De Paul Signac, on connaît ses merveilleuses compositions néo-impressionnistes colorées faites avec ses amis du mouvement que furent les Seurat et autre van Rysselberghe. On connaît aussi ses aquarelles de ports peintes d’un pinceau léger depuis son bateau, mais on ignorait qu’il fut aussi un grand collectionneur de l’art de son temps, avec une collection estimée à 400 œuvres ! C’est cette facette méconnue du peintre que nous dévoile le Musée d’Orsay avec cette sélection de plus de 140 œuvres qui couvre les périodes de l’Impressionnisme au Fauvisme.
Exposition Signac Collectionneur au Musée d’Orsay jusqu’au 13 février 2022
Posté le 7 janvier 2022
Théo van Rysselberghe (1862-1926), En mer, portrait de Paul Signac. 1896 © Archives Signac / akg-images / Erich Lessing
Vincent Van Gogh (1853-1890). Deux harengs. 1889 © Coll. Part. / musée d'Orsay / Patrice Schmidt

Georges Seurat (1859-1891). La Seine à Courbevoie. 1885 © Coll. Part. / musée d'Orsay / Patrice Schmidt

Maximilien Luce (1858-1941). L’Échafaudage, dit aussi Le Drapeau rouge. 1910 © Roubaix, La Piscine - Musée d’art et d’industrie / Ph. : Alain Leprince - La Piscine, Roubaix

Henri-Edmond Cross (1856-1910). La Plage de Saint-Clair. 1901 © Coll. Part. / musée d'Orsay / Patrice Schmidt

Maximilien Luce (1858-1941). Portrait de Paul Signac. 1889 © Coll. Part. / musée d'Orsay / Patrice Schmidt

Charles Camoin (1879-1965). La rue Bouterie. 1904 © Coll. Part.

