Une exposition au Musée Maillol revient sur la carrière de celui considéré à juste titre comme l’un des plus grands dessinateurs de bandes dessinées. Créateur, avec son complice René Goscinny, des personnages d’Oumpah-Pah, de Tanguy et Laverdure et surtout d’Astérix, cette exposition nous permet de survoler l’entièreté de son œuvre et de découvrir un corpus qui a couvert tous les genres du 9ème art.
Exposition « Uderzo, Comme une potion magique » à visiter au musée Maillol jusqu’au 30 septembre 2021.
Posté le 12 juillet
Astérix sous toutes ses formes. Évolution du personnage de sa création à nos jours © Uderzo-Goscinny © Editions Albert-René 2021
Paul Becker, Troglodyte d’Altkirch, 1950, dessin réalisé pour France-Dimanche n°181 © Albert Uderzo

Illustration pour « Capitaine Marvel Junior », 1950 © Albert Uderzo

Dessin d’illustration pour la publication de l’aventure de « Marco Polo » dans La Libre Junior, no 14, 2 avril 1953 © Albert Uderzo

Oumpah-Pah, 1958. Étude de personnage pour la seconde version © Uderzo-Goscinny / Editions Albert-René 2021

Le tour de Gaule d’Astérix, 1965 Gouache de la couverture © Uderzo-Goscinny / Editions Albert-René 2021

Tanguy - Les pirates du ciel. Planche 2 prépubliée dans le journal Pilote en 1965 © Uderzo-Goscinny / Dargaud 2021

L’époque, et surtout le marché de l’art, ont-ils déporté notre regard et font de ceux qui furent longtemps considéré comme de simples – mais doués et talentueux souvent – illustrateurs, des artistes à part entière, les amalgamant à la grande histoire ? Voulant ainsi considérer leur « art » (le 9ème …) comme l’égal des autres ? On peut discourir longtemps de cet état de fait comme autrefois on se disputait entre les anciens et les modernes. Reconnaissons que si leur dextérité, leur créativité, leur imagination se revèlent souvent et effectivement comme une forme d’art, le marché leur a donné une visibilité qui, pendant longtemps, n’avaient grâce qu’aux yeux de leurs lecteurs assidus.
Je parle là de la forme, tant le fond, l’histoire, le scénario, le message sont, pour certains, assimilables à de la fiction pure. Le dessin n’étant alors qu’un support narratif et ne parle-t-on pas aujourd’hui, pour certains, de « roman graphique » et plus de bande dessinée. C’est là un autre domaine et un autre état de ce média.
L’étonnement et l’admiration portent sur la dextérité et la mise en image de ceux qui manient avec « art », leur crayon et leur pinceau pour nous conter des histoires qui ont l’aventure, le comique, le mystère, l’étrange ou le fantastique comme véritable ressort créatif.
Il est un autre aspect à ne pas négliger, et qui apporte de l’eau au moulin accréditant le fait qu’entre le 3ème et le 9ème art, il y a un fossé : c’est que souvent, sur de grandes licences, et après la disparition de leur créateur, les personnages et leurs aventures (Astérix, Black & Mortimer, Buck Danny, Spirou et Fantasio et de nombreux autres) sont repris par d’autres dans une sorte de continuum « artistique » qui n’a comme autre raison que de vendre des albums en s’appuyant sur leur renommée.
Seul Hergé a su intelligemment mettre, de son vivant le holà, à cette pratique « sarcophageant » son personnage, sans toutefois le fossiliser et empêchant ainsi qu’il soit galvaudé comme arrivé à tant d’autres (Spirou en particulier !). Imaginerait-on (re)faire et vendre des Picasso ou des Miró après le décès de ces grands créateurs ?
