,
Ce qui paraît donc effectivement intéressant et justifié de les présenter ensemble est que, selon Pierre Daix qui connaît son Picasso « ad unguem », le malaguène portait au créateur du Penseur une vive admiration et qu’on peut trouver aux toutes premières sculptures de l’espagnol, l’apport d’un Rodin. Et aussi qu’un détail, simple certes, mais apparemment d’importance, est que l’on aperçoit sur une photo prise dans l’atelier barcelonais de Picasso en 1902, punaisé au mur, une reproduction du Penseur. On a ouvert des « enquêtes » pour moins que cela !
Picasso redevable à Rodin ?
Quoi que l’on pense de ce genre d’exercice, on ne peut couper au jeu des ressemblances, des interprétations et autres revisites. Le catalogue n’y fait pas l’impasse, l’exposition sûrement aussi. Pour ne citer que quelques-uns, à commencer par l’iconique Penseur (1880) dont la pose serait à retrouver dans La Grande baigneuse au livre (février 1937) de Picasso. On nous rapproche ici aussi, avec justesse semble-t-il, Les Baigneurs (1958) alignés comme des copains « Mickey » au tragique Monument des Bourgeois de Calais (1889) du grand sculpteur et enfin, dernier exemple parmi d’autres : comment là ne pas voir une véritable similitude entre cet Adolescent désespéré (1882) de Rodin et cette Femme nue implorant le ciel (1902) d’un Picasso, dessin exécuté deux décennies plus tard ? Voilà pour la forme. Sont abordés aussi les similitudes thématiques, s’emparant du même ressenti et les déclinant avec une force comparable comme leurs deux visions du malheur : la Porte de l’Enfer (1880) pour l’aîné et Guernica (1937) pour son cadet.
Auguste Rodin, Le Penseur 1880 © musée Rodin – photo Hervé Lewandowski
Mais que sait-on vraiment des rapports qu’entretinrent ces deux géants qui ne se rencontrèrent jamais semble-t-il ? Daix affirme que l’espagnol découvrit l’art de Rodin à la rétrospective organisée à côté de l’Exposition universelle de 1900, et qu’il en fut admiratif. Pour exemple, afin illustrer l’article d’un ami paru dans El Liberal, un journal barcelonais relatant cette exposition, Picasso l’illustrera d’un dessin reprenant Le Buste de Dalou (1903) de Rodin. On peut aussi avancer que les deux premières sculptures connues de Picasso (Le Chanteur aveugle et le Picador au nez cassé) datant toutes deux du tout début du XXe siècle sont d’évidence redevables à Rodin. Une influence que l’on retrouve aussi, en 1905, dans deux autres sculptures, à savoir Le Fou et le Buste d’Alice.
Et Daix d’avancer que si l’œuvre sculptée de Picasso est moins connue, il a été « au moins aussi grand sculpteur que peintre ». Il faudra toutefois attendre 1944 – Picasso a alors… 63 ans ! – pour que commence à se soulever le voile occultant cette facette de l’espagnol. En 1943, soit cinq ans avant la parution du célèbre ouvrage de Brassaï commandité par Kahnweiler, le marchand de Picasso, paraît à Rome un minuscule opuscule d’une trentaine de pages, signé du peintre Enrico Prampolini, sous le titre de Picasso scultore illustré de quelques reproductions et agrémenté d’un portrait de Picasso par le dit Prampolini ! Et enfin 1966 avec l’exposition fleuve du Grand Palais pour voir sortir de l’atelier des œuvres sculptées ! Une dernière raison, s’il en fallait une, de justifier cette exposition.
Eros est de la partie
Les deux expositions ne laissent aucune de leurs facettes et thèmes dans l’ombre. À commencer, naturellement, leur relation au corps et à l‘érotisme cultivés par les deux. Une thématique transversale qui irrigue toute leur œuvre. On découvre là un aspect un peu moins connu de l’art de Rodin, celui du Rodin dessinateur alors qu’au contraire Picasso est beaucoup moins sculpteur sur cette thématique. Exemple qui illustre parfaitement un sujet partagé : le très connu Baiser de Rodin, un monument de tendresse sculpté dans un marbre immaculé tandis que Picasso exprime là toute son impétuosité ibérique dans une version peinte, plus fougueuse, pleine d’une passion sans retenue. Souvent les deux hommes se rejoignent dans une vision très naturaliste, sans ambigüité, de nus souvent lascifs et aussi très fortement sexués. Une absence d’ambigüité que l’on retrouve de même chez les viennois Schiele et autre Klimt, leurs contemporains.