Les collectionneurs d’art ont toujours été une caste à part, regardée, auscultée, enviée aussi et souvent, pour le grand public, des personnes capables de dépenser des fortunes pour acquérir une œuvre et ce, sans motif réel pour beaucoup. Il n’existe pas qu’une sorte de collectionneur et si leur amour de l’art les fédère, il n’en est pas toujours de même. Les grandes collections (des Henry Havemeyer à François Pinault en passant par les Rothschild, Niarchos, Broad, Pierre Bergé et YSL…) se sont souvent faites à coups de millions et d’enchères faramineuses par amour de l’art souvent, par spéculation quelques fois aussi. Il y a les mécènes – tel Caillebotte autrefois qui, aisé, achetait des œuvres de ses amis impressionnistes avant de prendre lui-même le pinceau ou un François Pinault de nos jours – amoureux de l’art et qui aident les artistes à développer ou poursuivre leur tâche. Et parmi tous ceux-ci bon nombre d’entre eux ont acheté l’art « en train de se faire » et se sont constitués des collections qui, le temps passant, leur donna raison.
Et enfin, les peintres eux-mêmes qui, par achat mais plus souvent par échange et cadeaux se constituaient de belles collections. Picasso en est l’exemple type. Signac aussi. « Pour ces artistes collectionneurs, le rapport à la possession est-il plus complexe, le désir plus insatiable, le vertige plus intense du fait de leur identité de créateur ? Libres dans leur choix, possédant l’avantage de l’œil, sans préjugés de goût et insensibles aux modes, ils perçoivent, contemplent et analysent l’art des autres avec une acuité particulière » explique Anne Robbins dans le catalogue (Ed. Gallimard). Une description qui semble aller à la perfection à Signac
Né en 1863, Paul Signac est donc de la génération qui suit tout juste celle des Impressionnistes. Il a 10 ans lorsque le mouvement se constitue (en 1874, a lieu première exposition du groupe dans l’atelier de Nadar) et est ébloui par sa découverte du travail de Monet en 1880 dans les locaux de la revue d’art La Vie moderne. Ce qui le décide, suite à cette visite, de devenir peintre ! Totalement autodidacte, il apprend le métier en regardant les œuvres des Impressionnistes qu’il admire. Issue d’une famille aisée – son père possède des boutiques de luxe – son admiration ne se limite pas à seulement regarder, mais à acheter aussi des œuvres à ces peintres qui peinent encore à se faire reconnaître et accepter. Mais heureusement défendu par la plume d’Émile Zola et le soutien du marchand Durand-Ruel, le groupe obtiendra peu à peu son droit de cité au travers de leurs expositions, huit au total, avant sa dispersion au milieu des années 1890. Mais qu’importe, ils sont désormais reconnus, entrés dans les plus grands musées tant européens qu’américains.
Un Cézanne pour commencer !
Sa collection, « commencée très jeune avec des ressources confortables, et poursuivie jusqu’à sa mort avec les moyens du bord », débute par l’acquisition, alors qu’il est encore lycéen (chez le Père Tanguy, l’un des tous premiers marchands de ces peintres) d’un Cézanne La Plaine de Saint-Ouen-l’Aumône vue
Georges Seurat (1859-1891). Le Cirque. 1891 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
prise des carrières du Chou datée 1884. Et parallèlement à son emballement pour l’art de son temps et de sa rencontre avec Van Gogh – dont il est le premier à apercevoir le génie – il décide de devenir peintre ! À 16 ans, il perd son père, interrompt ses études et devient un rapin autodidacte admirant surtout Sisley, Guillaumin et Monet… Les pionniers de 1874.
Son art évolue vite après sa rencontre avec Seurat et cette nouvelle peinture « pointilliste » faite en suivant les préceptes du Professeur Chevreul sur le contraste des couleurs. Il devient en 1886 l’un des chantres du mouvement des néo-impressionnistes qui comptait dans ses rangs, en plus de Seurat, Henri-Edmond Cross et Théo Van Rysselberghe entre autres.
D’entrée, il va surtout acquérir, en plus de celles de quelques impressionnistes, des œuvres de ses compagnons néo-impressionnistes, Seurat, Pissarro, Luce ou Cross en particulier. Attentif, il suit aussi l’art de son temps et acquiert des œuvres des peintres du groupe des Nabis que sont les Bonnard, Vuillard, Roussel, Denis et Vallotton. Et toujours à l’affût des mouvements qui éclosent dans cette période de révolution qu’est le tournant du siècle, il fait une excursion chez les fauves s’intéressant à Van Dongen, Matisse, Marquet, Camoin et Valtat ! Mais n’adhèrera pas au mouvement cubiste qu’il choisit toutefois de montrer dans les années 10 au Salon des Indépendants dont il est devenu le président en 1908.
Kees van Dongen (1877-1968). Modjesko, chanteuse soprano. 1908 © Digital image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence / ADAGP, Paris, 2021
Malgré une vie familiale et financière chaotique, il a presque toujours réussi à acheter selon ses envies et ses goûts, il serait tout de même contraint de vendre, en 1919, son cher bateau Le Sinbad, celui de ses escapades marines « d’aquarelliste-trotteur », afin de subvenir à ses dépenses.
Sa collectionnite aigüe lui fit se constituer une collection forte de 400 œuvres, aujourd’hui, on s’en doute, dispersée. Ce fut une gageure pour le musée d’en rassembler plus de 140 pour cette exposition qui lève le voile, non seulement sur cette collection hors pair, mais dévoile aussi le fonctionnement d’un collectionneur qui, par achat, échange, cadeau gère la cohésion de son ensemble. « Portant un regard lucide sur l’art de son époque, il n’acquiert que des œuvres d’artistes qu’il estime personnellement, se séparant des œuvres de ceux dont il refuse l’idéologie, tel ce pastel de Degas dont il se défait lors de l’affaire Dreyfus » explique Laurence des Cars, nouvelle présidente du Louvre qui présidait avant aux destinées du Musée d’Orsay.
Une succession difficile