Pour preuve aussi, longtemps leurs planches ne valaient guère plus que le prix d’un bon dessin et quelques collectionneurs (aujourd’hui riches pour certains) n’avaient aucun mal à les acquérir. Et les imprimeurs à souvent les reléguer, voir les jeter, une fois les albums imprimés. Seuls quelques dessinateurs les gardaient jalousement (comme Hergé) voire les offraient ou les vendaient (peu cher) à des admirateurs. Imaginons, dans les années trente, le regard que l’on pouvait avoir sur Tintin et même dans les sixties sur Astérix ? Et pourtant aujourd’hui, en salle des ventes, leurs œuvres flirtent avec des niveaux qui les mettent à égalité avec les grands noms de la peinture et du dessin. Pour exemple ce petit dessin de la couverture du Lotus Bleu des aventures de Tintin qui s’est arraché à plus de 3 millions d’euros en janvier de cette année ! Ce marché, celui de « l’art », chamboule les valeurs et en vient à confondre souvent dextérité et art. Ce n’est pas parce qu’on dessine bien une pomme que l’on est l’équivalent d’un Cézanne…
Un crayon virtuose
Cela dit, prenons le cas d’Uderzo dont la génération des « baby-boomers » a tété le lait et auquel le Musée Maillol consacre une exposition. « Papa » d’Astérix avec son complice Goscinny (auquel le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme a consacré une exposition en 2017), il a fait des aventures de ce fier et
Astérix le Gaulois, 1961, Encre de Chine réalisée pour la couverture de l’album © Uderzo-Goscinny / Editions Albert-René 2021
hilarant petit gaulois, qui contient en lui tous les clichés admis et quelquefois éculés sur les habitants de notre pays, un symbole. Il est mis en scène – avec son complice et faire-valoir Obélix – dans des aventures qui, sous la plume du très talentueux Goscinny, mêlent la petite histoire de la conquête de la Gaule à des problématiques de notre époque. Le tout habillé de dialogues savoureux. On voit là que l’on rentre déjà dans une lecture plus intéressante de ces aventures que le simple fait de voir alignés des gags et des situations très souvent très bien amenés… dans la période Goscinny du moins, car les derniers albums, de ce point de vue, sont d’une affligeante platitude.
Consacrer à Uderzo une exposition est une bonne chose en soit, tant il faut reconnaître que son « coup de crayon » est sûrement l’un des plus virtuoses qui soit et qu’associer à la verve et l’imagination de son complice Goscinny, les aventures de leur gaulois sont parmi les albums novateurs de cette époque. Pour preuve : leurs ventes dans un grand nombre de pays et la création de quelques films à succès.
Les aventures de Clopinard. L’ancêtre d’Astérix ? Couverture en couleurs réalisée pour la publication aux Éditions du Chêne, 1946 © Uderzo-Goscinny / Editions Albert-René 2021
Un véritable don
Né en avril 1927 en France (et décédé en mars 2020), d’une famille italienne réfugiée fuyant le fascisme alors installé en Italie, le petit Albert Uderzo est daltonien et présente une polydactylie (il a 6 doigts à chaque main) qui sera vite opérée. Son enfance le voit trimballé de la Marne où il naît à Clichy-sous-Bois avant que la famille emménage définitivement à Paris, rue de Montreuil. Le père luthier verrait bien son rejeton épouser le même métier tandis que son grand frère opte pour la mécanique. Très tôt la muse le titille, il remplit ses cahiers de croquis souvent réalistes pour illustrer ses cours. Il passe plus tard la guerre en Bretagne comme réfugié pour échapper au STO. Là il affine son « art » et s’essaie même à la peinture de paysages comme le présente l’exposition.
Mais surtout il imagine sa première bande dessinée en 1941 : Les Aventures de Stupid suivi des aventures d’un certain Pitounet. Revenu à Paris à la fin du conflit et au vu de cet
évident don, son frère le pousse à proposer ses services à un éditeur parisien, la SPE qui publie des strips comme Bibi Fricotin ou Fillette. Il restera là un an, le temps d’apprendre les bases du métier : mise en page, typographie, couleurs… Puis les choses s’emballent. Un éditeur lui confie un personnage à défendre, Flamberge, gentilhomme gascon, qui est sa vraie première incursion dans le domaine dans lequel il va devenir un maître, la bande dessinée. Période féconde dans laquelle bon nombre de personnages – créés ou repris – passent sous son crayon. Des personnages et scènes humoristiques comme réalistes et même, à la demande d’un éditeur belge, il réalise quelques aventures d’un certain Capitaine Marvel suite au rachat d’une licence américaine.
Avec une dextérité qui s’affine de plus en plus, il créé et propose une pléthore de personnage qui voient, ou non, le jour (Clopinard, Zarman l’homme macaque (!), Arys Buck, le Prince Rollin, Belloy, etc.).
Une rencontre d’importance
Le service militaire le cueille en 1948 et il échappera aux corvées tant militaires qu’administratives grâce à ce don vite repéré par ses supérieurs. La création d’une affiche pour son régiment le voit poser le fusil pour reprendre le crayon. De retour à la vie civile, il reprend le collier et enchaîne travaux de commande pour magazines grand public et planches de bandes dessinées pour une certaine World Press Agency qui travaille entre autres pour l’éditeur belge Dupuis.
