Le Centre Pompidou nous offre en cette fin d’année une rétrospective majeure du peintre Gérard Garouste. Une œuvre fantasque qui nous entraîne à sa suite dans ses revisites, interprétations, visions tirées des textes fondateurs de nos sociétés. Une peinture grandiose, affirmée par un artiste qui se veut un peintre dans le sens le plus classique du terme. Une invitation à s’étonner, rêver ou délirer dans l’art d’un grand artiste de notre temps.
Exposition Gérard Garouste au Centre Pompidou jusqu’au 2 janvier 2022
Posté le 30 septembre 2022
Le Banquet, 2021 © Gérard Garouste / Centre Pompidou / Ph.: Audrey Laurans / Adagp, Paris 2022
L’époque, la notre, a donné raison aux peintres, aux vrais serait-on tenté de dire. À ceux qui avaient été trop vite rétrogradés comme passéistes à l’heure triomphante des installations et autres « recherches personnelles » qui abondèrent dans les années 70 et 80. Au XXe siècle, tout a été fait, reconnaît Gérard Garouste (né en 1946) et auquel le Centre Pompidou installe une grande et belle rétrospective de son œuvre. Oui, effectivement, tout semble avoir été fait, tant dans le fond que dans la forme. Pourtant, lui a choisi « la peinture à une époque où il fallait être conceptuel ». Son crédo. Et il s’y est jeté à corps perdu. Donc, si ici, on s’attendait à voir de grandes œuvres – tant dans les dimensions que dans la manière et les sujets – on n’est pas déçu avec, pour exemple, cet imposant triptyque (Le Banquet, 2021) qui nous accueille d’entrée. Mais très vite, les regards se focalisent vers une drôle de « machine » qui n’est pas sans rappeler le praxinoscope d’Émile Reynaud (1876), premier essai de mises en mouvement des images. Il s’agit d’une installation reprenant de façon démesurée le même système permettant, par des sortes d’oculus, de regarder les œuvres accrochées à l’intérieur, comme dans un cirque, et de découvrir sa vision, son interprétation, de La Dive Bacbuc (1998) du savoureux Rabelais. Dans le même esprit, on se souvient de ses immenses installations du même tonneau, Ellipse au Grand Palais en 2005 et Zeugma dans la cour des Beaux-Arts en 2018. Ce qui nous amène à l’essence même de l’art de Garouste celle de nous raconter des histoires ou, du moins, de donner sa vision des grands mythes tant littéraires que religieux.
On le sait, Garouste n’est pas un être facile à cerner. Dans son ouvrage L’Intranquille sous-titré Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou (éd. L’Iconoclaste ou Livre de Poche) il a dressé de lui son portrait entre folie et délire, piochant dans son enfance les tourments qu’il dit l’habiter. Il en résulte une œuvre narrative, remplie de visions, d’interprétations des grands classiques formateurs de nos sociétés comme La Divine Comédie de Dante évidemment qui lui permet l’exploration de sa partie sombre ; Don Quichotte de Cervantès, Faust de Goethe, Kafka ou encore la mythologie. Il plonge son pinceau dans tous ces textes dont il puise des interprétations oniriques, décalées, surréalistes en une lecture parallèle, transfigurations théâtrales, voire malicieuses.
Ce peintre intranquille aime (ose ?) donc se mesurer aux géants comme Don Quichotte à ses moulins à vent, visiter l’Enfer d’un Dante. Mais aussi s’attaquer à de grands livres comme la Bible ou la Bible hébraïque, mais aussi et surtout au Talmud auquel il
La Dive Bacbuc, 1998 © Gérard Garouste / Centre Pompidou / Ph.: Audrey Laurans / Adagp, Paris 2022
se consacre et qui devient sous-jacent à partir du milieu des années 1990. Ce grand connaisseur de l’hébreu en fait le corpus de son œuvre en des interprétations des textes tels les élèves des yéchivot, pour innerver son art et en proposer ses lectures visionnaires. « Je m’enferme dans la peinture, et je m’enferme dans les textes » résume-t-il.
« Je suis le fils d’un salopard »
Sa vie même pourrait, à la lecture de son autobiographie, donner lieu à une série de toiles. Il résumait ainsi son ascendance : « Je suis le fils d’un salopard qui m’aimait. Mon père était un marchand de meubles qui récupéra les biens des juifs déportés. Mot par mot, il m’a fallu démonter cette grande duperie que fut mon éducation. A vingt-huit ans, j’ai connu une première crise de délire, puis d’autres. Je fais des séjours réguliers en hôpital psychiatrique. Pas sûr que tout cela ait un rapport, mais l’enfance et la folie sont à mes trousses ». Breton aurait adoré… On comprend mieux ainsi tout ce qui peut trotter dans la tête d’un gamin qui se pose, à postériori, certaines questions.
