La fascination qu’a exercé l’art de l’Égypte antique sur Giacometti tout au long de sa vie, semble avoir présidé à beaucoup de ses travaux sur le corps. Mais loin d’être un simple suiveur, le Suisse a su s’emparer de l’âme de cet art pour nous en donner sa lecture propre, actuelle et éternelle. L’Institut Giacometti nous convie à une exploration de cette facette fascinante de son travail.
Posté le 14 août 2021
Exposition « Giacometti et l’Egypte Antique » à la Fondation Giacometti jusqu’au 10 octobre 2021.
Vue in-situ de l’exposition. De gauche à droite : Alberto Giacometti, Grande femme 1958. Statue de la déesse Nephthys, 18ème dynastie. Alberto Giacometti, Femme qui marche I 1932-1936 © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti) / Adagp Paris 2021 / Musée du Louvre. Ph.: D.R.
Alberto Giacometti Buste mince sur socle (dit Aménophis) 1954 © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti) / Adagp Paris 2021

Fragment de relief : tête royale Nouvel Empire, 18è dynastie (1353 -1337 av. J.- C.) © Musée du Louvre, Ph.: : Dist. RMN-Grand Palais/Ch. Decamps

Alberto Giacometti Femme-assise 1956 © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti) / Adagp Paris 2021

Cercueil de chat, Basse Époque (664-332 av. J.-C.) © Musée du Louvre, Ph.: Dist. RMN-Grand Palais/Ch. Decamps

Alberto Giacometti Copie d’après le Scribe accroupi du Caire c. 1921 © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti) / Adagp Paris 2021

Alberto Giacometti Le Chat 1951 © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti) / Adagp Paris 2021