Et enfin ces techniques qu’ils partagent. Celle du no finito qui fit demander par le grand sculpteur face aux critiques de son temps « Et les cathédrales sont-elles finies ? ». Ce qui appela la réponse et l’interrogation de son cadet : « Terminer une œuvre ? Achever un tableau ? ». On le voit les deux étaient en ligne comme avec cette technique de l’empreinte – moulage de drapé par exemple – qui fit tempêter les contemporains de Rodin et que l’on retrouve d’évidence dans quelques œuvres de Picasso. Pour exemple chez Rodin, une partie sculptée semble s’extraire d’une gangue, d’un bloc de marbre brut comme dans ce Portrait de Pierre Puvis de Chavannes (1891-1913), démarche que l’on retrouve chez le Picasso du Buste de femme (1931) dont les seins du modèle sont laissés en l’état émergeant d’un socle de ciment encore brut. Et sans oublier naturellement cette œuvre iconique du Picasso peintre de 1914, Le Peintre et son modèle dans laquelle seul le modèle et son décor propre est « peint », tout le reste restant en l’état d’épure.
Pour aller plus loin
Le riche catalogue revient aussi sur les à-côtés de leur œuvre comme avec ce chapitre sur leur musée respectif, un autre nous faisant découvrir leur atelier : celui de Meudon pour Rodin et de l’éphémère Boisgeloup de Picasso, documenté si bien par Brassaï lors d’une visite dans les années 30. On en apprend aussi sur cette passion commune pour la collection, sur leur interprétation de la figue de Balzac, une sculpture emblématique de Rodin (que l’on peut admirer sur le terre-plein du boulevard Raspail à Paris) et des digressions autour du portrait par un Picasso illustrant, entre autres, Le Chef d’œuvre inconnu et ahanant à son habitude sur le portrait du père de La Comédie humaine. Tous ces chapitres et d’autres sont répartis entre les deux musées.
Comme toujours, ce que ne nous dit pas l’exposition, c’est-à-dire tout le cheminement intellectuel de ces deux grands artistes dans l’appréhension de leur art, leur temps et leur démarche est à retrouver dans l’épais catalogue qui nous décortique et explique tout cela avec moult détails et études, démonstrations et explications. C’est en cela, pour qui veut aller au-delà du simple regard que l’on pose sur les œuvres et mêmes si celles-ci sont accompagnées de cartels et panneaux souvent chiches en explications ou décryptages, que le catalogue est toujours des plus indispensables. Surtout ici pour bien prendre en considération l’importance que ces deux hommes ont apporté à l’art de notre temps. Plus que jamais, l’écrit est indissociable de l’image.
Auguste Rodin, Etude pour Iris 1890-1891© musée Rodin – photo Hervé Lewandowski
Exposition Picasso-Rodin à voir jusqu’au 2 janvier 2021
Musée Rodin, 77 rue de Varennes (7e)
Tous les jours sauf le lundi de 10h à 17h45.
Métro : Varenne (ligne 13) ou Invalides (ligne 13, ligne 8)
RER : Invalides (ligne C)
Bus : 69, 82, 87, 92
Site de l’exposition : musee-rodin : exposition picasso-rodin
Musée Picasso, 5 rue de Thorigny (3e).
Du mardi au vendredi : 10h30 – 18h Samedis, dimanches et Jours fériés (sauf les lundis) : 9h30 -18h00.
Accès :
Métro : ligne 8 stations Saint-Sébastien-Froissart ou Chemin Vert
Bus : 20 : Saint-Claude ou Saint-Gilles Chemin Vert, 29 : Rue Vieille Du Temple, 65 : Rue Vieille Du Temple, 75 : Archives – Rambuteau, 69 : Rue Vieille du Temple – Mairie 4e et 96 : Bretagne
Site du musée : musee picasso-rodin
Catalogue
Picasso-Rodin, sous la direction deCatherine Chevillot, Véronique Mattiussi et Virginie Perdrisot-CassanEditions Gallimard /Musée national Picasso /Musée Rodin. 424 p. 300 ill. 45 €