Là, en 1951, il va faire une rencontre qui va changer sa vie : celle de René Goscinny de retour des États-Unis. Ce dernier, s’il n’est pas un as du crayon, il est par contre un sacré scénariste et pas un l’égal à imaginer des histoires ! On lui doit, entre autres, quelques albums de Lucky Luke avec Morris ou Le Petit Nicolas avec Sempé. Ensemble, ils collaborent sur des histoires un peu oubliées aujourd’hui, dans une veine comique, caricaturale mais aussi réaliste comme ces aventures de Marco Polo parues en 1953 dans le supplément jeunesse de La Libre Belgique.
Là, Goscinny et Uderzo vont travailler de concert sur certaines commandes dont une du Journal de Tintin en 1958. Voulant apporter au journal un peu d’humour dans cet hebdomadaire voué au talent d’Hergé, le duo va ressortir de leur carton un personnage, le premier qu’ils ont créé ensemble en 1951, d’un indien nommé Oumpah-Pah. Après avoir tenté d’imposer ce personnage aux États-Unis sans succès, le projet est rangé dans les cartons. Il est ressorti en 1958 à la demande du Journal de Tintin.
Nos deux compères imaginent le faire évoluer au XVIIIe siècle dans une colonie française du Nouveau Monde et se frotter aux colons d’alors dans une uchronie jouant sur le choc de deux civilisations. L’indien nouant une amitié avec un gentilhomme un peu dérouté du nom de Hubert de la Pâte Feuilletée, surnommé « double scalp » à cause de sa perruque. On imagine tout ce qui peut découler d’une telle idée ! Le succès est au rendez-vous et, dès lors, le duo, va aller de succès en succès.
Oumpah-Pah, 1958. Etude de personnage pour la seconde version, publiée dans le journal Tintin à partir du n°505 © Uderzo-Goscinny / Editions Albert-René 2021
Ix… ix… ix… Astérix !
Nous sommes en 1959. Le magazine Pilote fraîchement lancé, sur l’impulsion de Radio-Luxembourg, voit intégrer une partie de l’équipe de World Press Agency dans l’aventure et notre duo créer un petit personnage, un gaulois, qui va vite devenir non seulement l’emblème de ce magazine pour ados (chargé de concurrencer les trois poids lourds de cette presse jeunesse : le Journal de Spirou, de Tintin et de Mickey) mais la star des cours de récréation… Mais pas seulement ! Le gaulois intéresse même et surtout les plus âgés. Les gags, les clins d’œil, les emprunts à l’histoire de l’antiquité mais aussi de problématiques plus actuelles débordent largement le cadre de la simple bande dessinée. Astérix devient la coqueluche des baby-boomers nourris au lait de la ligne claire, chère à Hergé et à quelques héros américains.
La création d’Astérix arrive lorsque le tout jeune magazine se cherche un héros. Nos deux amis pensent dans un premier temps à des histoires tournant autour du Roman de Renard déjà « utilisé » par ailleurs ! Le temps presse, le premier numéro de Pilote ! doit sortir dans dix semaines à peine. Réunis, les deux amis se creusent la cervelle et Goscinny s’amusant à décliner des noms en « ix », l’idée naît de créer un gaulois comme héros, dans la Gaule occupée par les légions de César… Occupée ? Oui mais pas toute…
Uderzo se met à la planche pour donner naissance au personnage. Il pense d’abord et tout naturellement, comme pour tout héros, le faire grand et fort… « René m’a demandé de faire exactement le contraire. Je lui ai donc raccourci les jambes et arrondi le nez. Le regard devait être malin. Mais je suis têtu, c’est ce que l’on dit de moi, alors j’ai dessiné dès la première aventure un autre Gaulois, beaucoup plus grand et baraqué qu’Astérix. C’est devenu le personnage que l’on connaît, notre bon Obélix. Le chien est arrivé longtemps après sans idée fixe d’ailleurs, si je puis me permettre. C’était pour moi un running-gag ».
Albert Uderzo (à gauche) et René Goscinny (à droite) en 1967. Une complicité et une amitié jamais démenties © Uderzo-Goscinny / Editions Albert-René 2021 pour les personnages / Ph.: D.R.
(Parfois) le sérieux sous le comique
La silhouette de nos deux gaulois évoluera au fil des albums, du premier tout fin, presque enfantin, il va devenir d’album en album non seulement un fier guerrier, mais aussi ce personnage déterminé et sage nanti des trais auxquels nous aimons nous identifier : hâbleur, certes, mais tenace, libertaire, drôle mais un brin anar, sous le crayon magique d’un dessinateur « capable de rendre crédible et vivante une pieuvre enfermée dans un bocal ».
