Vingt après son retour de Dachau, Zoran Mušič met sa mémoire en éveil pour tenter de donner corps à l’horreur des camps. Dans cette série, témoignage bouleversant de ce que l’homme peut endurer, de ce qu’il peut supporter, il apporte une importante pierre au devoir de mémoire alors que les derniers témoins disparaissent. La galerie Hus nous propose une série de gravures, pastels et gouaches de cette importante série mémorielle.
Exposition « Zoran Music. Nous ne sommes pas les derniers » à la Galerie Hus, jusqu’au 29 septembre 2022
Posté le 29 mai 2022
Eau-forte Nous ne sommes pas les derniers 212, catalogue S212. 1970 © Courtesy Galerie Hus / Adagp Paris 2022
Comment peut-on témoigner de l’indicible, comment les rares survivants tentèrent de le faire au retour des camps de concentrations nazis ? Tétanisés par les heures vécues dans ces usines de mort beaucoup se turent, d’autres restèrent silencieux tentant d’enfouir au fond de leur mémoire ces heures à jamais gravées dans leur chair et leur esprit ne trouvant des mots assez forts pour décrire cela. Et d’autres enfin dans un sursaut de leur esprit oublièrent, leur oubli venant au secours de leur raison.
Le peintre d’origine slovène Zoran Mušič, lui, se devait de confier au papier cette horreur quotidienne. Une manière qui le rattachait à son humanité. Vouloir témoigner c’est vouloir vivre, c’est se sentir la charge, le besoin, l’obligation de témoigner. Sur place, avec des moyens de fortune, il entame à l’insu des gardiens une série de dessins. « Je dessinais comme en transe, m’accrochant morbidement à mes bouts de papier. J’étais comme aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. ». Une série de 200 dessins, dont peu restent qui, autant qu’un texte – on pense à Si c’est un homme de Primo Levi – nous plonge au plus près de l’horreur qu’il a vécu lorsqu’en 1944, il est déporté à Dachau pour sympathie et collaboration avec des groupes anti-nazi. « Ces dessins de Dachau – confiait Zoran Krzisnik à Art International en décembre 1970 – n’ont pas sauvé seulement la vie de Mušič, mais aussi son intégrité humaine : ils représentent en outre un témoignage bouleversant de ce que l’homme peut endurer, de ce qu’il peut supporter…
» Sortirai-je vivant d’ici ? «
« Aujourd’hui encore – écrivait Mušič en 1948 – les yeux des moribonds m’accompagnent, des centaines de lueurs qui blessaient et qui me suivaient alors que je me frayais un chemin en passant par-dessus les corps : des yeux brillants qui, en silence, invoquaient le secours de qui pouvait encore marcher… Comme broyé par je ne sais quelle fièvre, dans le besoin irrésistible de dessiner afin que cette beauté grandiose et tragique ne m’échappe pas. Chaque jour, je n’étais en vie que pour la journée, – demain il sera trop tard. La vie, la mort, pour moi tout était suspendu à ces feuilles de papier. Mais ces dessins, les verra-t-on jamais ? Pourrai-je les montrer ? Sortirai-je vivant d’ici ?».
Cette première série de croquis est faite en une « rapidité du geste, une concision du trait, une maladresse assumée qui traduit l’urgence du témoignage – explique Michaël Prazan dans la préface du catalogue de l’exposition que la galerie Prazan consacra à cette facette de l’œuvre de Mušič fin 2015 – du témoignage comme fonction et pour seule fin, du témoignage comme lien ultime avec l’humanité… »
Gravure. Nous ne sommes pas les derniers, 1975 © Courtesy Galerie Hus / Adagp Paris 2022
Lithographie. Nous ne sommes pas les derniers 188, 1975 © Courtesy Galerie Hus / Adagp Paris 2022
Un titre comme une mise en garde
Une petite vingtaine d’années furent donc nécessaire pour que remonte à la surface de sa mémoire ces horreurs et se replongeant dans ces dessins du camp, Mušič renoue avec ces souvenirs qui le hantent et exécute une série d’œuvres majeures sous ce titre « Nous ne sommes pas les derniers » titre glaçant dont le sens rejoint « la bête immonde » du Brecht de La Résistible ascension d’Arturo Ui. Un titre comme une mise en garde contre le dévoiement toujours possible des humains. Corps entassés, visages hallucinés, yeux noirs « comme des puits sans fond », Mušič nous donne à voir dans une économie de moyens l’essentiel de cette horreur. Du noir, du gris, du blanc sans décor, rien d’autre, ni baraquements, nature, gardiens pour ne pas égarer le regard, rien d’autre que des corps et des visages. Pas d’échappatoire à l’horreur, « comme si l’art venait à la rescousse du souvenir pour mieux le conjurer et le transcender, tout en lui demeurant résolument fidèle » dixit Michaël Prazan. Primo Levi disait qu’il était inutile de souligner l’horreur par des mots ou des effets de style, puisque l’horreur se trouvait déjà dans ce qu’il écrivait. Il en est de même avec ce témoignage de Mušič qui renoue avec l’horreur du camp dans ce qu’elle a de plus simple, de plus déchirant, de plus insoutenable…
Tristan Cormier à la galerie Hus nous invite donc – au travers de gravures, pastels et gouaches – à ne pas oublier, par Mušič interposé, à regarder ce que fut cette sombre page de notre histoire contemporaine par un témoin des plus directs. Ne surtout pas oublier alors que le temps avance, que les années estompent peu à peu les souvenirs et que les derniers témoins disparaissent… Comme le conclut Pascal Bruckner : « Mušič offrit à ses compagnons de torture, un tombeau d’encre et de papier ».
Galerie Hus. 4, rue Aristide Bruant Paris (18e)
La galerie est ouverte du mardi au samedi, de 11h à 19h.
Site de la galerie : ici