Il est des catalogues qui se doivent d’être sur les rayons d’une bibliothèque – voire la table basse – d’un salon. Non pas pour épater la galerie mais parce qu’ils sont le reflet (et ce qui reste) des expositions qui ont marqué leur temps. Une manière aussi de dire « j’y étais » avec autant d’orgueil que celui qui peut se targuer d’avoir visiter la grande rétrospective Picasso en 1966 au Grand Palais ! Si le catalogue édité à l’occasion de l’exposition de la collection Chtchoukine à la Fondation Louis Vuitton est depuis longtemps épuisé (du moins dans sa version originale reliée en grand format et réédité depuis en format broché et plus petit), son pendant, le catalogue qui accompagne, dans les mêmes lieux, l’exposition de la collection Morozov est, d’évidence à se procurer.
Exacte pendant dans sa forme et format de celui dédié à la collection Chtchoukine, il présente aussi la même mise en page avec ses photos dépliantes en grand format, des accrochages in situ de cette collection d’exception. Il comporte aussi, et c’est la moindre des choses, la reproduction de toutes les œuvres exposées avec – et c’est ce qui fait la valeur et l’indispensabilité d’un catalogue – pour chacune un appareil critique et historique pour qui veut aller plus avant. Le catalogue Morozov ne déroge pas à la chose. De plus, avec de nombreux textes d’Anne Baldassari (qui longtemps présida au musée Picasso et qui dirigea aussi le catalogue Chtchoukine) on nous conte l’aventure de cette collection et la saga de cette famille qui, de moujiks cultivant une terre ingrate vont, en deux siècles devenir l’une des plus grandes fortunes de cette Russie au tournant de son histoire.
À contrario de la collection Chtchoukine, fruit d’un seul homme, la collection Morozov est due à deux frères Mikhaïl (1870-1903), qui initie la collection, suivi par son frère Ivan (1871-1921), et, en l’espace d’une dizaine d’années, ils amassent une grande sélection de chefs-d’œuvre, non seulement dans le but d’une satisfaction personnelle mais aussi et surtout, dans la volonté de promotion des arts et des artistes sélectionnés. Et sont, à ce titre, ceux qui contribueront largement à la reconnaissance internationale des peintres modernes français.
Et si, suite à la révolution de 1917 la collection d’Ivan (celle de Mickaël – décédé précocement – avait déjà été transmise à la Galerie nationale fondée en 1892 par le collectionneur Tretiakov) avait été « nationalisée », elle avait de toute façon et pour finalité, d’être en définitive cédée à l’État afin d’ouvrir un musée pour un large public. Cette nationalisation accéléra simplement les choses. A contrario encore d’un Chtchoukine, descendant d’une grande lignée de marchands qui avaient fait fortune dans le commerce des textiles, les Morozov sont eux issus d’une lignée de paysans et de serfs, dont l’ancêtre Savva, grâce à la dot de cinq roubles apportée par son épouse en 1797 se lancera dans le tissage de ruban de soie qui, vite, va devenir une grande et belle industrie. Les rubans sont exportés d’abord à Moscou puis dans toute l’Europe ! L’un des cinq enfants de Savva, Abram (1806-1856) sera le père de nos deux futurs collectionneurs.
Dès leur plus jeune enfance, nos deux futurs mécènes vivent dans un environnement artistique : cours de peinture, voyages à Paris et excursion pour « peindre sur le motif ». À 20 ans à peine, Ivan achète sa première œuvre, une toile, un paysage du peintre russe Levtchenko, première pièce d’une collection qui sera forte de 430 pièces (dont 240 d’art français) lors de sa nationalisation en 1918 ! De son côté, Mikhaïl achète dès 1894 quelques russes, puis dans les œuvres françaises et surtout le premier van Gogh à entrer en Russie : La Mer aux Saintes Maries. À sa mort, en 1903 à l’âge de 33 ans, sa collection sera forte de 44 œuvres dont 39 dues à des peintre français (ou résidant en France).
À la toute fin du XIXème siècle les deux frères fréquentent assidûment les grandes galeries parisiennes comme Bernheim-Jeune, Vollard, Durand-Ruel et les salons officiels. Et si Mikhaïl semble plus éclectique dans ses choix – il commencera même par acquérir des tableaux anciens – Ivan lui jette, chez Durand-Ruel, son premier dévolu sur un Sisley, La Gelée à Louveciennes (1873) alors que son frère, lors de ce dernier voyage, opte pour le seul tableau d’Edvard Munch à entrer en Russie, un chef-d’œuvre du grand peintre norvégien Nuit blanche, filles sur le pont (1903). Dès lors, deux fois l’an, on voit Ivan faire ses emplettes à Paris. Au printemps pour le Salon des Indépendants et à l’automne pour le salon éponyme, plus naturellement, le tour des galeries et chez certains collectionneurs où il est, on s’en doute, très attendu, comme chez Vollard, qui représente alors Cézanne, l’un de ses peintres préférés. Il y fera l’acquisition d’une quinzaine de toiles, parmi les plus belles que l’on puisse voir du maître d’Aix, dont deux magnifiques Sainte-Victoire. Une belle histoire que nous conte avec un luxe de détails Anne Baldassari.
Sortie pour la première fois des musées russes qui la conserve (Ermitage, Pouchkine et Tretiakov) cette collection rassemble des œuvres de Manet, Rodin, Monet, Pissarro, Toulouse-Lautrec, Renoir, Sisley, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Bonnard, Denis, Maillol, Matisse, Marquet, Vlaminck, Derain et Picasso ainsi que des artistes russes de cette époque et qu’on nous propose de découvrir. Aux côtés des icônes Larionov, Gontcharova, Malévitch on peut en découvrir moins connus comme Répine (actuellement présenté au Petit Palais), Korovine, Golovine, Sérov ou Kontchalovski. L’un des catalogues de l’année ! Et Noël approche…
La collection Morozov. Icônes de l’Art moderne
Édition publiée sous la direction d’Anne Baldassari
Coédition Gallimard/Fondation Louis Vuitton
440 pages + 84 p. hors textes. 49,90 €
Rappel
Icônes de l’Art moderne. La collection Chtchoukine
Édition publiée sous la direction d’Anne Baldassari
Coédition Gallimard/Fondation Louis Vuitton
Nouvelle édition brochée. 456 Pages. 29,90 €
Sous-titres : Publico nunc igitur hostibus quodam