En cette année de commémoration des 60 ans de la signature des Accords d’Évian, qui débouchèrent sur l’indépendance de l’Algérie, Raymond Depardon exhume les photos que, tout jeune reporter, il fit à Alger en 1961, alors en plein conflit. À son habitude, il se décentre par rapport à l’actualité, portant son regard hors-champ, hors cadre, auscultant avec humanisme l’air du temps. Exposition à deux voix avec, comme complice, celui du journaliste et écrivain Kamel Daoud apportant un indispensable regard sur cette année décisive pour l’avenir de l’Algérie.
Exposition « Raymond Depardon et Kamel Daoud – Son œil dans ma main » à l’Institut du Monde arabe, jusqu’au 17 juillet 2022.
Posté le 12 février 2022
Boulevard Bugeaud, Alger, 1961 © Raymond Depardon/ Magnum Photos
Le Tchad, le Vietnam, le Chili, les J.O. comme la politique ou l’asile de San Clemente par exemple et tant d’autres lieux et événements égrènent les six décennies de carrière du photographe de Raymond Depardon (né en 1942). Des dizaines de milliers de clichés, une soixantaine d’ouvrages et autant de films ou de documentaires, ponctuent son travail, et cette seconde moitié du XXème siècle est fortement documentée par son œuvre. Son regard, sa curiosité, sa pertinence comme son empathie aussi imprègnent ses images.
Et en cette année de commémoration des 60 ans de la signature des Accords d’Évian, qui aboutirent à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962, on le retrouve ici, à l’Institut du Monde Arabe, avec 80 de ses photos – rares et pour certaines inédites – prises au moment du basculement de cette Algérie alors française. Une exposition à quatre mains – à deux regards plus exactement – le photographe étant accompagné et soutenu (peu dans l’exposition et plus dans le catalogue) par un texte et des propos dus à Kamel Daoud, écrivain et journaliste algérien, né après l’indépendance de son pays.
De Villefranche-sur-Saône à Alger
C’est parce les photographes expérimentés de l’agence Delmas refusaient de couvrir les événements en Algérie, qu’à 19 ans, entré depuis peu à l’agence, Raymond Depardon est envoyé à Alger. Un conflit larvé secouait ce chef-lieu d’un des trois départements que comptait la France en Algérie. Un conflit entretenu par l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète qui militait pour que l’Algérie reste française) et l’armée française qui faisaient régner une ambiance de terreur dans la ville. Et la presse n’était pas la bienvenue. Depardon se souvient : « Les membres de la communauté européenne vivant sur place brisaient les appareils photos, alors qu’ils auraient pu nous interpeller pour partager leur point de vue. Nous avons donc été très peu de professionnels à documenter cette époque. ».
Un peu perdu lorsqu’il débarque, ne connaissant pas l’endroit – et peu Paris aussi, arrivant tout juste de la ferme familiale du Garet, un quartier de Villefranche-sur-Saône – il va se couler dans la vie des rues de cette ville étrangère pour lui et va documenter au plus près la population en cette période entre chien et loup. Il n’a alors, comme bagage photographique, simplement d‘avoir été l’assistant d’un photographe de sa ville natale, qui s’associera en 1959 avec Louis Delmas pour fonder cette agence. Une agence dans laquelle le jeune Depardon devient pigiste.