Et n’oublions pas la kyrielle de personnages qui apparaissent au fil des albums dont bon nombre, récurrents, sont une véritable mine de « caractères » avec chacun leur personnalité et qui forcent l’admiration quant au pouvoir créatif du dessinateur. Sans oublier les caricatures de personnages connus qui, comme des « guest stars », sont appelés pour une simple panouille.
Les thèmes abordés dans les albums sont naturellement souvent à décrypter. Ils peuvent être simplement de gentilles caricatures d’autres peuples avec leur travers comme leurs
qualités (Astérix chez les Bretons, les Belges, les Helvètes…) avec, en acmé, cet Astérix en Corse qui concentre tous les clichés et stéréotypes sur les habitants de l’île de Beauté. Mais le duo aborde avec leur imagination et leur malice d’autres thèmes plus sérieux, plus existentiels voir sociaux.
On citera le bétonnage à outrance du bord de mer dû au fait de promoteur avides (Le Domaine des Dieux), les disputes et les frondes qui divisent la société (La Zizanie), le développement du tourisme de masse (Astérix en Hispanie), la fiscalité (Astérix et le chaudron), les élections (Le Cadeau de César), la libre entreprise (Obélix et Compagnie), le féminisme (La Rose et le Glaive) voire encore la question du dopage (Astérix aux Jeux Olympiques) ou le pouvoir des charlatans sur la crédulité de certains (Le Devin). Du premier album imprimé à 6000 exemplaires, les ventes ne cessent de croître jusqu’à dépasser plus de 4 millions pour les derniers opus et ce en des dizaines de langues. Avec près de 400 millions d’albums vendus dans le monde, le petit gaulois a battu à plat de couture le reporter belge ! Pilote et le duo Goscinny et Uderzo renouvelleront le genre et donneront naissance à toute une nouvelle génération de dessinateurs qui, au cours des années 70, ne revendiqueront pas, pour certains, cette paternité évidente.
Tanguy et Laverdure, deux nouveaux héros !
Sous le crayon magique d’Uderzo, suivra une autre série devenue mythique – et qui, comme Astérix perdure encore aujourd’hui sous le crayon d’autres – Tanguy et Laverdure. Avec Charlier, un fou d’aviation au scénario et Uderzo au crayon, les aventures des deux aviateurs deviennent vite très populaires. C’est la précision de l’environnement tant militaire que technique qui fait mouche. Les deux compères se font même habiliter pour pénétrer dans la base militaire de Creil et parfois même dans celle de l’OTAN, située près de Dijon… C’est là qu’ils découvriront les fameux Mirage III C, l’avion mythique de la série… et de l’armée de l’air. Des aventures entre espionnage et trame policière qui deviendront une série télévisée en 1967 et dont les héros sur papier prendront vite les visages des deux acteurs. Jacques Santi qui campe avec sérieux Tanguy face à l’ineffable Christian Marin dans le rôle comique de Laverdure. Une « licence » forte qui, comme celle de son concurrent Buck Danny, continue sur sa lancée avec de nouvelles aventures mises au goût du jour.
Naturellement l’exposition fait la part belle aux planches originales, aux crayonnés, aux « model sheets » et autres mises en couleurs avec cette inimitable patte et cette façon de dessiner des scènes de bagarres avec des dizaines de personnages tous parfaitement lisibles et personnalisés qui font d’Uderzo sûrement l’un des plus grands de son art. On y trouve aussi, des documents, photos, mise en 3D de certains personnages dont de grands bustes à la manière de ceux des empereurs romains et, c’est le grand intérêt de l’accrochage, beaucoup de ses travaux de jeunesse et de commandes dans la période pré-Oumpah-Pah et Astérix. L’ensemble digne de porter le qualificatif d’œuvre… voire même de chef-d’œuvre et son auteur de génie.
Dessin pour la couverture de l’album L’École des aigles, 1961 © Uderzo-Goscinny / Dargaud 2021
Uderzo, comme une potion magique
Musée Maillol. 59-61, rue de Grenelle (7e)
À voir jusqu’au 30 septembre 2021
En métro : Ligne 12, station Rue du Bac
En bus : Lignes 63, 68, 69, 83, 84, 94 et 95
Ouvert de 10h30 à 18h30, tous les jours en période d’exposition temporaire. Nocturne le vendredi jusqu’à 20h30.
Site du musée : museemaillol.com
catalogue
Editions Hazan. 288 p. 270 ill. 35 €