Pinocchio et la partie de dés, 2017 © Gérard Garouste / Centre Pompidou / Adagp, Paris 2022
Ses humanités il les fait aux Beaux-Arts de Paris pendant sept ans dans l’atelier de Gustave Singier. Il pratique alors un certain humour qui le rapproche de Ribes, avec qui il fonde, accompagné de Philippe Khorsand, une compagnie théâtrale pour laquelle il brosse des fonds de scène et dessine des costumes. Il sera aussi de l’aventure du Palace dont il devient le décorateur dans les années 70 et y présentera même une pièce, Le classique et l’Indien, une digression autour de Rabelais, qu’il a écrite et qu’il mettra en scène et dans laquelle il jouera.
Une exposition d’œuvres de Dubuffet le convainc alors de passer à la peinture. Durand-Dessert l’expose dès la fin des années 70, l’exporte à New York en 1982 entre autres chez Castelli. Templon prend le relais de Durand-Dessert en 2002. Depuis, son art et ses commandes s’exportent et s’exposent dans le monde entier. Il devient peu à peu – et étrangement – un peintre officiel, dont le nombre impressionnant des
commandes publiques (de décors pour l’Élysée, Palais de Justice de Lyon à quelques vitraux d’églises en passant par le rideau de scène du Châtelet et un décor pour la BNF, entre autres) le conduisent à être élu à l’Académie des Beaux-Arts en 2017 au siège d’un de ses illustres (et officiellement reconnu) Georges Mathieu qui, lui aussi, fut une sorte de peintre officiel au temps du giscardisme.
Garouste nous propose une œuvre dont l’écriture, la grammaire, sont foisonnantes, on l’imagine couchée sur sa toile dans des moments sinon de délire du moins pris dans une sorte de vertigineux malström qu’on dirait incontrôlable et qui pourtant donne à voir un autre ordonnancement des choses, une lecture autant personnelle qu’emphatique, comme la face cachée du propos, une sorte de mystification, de déconstruction, de poussée à l’extrême du texte initiateur comme initiatique. On ne nous convie pas à regarder, mais à plonger ! Dans l’esprit, on y retrouve les visions décalées d’un Topor – Jean-Michel Ribes, son ami de toujours (portraituré dans Le Pacte, 2011) a bien noté cette filiation – l’onirisme d’un Chagall dont il partage certaines sources (Le Vieillard et la prostituée, 1999-2000), voire des portraits louchant vers Goya (La Duègne et le Pénitent, 1998), le tout saupoudré d’effets surréalistes, puisant dans les textes comme dans son monde, un vivier d’idées à dévoyer, d’interprétations à la marge, de conceptualisations baroques des écrits dont il use comme support à son travail.
« Je peins comme on peignait au XVIIe siècle »
Naturellement, comme on peut le voir, tout cela reste profondément figuratif avec, dans la manière d’évidentes racines du côté de l’expressionnisme comme du Gréco, mais faisant acte de contrition en se disant dans la grande lignée des peintres d’autrefois, mais… « Mes formes sont banales ; elles sont classiques. Je peins, en plus mal, comme on peignait au XVIIe siècle. Je n’ai rien inventé » explique-t-il dans un très intéressant entretien en exergue du catalogue et qui éclaire son art et sa pensée. Il y affirme aussi son choix d’être un peintre à part entière, dans son acception la plus classique, attaché aux techniques ancestrales dans lesquelles il n’aura de cesse de se perfectionner. Ce qui lui est propre, ce sont ses interprétations, ses hybridations des corps, ces déformations d’une réalité contée, lue,
pensée voire rêvée pour les faire entrer dans son univers (son esprit ?) en d’étonnantes mutations génétiques qui se meuvent souvent des décors et des natures qui aident à faire vagabonder l’esprit de ses spectateurs. Il nous décrit ici, en 120 tableaux, sculptures et œuvres graphiques, (présentés ici par thèmes soulignant ainsi la cohérence de sa démarche), tout un univers qui nous plonge souvent dans un monde qui n’appartient qu’à cet extraordinaire conteur. On est petit devant l’art de Garouste, comme submergé par les images, les réminiscences de la pensée et de l’imaginaire qui ont forgé notre culture. Ce respect de la démesure et de l’absolu que l’on ressent devant les grandes œuvres…
Le Golem, 2011 © Gérard Garouste / Centre Pompidou / Adagp, Paris 2022
Gérard Garouste au Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 2 janvier 2023
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Gérard Garouste Sous la direction de Sophie Duplaix
Éditions du Centre Pompidou. 304 pages. 45 €
Disponible en français et en anglais