Séparé de sa femme, après 30 ans de mariage, au profit de sa maîtresse, il se voit dans l’obligation de partager sa collection, mais reste toutefois proche de son épouse, et garde un œil sur cette partie de sa collection ! Il la conseille dans ce qu’elle doit ou est obligée de vendre ou non… à coup de considérations sur le marché de l’art. Par culpabilité et comme « lot de
consolation » sûrement, cet homme responsable, assure tout le train de vie de son épouse délaissée, pas une décision n’est prise sans son accord, mais les temps sont de plus en plus difficiles. La guerre puis la crise de 1930, les valeurs qui s’effondrent et sa production ainsi que les ventes de ses œuvres qui ralentissent, ne l’empêchent pourtant nullement de continuer sa collection à coups de sacrifices. Cette collection dont il a un constant souci de son devenir après sa disparition.
Il se doit d’assurer l’avenir de sa fille Ginette, née en 1913, de sa liaison avec Jeanne Selmersheim-Desgrange, sa maîtresse depuis 1909. Mais la loi ne prend guère en compte les « enfants adultérins » et Signac n’est pas divorcé de sa femme Berthe épousée en 1892. Il trouvera une astuce : faire adopter par son couple, c’est-à-dire par son épouse, cette petite fille dont l’acte de naissance stipule qu’elle est née de… père inconnu ! Y avait-il pensé très tôt ? On pourrait le penser tant il inclut la petite dans ce chassé-croisé entre les deux femmes, comme si la fillette avait eu deux mères dès ses premiers mois. Il mettra de nombreuses années à obtenir le consentement de Berthe et ce grâce à l’action de Félix Fénéon, ami du couple, journaliste anar qui, le premier, définit le mouvement qu’il baptisa de néo-impressionnisme et en fit reconnaître ses artistes.
L’acte sera enfin signé en avril 1927 et ce malgré l’antagonisme que l’on devine entre les deux femmes. Ginette a alors 14 ans et devient l’héritière directe des deux parties de la collection, non seulement des œuvres conservées par son père mais aussi ceux de sa « mère »
d’adoption. Pour la petite histoire, Ginette épousera en 1934, un an avant la disparition de son père, le fils de Marcel Cachin, le fondateur du Parti communiste français. Ginette gèrera de main de maître la collection laissée par son père. Fera des prêts pour des expositions ou des dons à des musées (à celui de l’Annonciade de Saint-Tropez mais aussi au Musée de la Marine et au Louvre) et s’activera à faire reconnaître le groupe des néo-impressionnistes. Du couple Cachin naîtra une fille Françoise, qui mettra un terme au conflit des « deux veuves » du peintre devant la frimousse de celle qui deviendra, de 1986 à 1994, la première présidente du Musée d’Orsay. La boucle était bouclée.
De l’Impressionnisme au Fauvisme
L’exposition s’ouvre par 7 œuvres qui sont un rappel du Signac artiste dont Saint-Tropez. La Bouée rouge (1895) (qui ne faisait pas partie de sa collection) reste l’une des icônes puis se
Henri-Edmond Cross (1856-1910). Composition, dit aussi L’Air du soir. 1893-1894 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski
déroule de salle en salle. Par ses maîtres d’abord avec Eugène Boudin, celui qui mit le pied à l’étrier du jeune Claude Monet, puis défilent des œuvres de Paul Cézanne, Edgar Degas, Claude Monet, Édouard Manet, Camille Pissarro et Auguste Renoir entre autres, tous les grands impressionnistes. On passe ensuite aux membres du groupe des néo-impressionnistes avec Georges Seurat en tête, celui qui, le mieux, mis en application les préceptes du mouvement pointilliste. Il est représenté ici avec pas moins de 40 œuvres – dont bon nombre de ses merveilleux dessins. Côté toiles, Le Cirque (1891) et deux études pour son chef d’œuvre Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884).
Suivent de son groupe des œuvres de Charles Angrand, encore peu connu du grand public mais pilier important du mouvement tout comme Louis Hayet, Henri-Edmond Cross avec 14 œuvres dont L’Air du soir (1893-1894) et quelques vues marines. Représenté ici avec une dizaine d’œuvres, Maximilien Luce, peintre anar – duquel Signac partageait les idées dès 1888 – et qui fut fortement marqué par la Commune (il sera arrêté en 1894 pour anarchisme), sera le peintre de la condition ouvrière comme le montre ici L’Échafaudage, une étude pour l’affiche La Bataille syndicaliste, (1910), L’Homme à sa toilette, (1887) magnifique évocation du prolétaire, de l’ouvrier. Luce a laissé aussi un très beau Portrait de Signac (1889).
De Matisse, et avant qu’il devienne « fauve », son chef d’œuvre pointilliste Luxe, calme et volupté (1904) peint durant l’hiver 1904-1905 à Saint Tropez, dans la villa prêtée par Signac. De Van Rysselberghe, en plus d’un portrait de Signac à la barre de son voilier, on verra ici un autre portrait, celui du poète Verhaeren, dédicacé à Signac. Une dernière section « Divers » présente d’autres achats du peintre dans laquelle on trouve les « fauves » Camion, Valtat, Marquet et deux magnifique Van Dongen : Nu à la jarretière (1907) et surtout Modjesko, Soprano (1908), ce dernier prêté par le MoMA de New York, aux couleurs vitaminées, très représentatif de ce mouvement qui fit la jonction entre deux siècles. Suivent enfin cet étrange Affaire de Camden Town (1909) de Walter Sickert acheté sur les conseils de Fénéon et le seul van Gogh de la collection : Deux harengs (1889), cadeau de l’hollandais en 1889, à celui qui, le premier pressentit son talent. De nombreux dessins, études et gravures complètent cette présentation qui donne de Signac un autre portrait. Celui d’un homme à l’écoute et amoureux de l’art de son temps.
Signac collectionneur
Musée d’Orsay. Esplanade Valéry Giscard d’Estaing (7e)
À voir jusqu’au 22 septembre
Tous les jours sauf le lundi de 9h30 à 18h. Dernier accès 17h
Nocturne le jeudi jusqu’à 21h45.
Accès :
Métro : ligne 12, station Solférino
RER : ligne C, station Musée d’Orsay
Bus : 63, 68, 69, 73, 83, 84, 87, 94 Dernier accès 17h
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Coédition : Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Gallimard
272 p. 300 ill. 42 €
Autre publication
Paul Signac, journal 1894-1909
Édition de Charlotte Hellman
Éditions Gallimard. Coll. Art et artistes. 624 p. 26 €