Véritable icône dans son pays, les États-Unis, peu connue en France, la peintre Georgia O’Keeffe, voit le Centre Pompidou organiser sa première rétrospective chez nous. Artiste mythique autant que mystique, elle contribua par ses œuvres à ouvrir le continent américain à l’art de son temps. Une œuvre grandiose, magnifique, profondément attachée à sa vision de l’universalité. Georgia O’Keeffe, décédée à 98 ans, survole le XXe siècle. Elle forgea l’identité culturelle de son pays et grand nombre d’artistes américains lui en sont redevables.
Posté le 4 octobre 2021.
Exposition Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou de Paris jusqu’au 6 décembre 2021
Georgia O’Keeffe. My Front Yard, Summer, 1941 © Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe / Georgia O’Keeffe Museum / Adagp 2021
Georgia O'Keeffe. Evening Star No. VI, 1917 © Georgia O'Keeffe Museum / Adagp, Paris 2021

Georgia O’Keeffe, Grey, Blue and Black – Pink Circle, 1929 © Dallas Museum of Art / O’Keeffe Foundation / Adagp 2021

Georgia O'Keeffe, Oriental Poppies, 1927 © Art museum at the University of Minnesota, Minneapolis / Georgia O'Keeffe Museum / Adagp, Paris 2021

Georgia O'Keeffe, Black Hills with Cedar, 1941-1942 © HirshhornMuseum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, D.C. / Georgia O’Keeffe Museum / Adagp, Paris, 2021

Georgia O’Keeffe, SeriesI White & Blue Flower Shapes, 1919 © Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe / Georgia O'Keeffe Museum / Adagp, Paris 2021

Georgia O’Keeffe, The Shelton with Sunspots, N.Y., 1926 © Art Institute of Chicago / Georgia O’Keeffe Museum / Adagp, Paris, 2021

