En cette rentrée un brin bouleversée, la galerie Lelong nous présente un triple accrochage d’artistes emblématiques de la galerie. Barthélémy Toguo qui nous dévoile une immense installation à l’étage avec un nouveau regard toujours très humaniste sur l’émigration, l’errance et l’exil. Pierre Alechinsky, lui, nous présente deux séries autour de Balzac et de Jiri Kollar. Quant à Ernest Pignon, de retour d’Haïti, il nous fait partager de nouvelles œuvres, dessins et photos de collages in situ. Un travail autour de la figure de Jacques Stephen Alexis, militant indépendantiste, poète et combattant pour la liberté et aussi une évocation des deux courants spirituels qui composent Haïti : la religion chrétienne qui cohabite avec les ancestraux rites vaudous.
Posté le 30 septembre 2021.
À voir à la Galerie Lelong jusqu’au 23 octobre 2021.
Haïti 2019 © Ernest Pignon-Ernest / Courtesy Galerie Lelong / Adagp 2021
Ernest Pignon-Ernest, Haïti, le secret cheminement du sang
C’est dans l’antenne de l’avenue Matignon que l’on retrouve les dernières œuvres d’Ernest Pignon-Ernest, l’un des artistes phares de la galerie. L’aspect graphique de son travail, plastique plus exactement, fait de Pignon-Ernest sûrement le dessinateur le plus doué actuellement. Un dessin des plus classiques, mais qui se double chez lui d’un réalisme souvent sensuel (rappelons-nous sa série « Extases ») et d’une volupté incontestable du trait. On imagine bien tout l’envoûtant plaisir qu’il doit y avoir à tracer de telles œuvres. Et puis il y a un autre aspect, tout aussi important, humain, voire même militant.
Au travers de ses œuvres, Pignon-Ernest fait des choix thématiques qui ne sont pas seulement liés à leur charge graphique mais chaque sujet délivre sinon un message du moins matière à réflexion. On ne va pas revisiter ses 50 ans de carrière, mais souvenons-nous de son évocation de la Commune ou du massacre de Charonne en 1970 jusqu’à l’évocation dues ravages du sida, son collage dans le township de Soweto ou, il y a peu, son évocation de la figure du poète palestinien Mahmoud Darwich à Ramallah et, dernièrement, de la vie et des conditions d’emprisonnement à la prison de Saint-Paul à Lyon, aujourd’hui désaffectée et en passe d’être rasée, mais dans laquelle, dans les années 90, Pignon-Ernest anima des ateliers de peinture. Oui, un militant.
Et enfin la forme, celle qui lui est particulière, de coller sur des murs des sérigraphies de ses dessins et de les photographier in situ en un précurseur, non avoué, du « street-art ». Des dessins « collés » in situ dans toutes les villes du monde représentant avec réalisme des personnages emblématiques de combat ou de résistance, voire des martyres et ce dans des lieux de luttes ou de mémoire. Certains sont devenus iconiques comme son Rimbaud, son Neruda, Artaud ou Pasolini et tous interrogent les consciences.
Haïti 2019 © Ernest Pignon-Ernest / Courtesy Galerie Lelong / Adagp 2021
Haïti 2019 © Ernest Pignon-Ernest / Courtesy Galerie Lelong / Adagp 2021
Haïti 2019 © Ernest Pignon-Ernest / Courtesy Galerie Lelong / Adagp 2021
Ici on retrouve cette manière de faire, accompagnée de dessins originaux qui ont pour cadre, cette fois, Haïti, l’île meurtrie par deux tremblements de terre mais aussi et surtout par des décennies de gabegies gouvernementales, de corruption et aux mains aujourd’hui de bandes armées qui ont poussées sur la misère.
