La vague actuelle, semblant s’apercevoir que l’art au féminin existe bien, et qu’il fut longtemps occulté, nous permet, au travers de deux expositions, de le révéler dans son ampleur et sa grandeur. L’une, au musée du Luxembourg, nous dévoile les arcanes et nous révèlent les noms de l’art au féminin des XVIIIe et XIXe siècle. Si la figure tutélaire d’Élisabeth Vigée Le Brun est connue on nous offre à découvrir d’autres figures longtemps ignorées. Le Centre Pompidou, lui, nous convie à une déambulation autour de 500 œuvres dues aux plasticiennes de l’art abstrait, du début du XXe siècle, époque de sa création, aux années quatre-vingts. Une exposition majeure qui recentre le débat et permet, enfin, de compléter cette histoire.
Posté le 17 juin 2021
Décidément cette vague déferlante mettant enfin en avant l’apport des femmes dans beaucoup de domaines signe bien notre temps. Rattrapage, mauvaise conscience, marketing, culpabilité ? Somme toute peu importe, mais les institutions, mais pas qu’elles, s’aperçoivent soudain que, comme disait le Grand Timonier, « Les femmes sont la moitié du ciel ». Alors suite à cette évidente constatation, on a vu fleurir bon nombre de livres, expositions, colloques, débats et même une vente chez Christie’s dont le dénominateur commun est que cet inventaire à la Prévert a pour origine des femmes artistes, peintres, créatrices de mode, photographes, etc. !
Des manifestations dans lesquelles on semble s’apercevoir enfin de la place, non pas qu’elles méritent par leur genre, mais qu’elles occupent d’évidence depuis longtemps par leur talent et leur créativité. En ce qui nous concerne après avoir relaté l’édition dans la collection d’un triple volume (parue dans la collection Photo Poche) consacré aux femmes photographes (voir notre article) et d’un dictionnaire sur le même thème (Éditions Textuel), c’est aujourd’hui qu’on semble les (re)découvrir aussi en art plastique. La perplexité nous dicte toutefois d’avancer que « mieux vaut tard que jamais ». Tard, est bien le mot…
Deux expositions les mettent en exergue. Au Musée du Luxembourg, on vient nous parler des femmes qui « osèrent » au XVIIIe et XIXe siècle s’aventurer dans la galaxie des hommes, la palette en main. Et au centre Pompidou, on fait le bilan de leur apport dans cette révolution du XXe siècle qu’est l’abstraction.
Vue in-situ de l’exposition Peintres femmes, 1780-1830 au Musée du Luxembourg © Ph.: D.R.
Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), Marie-Antoinette en robe de mousseline, 1783 © Kronberg, Hessische Hausstiftung, Allemagne

Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), Autoportrait de l'artiste peignant le portrait d'Elisaveta Alexeevna, 1800 © Musée de l'Ermitage, Saint Petersbourg, Russie

Catherine Pajou (1766-1828), Medemoiselles Duval, début XIXe siècle © Musée du Louvre, Département des peintures, Paris

Marie-Gabrielle Capet (1761-1818), Scène d'atelier ou L'Atelier de madame Vincent, 1808 © Neue Pinakothek, Munich, Allemagne

Marie-Victoire Lemoine (1754-1820), Femme et Cupidon, 1792 © Musée de l'Ermitage, Saint Petersbourg, Russie

Angélique Mongez née Levol (1775-1855), Mars et Vénus, 1841 © Musée d'Angers, France