Autant mythique que mystique, véritable icône dans son pays, l‘artiste américaine Georgia O’Keeffe (1887-1986) est pourtant très peu connue chez nous. Pour preuve si besoin était de constater l’imperméabilité de certains artistes reconnus, voire adulés dans leur pays et quasiment inconnus ailleurs, on pourrait citer Patrick Heron en Grande Bretagne ou Richard Dienbenkorn aux États-Unis, star dans leur pays et méconnus chez nous comme bon nombre d’autres. C’est donc, dans une moindre mesure, le cas de l’artiste Georgia O’Keffe et pour réparer cet injuste et incompréhensible oubli, le Centre Pompidou nous propose la première rétrospective de son travail ici en un parcours complet de plus d’une centaine d’œuvres comprenant des peintures et dessins, associés à des photos et des documents, preuves d’un parcours et d’un engagement dans l’art de son temps.
Mais réduire Georgia O’Keeffe à son seul travail serait éclipser la femme qu’elle fut. Une femme libre, décidée, féministe, amoureuse qui mena sa vie et sa barque comme elle l’entendait avec détermination, s’émancipant des préjugés de son temps. Une icône avec deux repères qui charpentèrent son existence : Alfred Stieglitz (1864-1946), photographe et militant des avant-gardes dans son pays et le Nouveau-Mexique et sa maison Ghost Ranch isolée en plein désert, où elle s’installe en 1929, et d’où sortiront ses œuvres les plus emblématiques.
Sa vie et son art sont une traversée du siècle avec l’ouverture des États-Unis au modernisme auquel elle contribuera, d’où son importance. Le lieu d’où naîtra cette prise de conscience d’un art autre et nouveau est la galerie 291 d’Alfred Stieglitz, photographe et chef de file du pictorialisme américain. Dans son local du 291 de la 5ème avenue à New York, il tenta, et réussit, à imposer la photographie comme un art et ouvrit ses cimaises à l’art de son temps venu d’Europe et ignoré aux États-Unis. On lui doit les premières expositions de Picasso et Matisse aux États-Unis dès l’aube du XXème siècle. C’est l’évocation de cette galerie qui ouvre l’exposition. Cette entrée en matière fut la porte qui ouvrit le travail de Georgia O’Keeffe sur la scène publique.
Mais revenons quelques années plus tôt. Nous sommes en 1901. La jeune femme, née dans le Wisconsin, deuxième des sept enfants d’une famille issue de parents originaires de Hongrie et d’Irlande, élevée par une mère qui, à contrario des préceptes éducatifs du temps – maternité, cuisine, couture, housekeeping – voulait que ses filles soient indépendantes et pour cela les envoya à l’école. La jeune Georgia suit donc les cours dans un couvent dominicain. Elle commence très tôt à dessiner, tant est, qu’elle affirme à douze ans sa volonté fermement affichée d’être peintre. Quelques années plus tard la voilà dans un autre pensionnat – sa famille ayant déménagé – où on l’encourage son don. En 1905, elle intègre ensuite l’Art Institut de Chicago, obtient un premier prix et continue son
Georgia O’Keeffe, Jimson Weed/White Flower No. 1, 1932 © Crystal Bridges Museum of American Art. Ph.: by Edward C. Robison III / Georgia O’Keeffe Museum / Adagp, Paris, 2021
cursus à New York à l’Art Students League qui lui donne de solides bases tant artistiques que techniques. Mais, « pourquoi continuer à peindre comme on m’avait appris, je ne ferai jamais mieux que ce que je voyais. Ces enseignements ne m’avaient pas appris à développer mon art propre » confiait-elle dans un documentaire.
C’est en janvier 1908 qu’elle franchit, en curieuse, la porte de la galerie 291 de Stieglitz, ignorant à ce moment combien cette initiative va bouleverser son existence. Elle y était venue pour découvrir les dessins de Rodin et trouve que ces dessins sont des « gribouillages » (!) dans tous les cas loin de ce que l’on lui avait appris. Puis, elle y retourne pour voir les dessins de Matisse. Pendant les deux années suivantes de retour chez les siens, elle devient enseignante mais surtout s’évade et commence à peindre sur le motif et s’essaie à l’abstraction avec des dessins en noir et blanc.
Première artiste femme exposée au MoMa dès 1929 !
De retour à New York en 1914 elle s’inscrit à l’université de Columbia et rencontre une certaine Anita Pollitzer avec laquelle, une fois de nouveau repartie pour enseigner en Caroline du Sud, elle continue à correspondre et lui envoie pour avoir son avis, ses dessins. Sans lui dire, Anita Pollitzer les montre pour avis à… Stieglitz ! Ce dernier, enthousiaste, décide de les exposer sans la permission de son auteure ! O’Keeffe furieuse part pour New York et demande que ses dessins soient décrochés ! Ce à quoi Stieglitz lui répond « vous n’avez pas le droit de les soustraire au monde ! ». Cet incident passé, ils apprennent à se connaître et Georgia tombe amoureuse de cet homme qui la fascine, malgré ses presque 50 ans, leurs 23 ans d’écart et que Stieglitz soit de plus, marié à une femme fortunée.
Georgia O’Keeffe, Ram’s Head, White Hollyhock-Hills (Ram’s Head and White Hollyhock, New Mexico), 1935 © Brooklyn Museum / Ph.: Brooklyn Museum / Georgia O’Keeffe Museum / Adagp, Paris, 2021
Cet amour connaîtra des hauts et des bas – Stieglitz n’est pas d’une fidélité à toute épreuve – mais durera jusqu’à la disparition du photographe en 1946. Dès lors et tous les ans Stieglitz offrira ses cimaises pour y accrocher les dernières œuvres de Georgia et poussera sa promotion à tel point qu’elle est la première femme exposée au MoMa de New York et ce, dès son ouverture en 1929 ! Elle sera aussi la première femme « rétrospectivée » à Chicago en 1943 et au MoMa en 1946 ! Les féministes lui vouent un culte mérité.
Dans la foulée de ses découvertes chez Stieglitz, elle se lance et ses premiers travaux, qui ouvrent l’exposition, nous montrent des nus, paysages et abstractions à l’aquarelle ou à l’encre dans la lignée de sa découverte d’un art d’avant-garde, un art en « train de se faire », un art venu d’outre-Atlantique que l’exposition de l’Armory Show, en 1913, avait permis aux américains d’entrevoir.
Flirtant avec l’abstraction dans le sillage d’un Arthur Dove, poulain de l’écurie 291 et sûrement le premier abstrait américain, O’Keeffe développe, en une motivation intrinsèque,