Ernest Pignon-Ernest nous raconte la genèse de son « aventure » haïtienne : « Après Saint-Malo où en 2011 j’avais dialogué en public avec Jean Rouaud, le festival Étonnants Voyageurs et Michel Le Bris, à la demande d’auteurs haïtiens, m’invitent à Port-au-Prince. Films, débats, rencontres avec des écrivains des Caraïbes. Grâce à Pascale Monnin et James Noël, je peux découvrir la ville, l’incroyable foisonnement qui y règne, les tragiques conséquences du séisme de 2010 qui perdurent, la cathédrale en ruine, la vitalité de création et le syncrétisme religieux qui imprègne tout cela.
La rencontre avec Lyonel Trouillot, d’évidentes affinités et la découverte de son œuvre, me permettent une approche de la réalité et de la poésie haïtienne, inséparables, et m’orientent vers l’oeuvre et la personnalité de Jacques Stephen Alexis (1922-1961). Je découvre la conjugaison de ses écrits et de son destin, qui font de lui de ces figures comme Mahmoud Darwich, Neruda, Pasolini qui incarnent leur temps, leur communauté, leur peuple, son histoire, ses aspirations. ».
Entouré et aidé de deux assistants, il part pour l’île meurtrie, ses rouleaux de sérigraphies sous le bras. Il investit certains quartiers comme celui proche du cimetière « on m’avait fortement déconseillé d’y aller – se souvient-il – parce que trop dangereux. Nous y sommes quand même allés, et au contraire nous avons vu les gens venir vers nous et dialoguer, expliquant notre travail, celui de sortir de l’ombre ce poète trop oublié, figure de l’indépendance qui a combattu les Américains et qui a été arrêté et torturé et assassiné »
L’autre thème de son « escapade » haïtienne : la religion, chrétienne et vaudoue qui cohabitent ici en un étonnant partage, proximité et mixité. La religion chrétienne, prônée par les occupants n’a jamais éclipsée celle, vernaculaire, qu’elle était censée remplacer mais a souvent agi comme religion de recouvrement créant même des ponts entre les deux, des personnages jouissant d’une dualité spirituelle. Ernest Pignon-Ernest a, pour parler de cette double identité spirituelle haïtienne, investi la cathédrale toujours en ruine pour y « afficher » son travail sur ce parallèle entre les deux religions majeures. Une grande œuvre, entre autres, mêlant symboliquement des croix chrétiennes à leur équivalent vaudou en une évocation donnant une idée de l’identité du peuple haïtien. D’autres dessins et esquisses, qu’il n’a eu le temps de terminer et de « coller », attendent un nouveau départ vers les murs haïtiens, ces « parois de l’oubli », comme les appelle si joliment Marie-José Mondzain.
Barthélémy Toguo. Partages
Creusant son sillon, Barthélémy Toguo, vient nous présenter ses derniers travaux : un rapprochement entre l’écrivain Edmond Jabès et le peuple Bamiléké. Depuis toujours, l’œuvre de Barthélémy Toguo tourne autour des problématiques liées à l’émigration, l’errance, l’exil, une réflexion – un combat – qu’il exprime au travers de dessins, encres et surtout de grandes installations à l’image de cet empilement de lits et de sacs ou ces immenses tampons en bois ressemblant – avec des mots les reliant au rejet de l’émigré – à ceux apposés aux frontières par les autorités. Installations présentées, entre autres, au Musée de l’histoire de l’immigration de la Porte Dorée et dans bon nombre de musées et expositions de par le monde. Pour cette rentrée, on retrouve ici l’une de ses installations coup de poing : un grand avion en bois collé au plafond, de la queue duquel sort une kyrielle de cordes semblant traîner (ou rejeter ?) un amalgame d’objets du quotidien, vélo, vêtements, valises, comestibles, ouvrages et un grand nombre de cartons fermés.
Partage II, 2020 © Barthélémy Toguo / Courtesy Galerie Lelong / Adagp 2021
Barthélémy Toguo et installation à la galerie Lelong © Ph.: D.R.