Comme (trop ?) souvent dans ce genre d’exposition / confrontation, on a tendance à jouer au jeu des ressemblances, de dénicher où l’exemple – souvent antérieur – révèle son influence postérieure. C’est un peu court et surtout cela n’explique rien, sinon de penser de façon lapidaire que le « suiveur » aurait benoîtement copié son inspirateur. Si cela peut s’avérer vrai pour certains, c’est aller un peu vite en besogne pour beaucoup. Les artistes, quels qu’ils soient se nourrissent toujours de l’art de leurs aînés, le tout étant d’en forger le sien à cette lumière. Il faut donc gratter, chercher, lire notices, mémoires, témoignages et catalogues pour voir que la raison n’est pas aussi simple mais est très souvent le fruit d’un (long) cheminement fait autant d’admiration que de recherches, études, tâtonnements, réflexions qui mènent souvent à atteindre un niveau autre et personnel dans l’œuvre de l’inspiré.
Les arts anciens ou premiers ont très souvent été des marches et on pourrait citer bon nombre d’exemples d’un Manet louchant sur Vélasquez, d’un Ingres inspiré par l’Antique et le Renaissance sans oublier Picasso fin observateur des arts africains.
Et donc ici dans ce magnifique hôtel Art déco abritant l’Institut Giacometti, on vient nous parler de la fascination qu’Alberto Giacometti (1901-1966) éprouva tôt pour l’art de l’Égypte antique. Fascination autant qu’inspiration, qui seront présentes toute au long de sa vie puisque qu’on en trouve des traces, dans des crayonnés en marge d’ouvrages sur la civilisation égyptienne antique dès les années 20 (copie d’après Le Scribe accroupi du Caire, 1921) et ce jusqu’aux années 60 (copie d’après la statue du roi Djéser et têtes, 1963).
Pendant toutes ces décennies il revient sans cesse sur son observation de l’art égyptien. Crayonnant en marge de livres, sur des carnets, des feuilles comme pour ne pas perdre la main ou tenter d’en comprendre les ressorts, les intentions. Comme un pianiste qui ahane sans cesse sur ses gammes avant d’attaquer le grand œuvre. Des exercices faits en parallèle à ces autres dessins, cette manière personnelle qui le signe, cette façon de regarder le monde… mais toujours revenir à cette base essentielle comme pour mieux asseoir son propos.
La démonstration est évidente à contempler les pièces mises en regard sur les sellettes et dans les vitrines, mais de penser qu’il aurait simplement repris attitudes et expressions serait s‘arrêter au début du chemin. L’attrait, l’admiration du suisse, pour l’art égyptien antique n’est pas une posture, loin de là. Et si par le passé on l’a un peu maladroitement confronté à l’art étrusque (à la défunte Pinacothèque de Paris en 2011) ici c’est autre chose, et la présentation est des plus intéressantes tant elle met l’accent sur la recherche du sculpteur à percer, semble-t-il, les ressorts et l’esprit stylistiques de l’art de cette civilisation. Et l’on retrouve effectivement ces œuvres avalisées, transformées, et repensées permettant à son travail de franchir
Alberto Giacometti, Buste d’homme assis (Lotar III) 1965 © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti) / Adagp Paris 2021
un col, pour s’épanouir dans une dimension qui lui est personnelle mais que l’on sent nourri de cette confrontation…
Des similitudes esthétiques
Cette fascination remonte aux prémices de son œuvre puisque, comme le souligne Catherine Grenier (qui préside aux destinées de la fondation), il faut noter que dès 1933, on peut noter une similitude esthétique entre sa première Femme qui marche et cette Porteuse d’offrandes du Moyen Empire (1963-1862 av. J.C.) qui, elle aussi, est dans la position d’une personne en mouvement.
Une recherche et étude d’un « mouvement statique », comme figé dans l’instant, qui se retrouveront tout au long de sa carrière avec ses homme(s) qui marche(nt), Homme qui chavire et autre Homme au doigt qui semblent pourtant jouir d’une étonnante mobilité. Mais il faut, en ce qui nous intéresse ici, nous pencher sur les ponts existants entre la statuaire égyptienne et son travail sur les positions du corps humain et du portrait.
D’entrée, le sculpteur ne semble nullement chercher à copier mais à comprendre et s’en approprier les principes qui président à la représentation du corps humain dans ses attitudes. Les grands artistes ne travaillent pas « pour la galerie », mais pour eux-mêmes, sur leurs obsessions personnelles, inventant leur propre notion sinon du beau mais d’une grammaire propre. Giacometti, en épurant au maximum les formes dans un premier temps, cherche à en percer semble-t-il les principes qui régissent physiquement le corps, ses attitudes comme ses comportements.
La statuaire égyptienne lui ouvre un champ exploratoire immense. Se lient en effet deux éléments que sont la représentation du corps dans sa vie sociale voire quotidienne, mais aussi des corps empreints de religiosité et de spiritualité, les anciens ayant, au gré de leurs recherches comme de leurs intentions (sociétales, sociales comme religieuses) beaucoup mis à contribution ce corps.
Alberto Giacometti, Buste d’homme assis (Lotar III) 1965 © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti) / Adagp Paris 2021
Les exemples abondent à l’image de ces scribes que l’on retrouve chez le suisse, par exemple dans ce Buste d’homme assis (Lotar III) ou encore cette Femme assise (1956) qui trouve son alter ego dans cette Statue d’homme assis de la 5ème dynastie.
Du corps au portrait
Et l’on peut décliner à loisir les recherches de Giacometti – surtout ses corps hiératiques et iconiques – qui, dans un registre qui est sien revient avec ses accents sur une complète relecture des positions de l’humain dans l’espace (Figure au grand socle face à la Statuette de la dame Hénen). Sans oublier cette facette importante de son art : le portrait. Il se penche autant sur les merveilleux portrait du Fayoum, ces peintures sur bois dès l’époque romaine de l’Égypte ancienne que sur les bas-reliefs comme ceux qui ornaient temples et tombeau (Tête royale d’Aménophis IV mise en regard de son Buste mince sur socle dit Aménophis IV 1954) voire cette Tête d’Isabelle (1936) et sa lourde coiffure dont le visage semble s’extraire et qui rappelle d’évidence cette Tête de princesse de la 18ème dynastie au crâne – si ce n’est une coiffure ou un couvre-chef – qui prolonge un visage d’une grande sérénité.
Ce qui tend à prouver que sa représentation du corps a non seulement transcendé les siècles mais est d’évidence une recherche de l’essence même de sa représentation universelle et intemporelle, cette « restauration des valeurs anciennes » dont parle Yves Bonnefoy dans sa monumentale biographie de
Giacometti (Flammarion 1991). Puis viendront des recherches plus métaphysiques qui hantent son art, des démons – la mort, la tristesse, la solitude, le rêve… – qui donnent à son travail cette indéfinissable et bouleversante aura qui trouve un écho profond chez ses admirateurs comme ses laudateurs. Yves Bonnefoy nous conte ainsi quelques anecdotes – dont ses bouffées de terreur – qui éclairent sur ce point l’œuvre de Giacometti et l’emmène bien au-delà des simples représentations du corps. Cette âme, puisée au loin sur les bords du Nil, rapproche, au travers des siècles, Giacometti de ses antiques confrères en une évidente communion d’esprit…
Exposition
Alberto Giacometti et l’Art de l’Égypte antique
Fondation Giacometti, 5, Rue Victor Schoelcher, 75014 Paris
À voir jusqu’au 10 octobre 2021
Accès :
Métro ligne 4 et 6 : Raspail ou Denfert-Rochereau
RER B : Denfert-Rochereau
Bus line : 38, 59, 64, 68 ou 88
Du mardi au dimanche : 10h – 18h Fermé le lundi
Site de l’exposition : fondation-giacometti.fr/
Catalogue
Alberto Giacometti et l’Art de l’Égypte antique
Co-édition Institut Giacometti / Éditions Fage. 192 p. 200 ill. 24€
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