Peintres femmes, 1780-1830. Naissance d’un combat
Si Élisabeth Vigée Le Brun reste la figure la plus connue des femmes peintres des XVIIe et XVIIIe siècle avec Artemisia Lomi Gentileschi, elle est la pointe émergée d’un iceberg, quand l’époque n’y voyait qu’un glaçon tant il est vrai que ces siècles ne se prêtèrent nullement à la reconnaissance et l’éclosion des talents féminins. Et on n’ose penser au nombre de vocations étouffées, de frustrations et autres interdictions dont furent les victimes ces femmes qui avec talent durent se contenter d’en faire un passe-temps plutôt qu’un métier. Être femme et artiste alors était impensable et mal vu et mal venu tant les hommes, régnant en maître sur cette corporation, descendants de la fameuse Guilde de Saint Luc, n’admettaient pas – ou très difficilement – en son sein des femmes. Cet état de fait et d’esprit survivra jusqu’au XIXe siècle.
Avec pour exemple la peintre Rosa Bonheur (1822-1899), dont Théophile Gautier croyant s’émanciper dira d’elle : « Avec elle, il n’y a pas besoin de galanterie ; elle fait de l’art sérieusement, et on peut la traiter en homme. La peinture n’est pas pour elle une variété de broderie au petit point. » et qui eut besoin d’une « permission de travestissement » pour simplement enfiler un pantalon et une blouse sûrement plus commode pour peindre ses grandes œuvres !
Si l’on ajoute à cet état de fait que les femmes peintres avaient interdiction de peindre des nus et devaient rester en delà de la peinture d’Histoire, on comprend mieux leur « empêchement » à faire carrière. Sans oublier les pressions familiales, la « vocation » d’une femme alors était d’être des épouses et des mères quand ce n’était pas simplement des domestiques. D’une manière un peu lapidaire, on citera cette affirmation de Gustave Moreau qui déclarait bien haut : « L’intrusion sérieuse de la femme dans l’art serait un désastre sans remède » ! Restait encore un bon bout de chemin à faire…
Pourtant quelques très rares voix s’élevèrent alors pour tenter de les reconnaître comme Charles Villette qui écrivait dès la fin du XVIIIe siècle : « Lorsqu’on considère les talents admirables des Guiard et des Le Brun (Il fait allusion là à Élisabeth Vigée-Le Brun et à sa fille Julie, peintre elle aussi ndlr), on serait tenté de se demander pourquoi nos législateurs, dans leurs nombreux décrets, ont compté pour rien les femmes ».
L’exposition nous présente une cinquantaine d’œuvres qui révèlent bon nombre de ces femmes peintres, pour la plupart inconnues. La période présentée s’échelonne entre le siècle dit des Lumières jusqu’au contreforts de l’Impressionnisme, dans une approche historique qui débute avec ce « coup de théâtre » de la réception à l’Académie royale de peinture d’Elisabeth Vigée-Lebrun (une reconnaissance justifiée mais le fait qu’elle
Rosalie Caron (1791-1860), Mathilde surprise dans le jardin de Damiette par Malek-Adhel, 1817 © Musée du monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse, France
soit aussi la peintre préférée de Marie-Antoinette a dû sûrement peser dans la décision) et Adélaïde Labille-Guiard en 1783. Vient ensuite les noms les plus souvent cités de Marie-Guillemine Benoît (et son célèbre Portrait d’une négresse, titre original), Angélique Mongez pour ces grandes machines historiques dans le goût de David, Marguerite Gérard qui a survécu stylistiquement au goût Rococo et à la renommée de Fragonard, dont elle fut l’élève puis la collaboratrice ou bien encore Constance Mayer dont le suicide semble l’avoir sauvée de l’oubli davantage puisque de son vivant, son œuvre fût souvent réattribuée à Prud’hon, son compagnon de vie et d’atelier.
Or, si on se plaît à rapporter souvent cet épisode tragique, c’est qu’il offre une explication commode à l’ « absence des femmes » et une occasion de s’en indigner pour ne pas pousser plus loin l’analyse historique de la période. Ou enfin, Marie-Gabrielle Capet qui, pour bien appuyer son propos, peint une Scène d’atelier représentant Adélaïde Labille-Guiard exécutant le portrait d’un homme !
La problèmatique vient aussi du fait que leur statut de « femme » était alors très souvent mis en avant, à l’instar de celui de leur art, leur talent ou leur propos. Une vision par trop subjective qui a nui à la perception de leurs œuvres. Une notion souvent reprise en mise en avant par les observateurs du temps : critiques, collectionneurs et observateurs de tous poils. La visite ici nous fait heureusement oublier en partie – du moins dans l’appréciation de ce que l’on nous montre – ce regard pour simplement mettre en avant leur place indéniable et leur talent dans la grande histoire de l’art.
Vue in-situ de l’exposition Elles font l’abstraction au centre Pompidou. Sur le mur du fond Sonia Delaunay-Terk, Prismes électriques, 1914 © Ph.: D.R. / Centre Pompidou, musée national d’art moderne.
Lioubov Sergueïevna Popova (1889-1924) Architectonic, vers 1917 © © Museum of Modern Art, New York

Elaine De Kooning (1918-1989) , Black Mountain #16, 1948 © Coll. part. New York

Atsuko Tanaka (1932-2005), Denkifutu, 1956/1999 © Centre Pompidou, musée national d'Art moderne

Alma Woodsey Thomas (1891-1978) Iris, Tulips, Jonquils and Crocuses, 1969 ©The National Museum of Women in the Arts, Washington

Shirley Jaffe (1923-2016), Which in the world, 1957 © Centre Pompidou, musée national d'Art moderne

Joan Mitchell (1925-1992) Mephisto, 1958 © Centre Pompidou, musée national d'Art moderne

