Qu’est-ce exactement cette « École de Paris » à laquelle le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme rend hommage au travers d’une exposition ? Formée à l’aube du XXème siècle par des artistes venus d’horizons différents, mais surtout de l’est de l’Europe, poussés par le vent de l’histoire, les pogroms ou attirés par l’aura d’une ville phare, alors capitale des arts. Une communauté qui s’agrégea autour de Montmartre et Montparnasse jusqu’à ce que la Seconde guerre mondiale en sonne le glas.
Posté le 20 août 2021.
Exposition Chagall, Modigliani, Soutine… Paris pour école (1905-1940) au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme jusqu’au 31 octobre 2021.
Marc Chagall, L’atelier, 1911 © Centre Pompidou, MNAM / Ph.: Dist. RMN Grand Palais (musée Marc Chagall) / Gérard Blot / Adagp, Paris 2021
Sonia Delaunay, Philomène, 1907 © Centre Pompidou, MNAM-CCI © Pracusa S.A.

Pinchus Krémègne, La Ruche, 1916 © Collection Sandrine Pissarro / MAHJ

Simon Mondzain, La Faim, 1914 © Collection particulière / Ch. Fouin / Adagp, Paris, 2021

Marevna (Maria Vorobiev) Ma Mort et la Femme, 1917 © Genève Petit Palais / Ph.: D.R.

Amedeo Modigliani, Portrait de Dédie, 1918 © Centre Pompidou, Musée national d'Art moderne / Dist. RMN Grand Palais G. Meguerditchian

Moïse Kisling. Femme au châle polonais, 1928 © MAHJ Dépot du C. Pompidou Musée national d'Art moderne CCI / P.: D.R.