Alger, 1961 © Raymond Depardon/ Magnum Photos
Oran, 2019 © Raymond Depardon/ Magnum Photos
Ce sont donc ici les premiers pas du photographe qui pourtant contiennent déjà toute cette manière qui va faire de lui, avec les Brassaï, Doisneau et Cartier-Bresson, l’un des photographes majeurs du XXème siècle. Ses photos sont ponctuées de courts textes inédits et poétiques dus à Kamel Daoud. Ce dernier apporte un autre regard pertinent sur l’histoire de son pays : « Mon pays n’a pas d’image, pas d’histoire à proprement parler. Sept occupations successives pendant 2000 ans ne lui ont pas forgé d‘histoire propre, ni d’images non plus. L’histoire de l’Algérie commence là en 1961 ! »
Un regard hors cadre, hors-champ
La génération Depardon c’est celle qui a vécu les indépendances, celle d’une France coloniale qui se délite. Il a été « envoyé » tout jeune dans cette Afrique qui nourrissait encore tous les fantasmes, la Côte d’Ivoire, le Tchad, puis on le verra au Soudan, au Rwanda, en Angola, en Somalie. Mais l’Algérie reste sa porte d’entrée sur le continent noir comme en reporter. Les images de Depardon ne sont pas un constat du conflit en cours mais tentent – et réussissent – de prendre le pouls de la rue, de montrer comment ces deux communautés – celle des français, appelés alors « pieds noirs » et celle des Algériens – cohabitaient. On y perçoit souvent un certain malaise, comme un temps suspendu, un entre-deux, une attente.
À la lecture des images de Depardon, à l’aune de ce que nous savons de cette tranche d’histoire, on cherche dans les regards, dans les attitudes sinon du bellicisme, de la méfiance peut-être, voire de l’indifférence de deux états qui s’ignorent ou se regardent en chien de faïence. Il règne à Alger en cette année 1961 un air de fin d’une histoire qui avait été commune pendant 130 ans et l’on sent bien par petites touches que chacun va reprendre, séparément, le cours de sa vie.
A son habitude le photographe se décentre par rapport à l’actualité, travaillant « hors-champ, hors cadre » comme l’écrit Kamel Daoud. Il ausculte l’air du temps, nous laisse écrire des historiettes au travers de ces tranches de vie. Deux personnes sur un banc qui s’ignorent, des femmes voilées qui en croisent d’autres « occidentalisées », quand d’autres passent – indifférentes ou voulant l’ignorer – le signe OAS qui s’inscrit sur les murs comme dans la société ou cette foule qui s’écarte devant quelques militaires arme à l’épaule. Mais le jeune Depardon n’en mesure pas vraiment les enjeux politiques comme sociaux, il est là, avec son regard neuf, plus humaniste que journalistique, presque comme un touriste qui s’intéresserait aux gens plus qu’à leur environnement. En cela il est proche des « street photographers » américains comme Evans, Winogrand, Parks, Friedlander ou Klein.
Un autre volet de l’exposition nous transporte sur les bords du Léman là où autorités françaises et dirigeants algériens, issus de cette guerre commencée fin 1954, se rencontrent dans le but de signer des accords – appelés « Accords d’Évian », signés le 18 mars 1962 – qui vont sonner la fin de la présence française en Algérie et son indépendance. On imagine le jeune Depardon, pas encore 20 ans, déambulant entre les salons dans lesquels les dirigeants des deux parts prennent quelques minutes de repos. Là encore ce sont plus des instantanés d’homme conversant, se reposant des négociations que l’on suppose ardues et sûrement enflammées, que des images pour une histoire plus officielle.
Un dernier volet nous entraîne en 2019 à Alger puis à Oran, un retour 60 ans après pour nous offrir un regard contemporain sur cette Algérie qui a pris, il y a 60 ans, son destin en main.
RAYMOND DEPARDON ET KAMEL DAOUD. SON OEIL DANS MA MAIN. ALGÉRIE 1961 – 2019
Institut du Monde arabe. 1 Rue des Fossés Saint-Bernard (Paris 5e)
À voir jusqu’au 17 juillet 2022
Du mardi au vendredi (fermé le lundi) de 10h à 18h. Les samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h.
Accès
Métro : ligne 7, station Jussieu. Ligne 10, station Cardinal Lemoine
Bus : lignes 24, 63, 67, 86, 87, 89
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Co-édition Éditions Barzakh et Éditions Images Plurielles
232 pages, 136 photos, 35 €