Elles font l’abstraction
Au centre Pompidou on vient nous raconter, une histoire qui naît plus d’un demi-siècle après lorsque le XXe siècle entame cette révolution qui va marquer l’ère moderne : la naissance et l’essor de l’abstraction et de ces femmes artistes qui contribuèrent à son essor. Au travers de cette reconnaissance un brin tardive, de cette mise en avant de l’abstraction au féminin, tous les domaines du genre sont abordés ; plastique, militant, féministe, politique et dans tous les domaines, puisqu’ici on nous parle art plastique, danse, photographie, film et arts décoratifs. Avec toutefois une différence avec les artistes femmes des siècle précédents : leur reconnaissance semble être plus évidente même si, et l’on s’en aperçoit ici au travers des 500 œuvres exposées dues à plus de 110 artistes, que leurs noms ne sont pas dans tous les esprits. Pour preuve cette citation lue ici en exergue de l’exposition, citation due à Hans Hofmann, un artiste américain, dans les années 1950 en guise de compliment : « Cette peinture est tellement réussie que vous n’imagineriez jamais qu’elle a été faite par une femme ». Certains clichés ont la vie dure !
En cela cette indispensable exposition historique permet enfin de nous dévoiler toute l’importance de la galaxie artistique féminine. Et si bon nombre de noms aujourd’hui ici exposés sont considérés et reconnus par tous de Sonia Delaunay à Joana Vasconcelos, en passant par Sophie Taeuber, Natalia Gontcharov, Barbara Hepworth, Lee Krasner (souvent considérée qu’à l’aune de l’épouse de Pollock, tout comme Elaine de Kooning à celle de son mari Willem de Kooning), Joan Mitchell, Helen Frankenthaler, Viera da Silva, Aurélie Nemours, Magdalena Abakanowicz, Louise Bourgeois, Judith Reigl , Vera Molnar et Etel Adnan pour ne citer que les plus connues, bon nombre d’entre elles peinent encore à s’extraire de l’ombre, sans, en cela, poser de jugement critique ou de valeur. Des notions qui n’ont pas à exister en art depuis le coup de pied dans la fourmilière des Duchamp et de tous ceux qui ouvrirent le siècle par leur radicalité et leur liberté.
Si l’on a tendance historiquement à dater l’émergence de l’abstraction par la fameuse aquarelle de Kandinsky datée de 1910, cette histoire, les commissaires de l’exposition – Christine Macel et Karolina Lewandowska – reculent la borne aux années 1860 avec la redécouverte de l’œuvre de Georgiana Houghton, bouleversant, selon elles, la chronologie des origines de l’abstraction à partir de ses racines spiritualistes.
L’exposition, un brin labyrintique, se déroule chronologiquement, s’ouvrant, après un rappel du symbolisme sacré sur les
Etel Adnan (née en 1925), Sans titre, vers 1965 © LaM, Lille Métropole Musée d’art moderne
premières avant-gardes dans la foulée du néoplasticisme et de l’art concret pour ensuite passer en revue tant les écoles (avant-garde russe, Bauhaus, Abstraction-Création, Expressionisme, etc.) que les pays et leurs artistes dominants comme émergents.
Le parti pris ici de la scénographie peut être des plus déroutants si on ne suit pas rigoureusement le parcours imposé ; parcours valable pour ceux qui veulent une vraie vision évolutive, ou structurée, de cette histoire. Pour les autres, on se laissera porter par une déambulation, à se perdre aussi, à découvrir derrière un panneau une autre enfilade de salles, de s’étonner d‘être déjà passé là, de revenir, une découverte en nourrissant une autre en un tourbillon des plus enivrants.
Il faut d’évidence se plonger dans le catalogue pour remettre un semblant d’ordre à tout cela. Mais ne pas voir dans cette remarque une critique. Bien au contraire les deux heures (au minimum…) passées dans l’exposition donnent à la sortie une sorte d’ivresse comme pris dans un maelström de création.
Pour les plus curieux, on ira aussi voir du côté de l’ouvrage de Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici, Femmes Artistes / Artistes Femmes, (Édition Hazan 2007), une mine d’or sur le sujet.
PEINTRES FEMMES, 1780-1830. NAISSANCE D’UN COMBAT
Exposition à visiter au Musée du Luxembourg jusqu’au 25 juillet 2021.
Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard (6e).
Ouvert du lundi au dimanche de 10h30 à 19h, nocturne le lundi jusqu’à 22h.
Accès :
RER : ligne B, arrêt Luxembourg (sortie Jardin du Luxembourg)
Métro : ligne 4, arrêt Saint Sulpice ; ligne 10, arrêt Mabillon ; ligne 12, arrêt Rennes
Bus : lignes 58, 84, 89, arrêt Musée du Luxembourg ; lignes 63, 70, 86, 96 arrêt Église Saint Sulpice
Catalogue
Éditions de la Rmn – Grand Palais, Paris 2021, 208 pages, 150 ill., 40 €
ELLES FONT L’ABSTRACTION
Exposition à visiter au Centre Pompidou jusqu’au 23 août 2021.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75