Poussés par les pogroms, la misère, balayés par le vent de l’Histoire ou simplement attirés par l’aura de Paris, capitale de la lumière et des arts, bon nombre d’artistes venus de l’Est viennent à Paris se réfugier, trouver une vie meilleure ou tenter l’aventure. Leur implantation formant, ce qui allait devenir sous le terme un peu impropre, une école. Manière lapidaire d’agréger sous cette appellation des artistes pourtant différents dans leur art mais aussi dans leur culture. Leur point commun ? Peut-être avant tout d’échapper à la misère pour beaucoup, ou en quête de reconnaissance pour d’autres. L’aspiration à une certaine liberté aussi.
Pour la plupart, ces buts furent atteints. Mais au-delà des plus célèbres – qui sont ici mis en avant comme porte-étendards de cette « école » les Modigliani, Soutine et Chagall – le terme englobe aussi de très nombreux autres, oubliés pour bon nombre, peu ou pas connus pour beaucoup et qui n’eurent pas tous l’honneur du devant de la scène.
Ce « regroupement » a posé l’interrogation de son appellation et de la définition du groupe. Un classement par nationalité n’aurait eu aucun intérêt et aucune signification sur le plan artistique, tant ils sont issus de divers pays. Si beaucoup vinrent de l’est de l’Europe, cette « école » compte aussi dans ses rangs des artistes issus du sud de l’Europe voir même d’Asie comme le japonais Foujita. Le style, la manière alors ? On pourrait dire que pour la plupart, il est difficile de leur trouver des manières ou démarches artistiques communes. Effectivement, quel lien trouver entre un Modigliani, un Chagall, un Soutine, un Foujita, un Pascin, une Marevna voire même un Picasso que beaucoup, par facilité, associent au groupe ?
Alors, prendre pour dénominateur commun celui de leur communauté ? Non seulement il est difficile de trouver parmi eux une identité spirituelle ou religieuse homogène, mais cela aurait sûrement prêté le flanc à des relents nauséabonds et des stigmatisations alors très développés dans ces années de montée des nationalismes et du rejet de « l’étranger » comme les séparer dans les expositions des artistes français ! Le tout adoubé par une police paranoïaque lorsqu’il s’agissait de trouver de supposées menées anarchistes ou autres parmi ceux qui venaient d’ailleurs. Picasso n’en fit-il pas les frais dans les premières années du siècle dernier ? Ou encore cet antisémitisme latent qui s’était répandu dans certaines sphères de la société dans la foulée des « antidreyfusards ».
Si la plupart venaient de l’Europe de l’Est et parmi lesquels de très nombreux juifs, certains venaient de plus loin mais tous s’agrégeaient en une communauté d’esprit comme de misère souvent, que l’on croisait alors à Montparnasse autour des cafés et des ateliers comme les phalanstères de La Ruche ou de la Cité Falguière tandis que d’autres choisissaient La Butte et
Amedeo Modigliani. Jeune fille à la chemise rayée, 1917 © Coll. David et Ezra Nahmad / Ph.: D.R.
sa faune bohème et festive (1). Alors, benoîtement le terme « d’école » s’imposa de lui-même, car souvent très employé pour désigner autant des périodes que des manières. Et « Paris » comme lieu commun. Bref, cela convenait parfaitement. Commode, l’Histoire s’en accommoda.
Une certaine mélancolie…
Tout l’intérêt de cette exposition de 130 œuvres et de nombreux documents est non seulement de revenir sur les figures tutélaires des grands peintres cités dans le titre, mais aussi et surtout de nous présenter une kyrielle d’autres dont beaucoup nous sont peu ou pas connus. Sauf des observateurs, collectionneurs et chercheurs qui affectionnent cette période et ces artistes à (re)découvrir d’évidence.
Et là où le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme fait œuvre didactique et attise notre curiosité est d’avoir accompagné cette première présentation d’une autre, en un indispensable volet, revenant sur tous les artistes disparus sous le joug nazi.
Dans le premier volet, en plus des « stars » sus-citées, on trouve les noms moins connus mais d’importance de Kikoïne, Pascin, Lipchitz, Marcoussis, Orloff, Kisling, Zadkine, bon nombre d’autres quelque peu oubliés comme Epstein, Feder, Halicka, Hayden, Indenbaum, Kars, Muter, Mondzain ou Weissberg. Et à regarder là leurs œuvres on pourrait peut-être leur trouver comme accent commun une certaine mélancolie, comme un spleen des temps révolus, de contrées quittées sous la contrainte… Un voile de tristesse.
Alice Halicka, Nature morte cubiste, 1915 © Troyes, musée d’Art moderne / Ph.: RMN-Grand Palais Gérard Blot
Dans un second volet, on nous convie à en découvrir de nombreux autres, disparus pendant la Shoah qui, pour beaucoup, n’eurent malheureusement pas le temps de faire un grand œuvre et/ou d’affirmer leur talent mais auxquels, ici, on rend un émouvant autant qu’intéressant hommage. Et ce, grâce au travail d’Hersh Fenster qui publia, en 1951, un ouvrage indispensable sur le sujet, « ressuscitant » ces artistes aujourd’hui, pour une grande majorité, oubliés voire inconnus.
Profondément figuratifs