ses premières œuvres, avec une tentation évidente vers l’abstraction raccrochant tout de même celles-ci avec des éléments déchiffrables comme dans ses paysages peints au Texas où elle enseigne entre 1912 et 1914 et dans lesquels elle se joue des plaines, du ciel, du soleil et des espaces infinis dans des aplats colorés à l’image de sa série Evening Star.
Le Nouveau Mexique, son Eldorado
Dans cette communauté d’esprit qu’elle forme avec Stieglitz – qui enfin divorce et se marie avec Georgia en 1924 (il a alors 60 ans et elle 27) – le couple passe les beaux jours dans leur maison du Lake George et le reste du temps à New York. Big Apple devient leur champ exploratoire, chacun dans son média. Mais ce qui va bouleverser son art, elle qui peint des fleurs depuis la fin des années 10, c’est la vision qu’en a Charles Demuth, un peintre qui œuvre dans une vision très structurée du cubisme et qui lui aussi travaille ce sujet un peu bateau.
Georgia comprend que si elle veut se démarquer, elle doit traiter le sujet autrement. Dans une vision très photographique et moderniste du gigantisme urbain, elle va user du « gros plan » et de peindre en vision très rapprochée et sur de grandes toiles, des fleurs. « Je compris que si je peignais des fleurs si petites, personne n’y prêterait attention car j’étais inconnue. Alors, j’eus l’idée de les agrandir comme d’énormes immeubles en construction. » Le succès est au rendez-vous avec son lot de commentaires, suppositions et critiques, certains ne pouvant s’empêcher de trouver dans ces fleurs aux pétales épanouis et pistils turgescents, de l’érotisme, voir même des représentations obsessionnelles de sexes féminins ! Elle s’en défend, concédant toutefois que son art traite « essentiellement de sentiments féminins. »
Stieglitz n’est pas un modèle de vertu. En 1927, il fait la connaissance d’une certaine Dorothy Norman, âgée de 22 ans, mariée elle aussi, et entame avec elle une liaison qui provoque la rupture avec Georgia trois ans plus tard. Toutefois, la rupture ne sera pas artistique. Le couple continuera à se voir et les expositions de Georgina vont crescendo. Elle s’éloigne pourtant, et suite à une opération, elle décide sur les conseils d’une amie de se rendre à Taos dans une résidence d’artistes en plein pays navajo. Ce qu’elle y découvre là, la fascine. Elle fait sa place dans une communauté d’artistes de l’endroit et découvre les cultures indiennes, les
Georgia O’Keeffe, Black Door with Red, 1954 © Chrysler MuseumofArt, Norfolk, Virginie / Ph.: Chrysler Museum of Art, Norfolk, VA / Georgia O’Keeffe Museum/ Adagp, Paris, 2021
chants, les danses et réalisera même des tableaux de poupées katchinas (présentés en fin de l’exposition). Enfin, en 1929, après avoir longtemps cherché un lieu à elle le Nouveau Mexique est une révélation. Elle écrit au critique Henry McBride : « Finalement je me sens à ma place, je me retrouve enfin. ».
Loin de l’agitation de New York, elle va découvrir là, au Nouveau Mexique un havre de paix, une Arcadie qui va bouleverser autant son être que son art. Elle acquiert dans le désert une maison isolée, bien nommée Ghost Ranch qui va devenir sa base de vie, et la nature austère, brûlée, colorée qui l’entoure va devenir un inépuisable champ exploratoire à l’image du jardin de Giverny pour Monet.
Le désert comme principal sujet
Dès lors, elle n’a de cesse d’explorer les alentours, à pied, en voiture de cette grande étendue, domaine des indiens navajo, du soleil, des monts ocres et de rares plantes faméliques. Elle travaille sur le motif, passe des nuits sous une tente sommaire et s’installe face à ce décor qui la fascine et dont elle tire des toiles qui reflètent parfaitement le grandiose comme l’atmosphère si particulière de ce territoire américain à nul autre pareil. Elle aime aussi à ramener de ces « explorations » des os de bovidés et autres, blanchis par le soleil, et qui se transforment sur la toile en des motifs sculpturaux presque surréalistes. « Les ossements sont mes symboles du désert ils semblent tailler au cœur de ce que le désert a de profondément vivant, même s’il est vaste, vide et intouchable… » écrit-elle en préface d’un catalogue d’une exposition à New York en 1939.
Sa peinture va de plus en plus à l’essentiel, la tentation de l’abstraction se fait sentir dans les œuvres de la fin. « Je veux réduire chaque chose à son principe essentiel, en polissant les surfaces jusqu’à ce qu’elles aient une élégance strictement hygiénique » confie-t-elle à Art News en 1950. Cette simplification trouve son acmé avec cette autre maison, située dans le petit village d’Abiquiú, et qu’elle achète en 1945. Elle avoue qu’une porte et qu’une architecture des plus simples furent les déclencheurs de son achat. Elle la restaurera et cette petite hacienda, lieu hétérotopique, devient son deuxième atelier et sera aussi le motif d’une série d’œuvres. Dans les années 50, elle peindra obsessionnellement cette « porte » et le patio de sa nouvelle maison, « une boite carrée avec le ciel au-dessus et le sol en dessous », des œuvres qui ne cachent plus leur abstraction affichée, comme sonnant la fin du parcours, l’aboutissement d’une quête, la quintessence des choses en une « nudité essentielle ».
Peintre américaine dans le sens le plus complet de l’adjectif. Américaine, elle l’est jusqu’à la façon dont elle aura toujours à cœur de mener seule sa barque. Elle contrôle ses prix, veille à limiter l’offre de ses œuvres sur le marché et fait très attention à qui elle vend. Elle est aussi l’une des artistes les plus profondément américaines avec une œuvre mystique, « chargée d’un esprit d’universalité » déclare Edward Jewell dans le New York Times en 1946, qui ne doit rien à l’art venu d’outre-Atlantique. Constantin Brancusi, enthousiaste, le constate dès 1926, au sortir de l’exposition d’œuvres récentes de la peintre à la Galerie 291 : « Il n’y a ici aucune imitation de l’Europe ; c’est une force, une force libre émancipatrice ! »
Georgia O’Keeffe
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 6 décembre2021
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition : Georgia O’Keeffe
Catalogue
Georgia O’Keeffe sous la direction de Didier Ottinger avec des contributioins de Catherine Millet, Marta Ruiz del Arbol et Ariel Plotek
Éditions du Centre Pompidou. 272 p. 200 ill. env. 42 €