Partage VII, 2020 © Barthélémy Toguo / Courtesy Galerie Lelong / Adagp 2021
Autour de l’idée de partage, l’artiste Barthélémy Toguo effectue des rapprochements entre l’écrivain Edmond Jabès (1912-1991) (écrivain né en Égypte dans une famille juive qui s’interroge dans son œuvre sur l’exil, le déracinement) et le peuple Bamiléké, à travers leur origine africaine commune, le génocide, l’errance et l’exil. « Barthélémy Toguo, mêle une légende du peuple Bamiléké relatant la colère d’une divinité qui, à la nuit tombée, chausse de grandes chaussures et, chargée de paquets, traverse les contrées en distribuant larmes, chagrin et malheur, en guise de punition, à ceux qui ont transgressé les valeurs communes. <br>En humaniste, Barthélémy Toguo, s’approprie la légende et la réajuste à ses propres valeurs : l’écoute, le pardon, l’hospitalité et le partage. Ainsi, la colère divine devient le moteur de la générosité, et l’esprit Bamiléké, « remodelé », exerce ses errances nocturnes différemment, de manière apaisée. Il distribue alors des richesses de toute sorte pour contribuer à conduire le monde vers un meilleur destin. » Nous apprend-t-on ici.
Pierre Alechinsky présente avec Jiri Kolar, Un calendrier réanimé et Balzac, Traité des excitants modernes, ses digressions autour de textes
Dans le salon de l’étage et la librairie au rez-de-chaussée, on retrouve les travaux de Pierre Alechinsky (né en 1927) , artiste historique de la galerie. Prenant appui sur deux figures emblématiques de l’art typographique : Honoré de Balzac et Jiri Kollar, il déploie son habituelle dextérité en un art qui ne vieillit nullement et conserve son étonnante juvénilité. Jiri Kollar, est ici à son évidence : poète visuel, il « dessinait » avec une machine à écrire, comme un Apollinaire ses calligrammes, amalgamant dans son art ces deux entités qui caractérisent aussi Alechinsky que l’on connaît autant artiste plasticien qu’écrivain et poète. Deux « casquettes » qui nous rappellent qu’en tant qu’élève de l’École d’Architecture et Arts Décoratifs de La Cambre, il étudia principalement l’illustration du livre et la typographie. Sous le titre de Calendrier réanimé, Alechinsky pose son art, sur des collages de Kolar, en une partition à quatre mains dont il a l’habitude.
Ajout au Traité des excitants modernes, 2000 © Pierre Alechinsky / Courtesy Galerie Lelong & Co.
Pierre Alechinsky et Jiri Kolar Un calendrier réanimé – Avril, 1985-2013 © Pierre Alechinsky and the Estate of Jiri Kolar / Courtesy Galerie Lelong & Co.
Pierre Alechinsky Aux alentours du Traité de 1989, 2009 © Pierre Alechinsky / Courtesy Galerie Lelong & Co.
La correspondance graphique avec Balzac est moins évidente à première vue sauf à se rappeler que l’auteur de La Comédie humaine fut aussi un entrepreneur malchanceux comme libraire, puis éditeur et imprimeur ! Du grand écrivain, Alechinsky nous propose de revenir sur des œuvres ayant servies à une édition illustrée éditée en 1989 par Yves Rivière. Ce Traité des excitants modernes est un essai peu connu du père de La Comédie humaine, édité en appendice d’une nouvelle édition de la Physiologie du goût, l’œuvre maîtresse du gastronome Brillat-Savarin. Alechinsky vient y poser délicatement, comme du bout du pinceau, « un recouvrement » sur les figures de l’ouvrage, sa relecture comme un ajout personnel, une contribution, plus qu’une dissimulation. Plus que jamais, à 93 ans passés, Alechinsky reste maître de son art, de sa main et oppose toujours à la grisaille sa palette lumineuse, délicate et colorée. Un bienfait en nos temps troublés.
Galerie Lelong & Co. 13, rue de Téhéran et 38 avenue Matignon (Paris 8e)
Ouvert du mardi au vendredi de 10h30 à 18h et le samedi des 14h à 18h30
Site de la galerie : ici