Autre point commun toutefois – s’il fallait en trouver un – une propension à être et s’affirmer comme figuratifs (exception faite d’un Otto Freundlich et de très rares autres) dans une période pendant laquelle l’abstraction est l’acmé des avant-gardes. Et ce, depuis les années 10, lorsque les Kandinsky (russe), Kupka (tchèque) et autre Mondrian (néerlandais) sans oublier Delaunay-Terck (ukrainienne alors dans le giron russe) avaient jeté les bases de cette révolution et de cette grammaire nouvelle.
L’avant-garde figurative, domaine alors des Picasso, Gris et autres suiveurs firent toutefois des émules chez certains comme Alice Halicka (Nature morte cubiste, 1915), Alfred Reth (Le Restaurant Hubin 1913) ou Henri Hayden (Les trois musiciens, 1920).
Pour sujets, les peintres de l’École de Paris, documentent en général leur vie, mettent en scène leur quotidien, « portraitisent » amis et famille ou s’adonnent au paysage
souvent urbain. Pour d’autres, comme l’œcuménique Chagall ou Mané-Katz, leur art se tourne vers leurs racines, leur spiritualité et le quotidien de leur communauté.
Rattrapés par l’Histoire
Si la Première Guerre mondiale voit certains retourner dans leur pays d’origine, beaucoup s’engagent dans l’armée française ou la Légion étrangère, pour défendre leur pays d’accueil comme Dobrinsky, Kisling, Mondzain, Marcoussis, Zadkine entre autres. Artistes toujours, certains documentent la vie dans leur garnison ou celle des tranchées comme Mondzain (Pro Patria, 1916) ou Zadkine (Garde-à-vous et Le sous-officier, 1918). Ou l’évoque comme Marevna avec La mort et la femme, une œuvre glaçante de 1917.
La liberté recouvrée, les « années folles », qui suivirent, sont celles des liesses des bals, des soirées déguisées et autres fêtes dans un désir d’oublier les années sombres. Un maelström de joies, de danses – à l’image des très courues soirées du Bal Bullier – en une effervescence que Lou Albert Lasard a su rendre parfaitement avec Dancing une œuvre de ces années-là.
Cet entre-deux-guerres voit aussi un commencement de reconnaissance du travail de ces artistes. Ils trouvent auprès des galeries, des poètes comme des critiques une attention bienveillante qui vaut reconnaissance, et l’on rend compte de leurs expositions. Ils existent enfin dans un monde, qui maintenant, tend à reconnaître leur importance. Modigliani, Soutine, Krémègne, Chagall et quelques autres trouvent chez le poète, devenu un marchand d’importance, Léopold Zborowski un regard attentif et une vitrine. Quand, de son côté, le marchand Paul Guillaume permet même à Soutine de voir l’acquisition, par le grand collectionneur américain Barnes, d’une cinquantaine de ses œuvres !
La Seconde Guerre mondiale va cueillir cruellement cette communauté maintenant reconnue et intégrée. Les lois dites « juives » sous Pétain en France essaimeront ces artistes. Certains fuiront en province, se cacheront. D’autres tenteront de quitter la France aidée par le journaliste américain Varian Fry, initiateur de l’Emergency Rescue Committee. Ce « juste » aidera Chagall, Lipchitz et 2000 autres artistes, poètes, intellectuels à trouver le chemin de l’exil outre-Atlantique… Et enfin certains, comme Kisling et Kikoïne, s’engageront dans l’armée française. Mais beaucoup, fichés, traqués, arrêtés prendront la route de l’Allemagne, de la Pologne et des camps où ils disparaîtront.
Un ouvrage mémoriel
C’est cette partie tragique de l’histoire de l’École de Paris qui nous est relatée dans la deuxième partie de l’accrochage. Une histoire qui a pour base l’ouvrage de Hersh Fenster paru en 1951 (et réédité pour l’occasion par le MAHJ/Hazan). Fenster
Chaïm Soutine, Nature morte . la pipe, 1916 © Troyes, Musée d’art moderne / Ph.: RMN-Grand Palais Gérard Blot
travaillera trois ans, dès l’après-guerre, afin d’établir un recensement aussi exhaustif que possible de ces artistes dont la majorité aujourd’hui n’ont plus que cet ouvrage mémoriel pour exister. Un « livre du souvenir » qui revient sur chacun avec une biographie que l’on sent teintée de tristesse autant que de reconnaissance d’avoir été, pour beaucoup et malheureusement, des acteurs parmi d’autres de cette école qui, aujourd’hui, a sa juste place dans la grande Histoire de l’art.
(1) Pour en savoir plus sur cette « école » au quotidien, il existe pléthore d’ouvrages sur ces lieux emblématiques comme ceux dûs à Jean-Paul Crespelle, grand spécialiste de cette période parisienne : Montmartre vivant et Montparnasse vivant ainsi que La Vie Quotidienne à Montparnasse à la Grande Epoque et La Vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso. Tous parus chez Hachette.
Exposition
Chagall, Modigliani, Soutine… Paris pour école (1905-1940)
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. 71, rue du Temple (3e)
À voir jusqu’au 31 octobre 2021
Du mardi au vendredi : 11 h à 18 h et les samedi et dimanche : 10 h à 18 h
Métro : Rambuteau (lignes 1 et 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11).
Bus : 29, 38, 47, 75
RER : Châtelet-Les Halles
Site de l’exposition : www.mahj.org
Catalogue
Chagall, Modigliani, Soutine… Paris pour école (1905-1940)
Co-éditions Musée d’art et d’histoire du Judaïsme/RMN. 272 p. 250 ill. 25 €
Nos artistes martyrs par Hersh Fenster
Editions Musée d’art et d’histoire du Judaïsme/Hazan. 306 p. 280 ill. 39 €